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Québec: Appui populaire à l’État policier? Les sondages loin de la réalité
Par Julie Lévesque
Mondialisation.ca, 25 mai 2012
25 mai 2012
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https://www.mondialisation.ca/qu-bec-appui-populaire-l-tat-policier-les-sondages-loin-de-la-r-alit/31047

En s’appuyant sur des sondages douteux pour imposer une loi liberticide visant à tuer un mouvement étudiant qui ne s’essouffle pas et manifeste depuis une centaine de jours, le premier ministre du Québec a plutôt, pour employer une expression qu’il affectionne particulièrement, « tout mis en œuvre » pour provoquer le suicide politique de son gouvernement et donner naissance à une lutte populaire dépassant largement le conflit étudiant. La lutte estudiantine s’est métamorphosée en véritable lutte populaire.

Depuis un mois des manifestations se déroulent quotidiennement dans la métropole. Si elles sont surtout pacifiques, elles ont tout de même ouvert la porte à des casseurs, à des problèmes de circulation parfois chaotiques et engendré une répression policière souvent brutale. Le gouvernement a laissé la situation se détériorer en restant campé sur ses positions, tout en accusant les étudiants de faire la même chose.

De nombreux citoyens et commerçants touchés se sont fait entendre dans les médias et ont blâmé le mouvement étudiant pour ces débordements, comme l’ont fait bien des chroniqueurs. Même si ça et là dans les médias on blâmait le gouvernement pour son inaction et son refus de dialoguer avec les associations étudiantes, tout semblait jouer en faveur du gouvernement selon les sondages.

Après l’annonce d’une loi spéciale devant forcer le retour en classe, on pouvait lire dans les deux grands quotidiens de la métropole que l’appui aux étudiants était à la baisse et que la majorité de la population était derrière le gouvernement :

Questionnés par CROP en mars sur leur appui à la position du gouvernement de hausser les droits de scolarité et l’idée de forcer le retour en classe, 59% des gens se disaient en accord. La proportion a grimpé à 68% moins de deux mois plus tard. (Pascale Breton L’appui aux étudiants s’effrite, La Presse, 4 mai 2012)

La tendance est sans équivoque. Le gouvernement gagne encore un peu plus les faveurs des Québécois sur la hausse des frais de scolarité, puisque 60 % des sondés soutiennent l’augmentation. (Mélanie Colleu, Appuis au plus bas, Le journal de Montréal, 10 mai 2012.)

Fort de cet appui dans les sondages, le gouvernement a mis en place la Loi 78 allant bien au-delà du retour en classe forcé, brimant des libertés fondamentales telles que les libertés d’opinion, d‘expression, de réunion et de manifestation, un geste politiquement suicidaire pour un parti politique entaché par des scandales de corruption et vivement critiqué pour ses nombreuses décisions néolibérales impopulaires, comme la vente à rabais et en secret des ressources naturelles de la province à des entreprises étrangères.

Un sondage paru dans le quotidien La Presse au lendemain de l’adoption de la loi réitérait l’appui massif des Québécois à la loi spéciale : 68% de la population en faveur de la « ligne dure » disait-on. Ce sondage, effectué avant même que l’on connaisse le contenu de la loi adoptée le 18 mai vers 17:30, a immédiatement soulevé un tollé et mis le quotidien dans l’embarras. Pour plus d’un, il s’agissait d’une tentative de manipulation de l’opinion publique.

Cette opinion s’explique en partie par le fait que le propriétaire du quotidien, Paul Desmarais, pdg de Power Corporation, exerce une influence considérable sur la politique au Canada, particulièrement au Québec, et même en France, puisque c’est à lui que Nicolas Sarkozy doit son ascension au pouvoir. (À ce sujet lire Robin Philpot, Derrière l’État Desmarais: Power, Les Intouchables, 2008, 250 p. Richard Le Hir, Anticosti : les traces de Power Corp sont partout, Vigile.net 15 février 2011.)

Paul Desmarais, fait grand-croix de la Légion d’honneur en 2008, en compagnie du président français Nicolas Sarkozy et du premier ministre du Québec Jean Charest.

La Presse a tenté de justifier cette façon de faire en invoquant la réputation de la maison de sondage et l’importance d’avoir un portrait rapide de l’opinion publique. Cet argument ne tient pas la route. On peut comprendre que le domaine de l’information a des contraintes de temps, ces contraintes ne peuvent quand même pas justifier la fabrication de l’information afin de la diffuser avant même qu’elle n’existe. Voici un extrait de la justification de La Presse :

Le sondage a provoqué de vives réactions, notamment parce qu’il a été réalisé pendant que le débat faisait rage à l’Assemblée nationale sur les différentes mesures du projet de loi.

Pour nous, il était important d’avoir rapidement un portrait de l’opinion publique québécoise au sujet de la loi spéciale annoncée mercredi. La maison CROP a une solide réputation dans le domaine des sondages d’opinion. Elle a réalisé ce sondage selon une méthode désormais établie dans toutes les grandes maisons, avec des panels internet qui reflètent l’opinion de la population québécoise. C’est grâce à cette méthode, notamment, que CROP a été la première à annoncer la vague orange qui allait déferler sur le Québec aux élections fédérales du printemps 2011.

Le sondage de la semaine dernière a été réalisé de jeudi 17 h à vendredi midi. Certaines mesures du projet de loi 78 n’ont été connues que jeudi vers 21 h, ce qui fait qu’une partie des répondants au sondage ont pu répondre sans avoir tous les éléments d’information. Crise étudiante: Éric Trottier et Mario Girard, La Presse veut connaître votre solution, 22 mai 2012.)

D’abord cette méthode a peut-être donné l’heure juste une fois, mais une horloge défectueuse le fait elle aussi, deux fois par jour. Quand aux éléments d’informations disponibles au moment du sondage, il faut noter que les critiques virulentes des experts en droit ont été publiées quelques heures seulement avant la fin du sondage le vendredi matin. (Julie Lévesque, Lois liberticides: Russes et Québécois, un même combat? Mondialisation.ca, 20 mai 2012.)

Par ailleurs, de quel genre de sondage parle-t-on? Il s’agit d’un sondage non probabiliste. Cette méthode serait « établie dans toutes les grandes maisons » :

La maison de sondage a des mécanismes de contrôle pour s’assurer du sérieux des répondants. L’échantillon est pondéré, pour s’assurer qu’il représente fidèlement l’ensemble de la population selon les critères de sexe, d’âge, de scolarité et de langue maternelle.

La plupart des grandes maisons de sondage au Québec, au Canada, aux États-Unis et en Europe ont désormais recours à ce type d’enquête. Ces enquêtes ne comportent pas de marge d’erreur, puisque l’échantillon «non probabiliste» n’est pas constitué à partir de la totalité de la population. (Denis Lessard, Sondage CROP-La Presse: les Québécois en faveur de la ligne dure, 19 mai 2012.)

L’absence de marge d’erreur donne l’impression que ce type de sondage est plus fiable que les autres comportant une marge d’erreur. Or, c’est tout à fait le contraire, comme l’ont démontré deux sondages non probabilistes contradictoires publiés le 4 mai. Par ailleurs, Statistiques Canada doute de cette méthodologie et affirme plutôt que les statisticiens utilisent peu cette méthode : 

Dans le cas de l’échantillonnage non probabiliste, puisqu’on choisit arbitrairement des unités, il n’existe aucune façon d’estimer la probabilité pour une unité quelconque d’être incluse dans l’échantillon. Également, comme la méthode en question ne fournit aucunement l’assurance que chaque unité aura une chance d’être incluse dans l’échantillon, on ne peut estimer la variabilité de l’échantillonnage ni identifier le biais possible.

On ne peut mesurer la fiabilité d’un échantillonnage non probabiliste; la seule façon de mesurer la qualité des données en résultant consiste à comparer certains des résultats de l’enquête à l’information dont on dispose au sujet de la population. Encore une fois, rien ne fournit l’assurance que les estimations ne dépasseront pas un niveau acceptable d’erreur. Les statisticiens hésitent à utiliser les méthodes d’échantillonnage non probabiliste, parce qu’il n’existe aucun moyen de mesurer la précision des échantillons en découlant. (Statistiques Canada, Échantillonnage non probabiliste. Consulté le 25 mai 2012.)

 

Cette méthode a peut-être « détect[é] la vague orange des dernières élections fédérales », la vague de colère et d’indignation provoquée par la Loi 78 est totalement passée sous son radar. 
 

Cette loi spéciale a fait sortir des centaines de milliers de manifestants dans les rues de la métropole le 22 mai, en plein après-midi, et a donné naissance à de longs et bruyants concerts quotidiens de casseroles qui prennent de l’ampleur jour après jour défiant la nouvelle loi spéciale. Plutôt que de faire taire le mouvement étudiant par la force, la loi spéciale lui a donné un second souffle et l’a même transformé en lutte populaire touchant à divers enjeux.

Rouge partout

Manifestation du 22 mai. Source: Check donc ça


Source Action Gardien

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Source Action Gardien

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Source Action Gardien


Manifestation de casseroles 23 mai. Photo: Bernard Breault

La frustration accumulée envers ce gouvernement était un baril de poudre. En adoptant une loi injuste envers et contre tous, il y a mis le feu et s’est mis la corde au cou. La désobéissance civile est totale. Les arrestations massives n’ont eu aucun effet sur l’enthousiasme des manifestants. Au contraire : en une seule soirée, dans la nuit du 23 au 24 mai, plus de 500 arrestations ont eu lieu dans la métropole, Montréal, et près de 200 dans la capitale, Québec. Le lendemain les citoyens de Montréal étaient encore plus nombreux à se mobiliser au son des casseroles et le mouvement s’est même propagé dans plusieurs autres villes de la province.

Certains quartiers de Montréal ont même distribué des dépliants appelant leurs voisins et voisines à des assemblées populaires :

Le conflit social actuel et la loi spéciale (Loi 78) nécessitent une réponse collective et communautaire. Nous vous convions donc à une première assemblée populaire de notre quartier [afin de] décider collectivement comment notre communauté peut s’engager dans ce conflit en solidarité avec la lutte étudiante et contre la répression policière et politique. (Assemblée populaire, quartier Rosemont-Petite-Patrie, Parc Hector-Prud’Homme, -coin Bellechasse et St-Hubert, 16h samedi 26 mai, lendemain en cas de pluie)

Le dépliant se termine sur ce constat : La grève est étudiante! La lutte est populaire!

Julie Lévesque

Journaliste, Mondialisation.ca

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