Rodrigue Tremblay. La régression tranquille du Québec

C’est dans mon auto, un certain 22 octobre 1976, que j’ai appris que le directeur du département d’économie de l’Université de Montréal – dont j’utilisais dans mes cours le livre L’économique –, avait décidé de faire le grand saut en politique sous la bannière du PQ. Je m’en réjouissais d’autant plus qu’un autre de nos économistes parmi les plus en vue, Pierre Fortin, venait tout juste de se prononcer en faveur de la souveraineté en offrant son appui au PQ. Deux signes avant-coureurs du triomphe d’un peuple, « peut-être pas si petit », trois semaines plus tard.

Détenteur d’un doctorat obtenu à Stanford à la faveur de la fameuse bourse Woodrow Wilson, la carrière universitaire de Rodrigue Tremblay s’est déroulée entièrement sur les flancs du Mont-Royal de 1967 à 2002 d’où il publiera une vingtaine d’ouvrages pour la majorité liée à sa spécialité : le commerce international. Le titre de l’ouvrage annonce on ne peut mieux son contenu. Si un journaliste torontois a vu juste en 1964 par sa suggestion de l’expression Quiet révolution, on admettra que, depuis 40 ans, le Québec se situe aux antipodes de ce qu’il a été durant les années 1960-1970. Une réalité que les moins de 50 ans ne sauraient connaître pour paraphraser Aznavour. « Le Québec est en pleine régression politique » écrit l’auteur qui plaide pour y remédier l’instauration d’une grande coalition politique en donnant comme exemple celle mise de l’avant par le RIN : « Les partis qui ont fait bouger les choses au Québec ont souvent été des partis de coalition (p. 266-267) ». Inutile de préciser que l’ancien député de Gouin n’a pas en tête le parti qui a surpris tout le monde le 1er octobre dernier…

Souvent les ouvrages écrits par des économistes rebutent les lecteurs par les nombreux tableaux remplis de chiffres et par le recours à des formulations parfois sophistiquées. Je m’empresse de les rassurer. En fait, l’auteur sait oublier qu’il est économiste comme il l’a prouvé par son Code pour une éthique globale (Liber, Montréal, 2009) qui se lit sans problème. C’est en ancien homme politique qu’il offre ici cette rétrospective s’étendant sur quatre décennies. Et, pour ce faire, il utilise un style aussi clair qu’efficace, marqué de phrases courtes sans effet de manche littéraire pour mettre de l’avant des informations appuyées sur une documentation rigoureuse. Un sous-titre de la conclusion générale résume bien l’ensemble de l’ouvrage : le « gros mensonge d’omission » de Pierre-Elliot Trudeau (en fait, l’auteur en signale une panoplie), la naïveté de René Lévesque et la faiblesse de Robert Bourassa (p. 277). En abordant la contribution de ces trois politiciens qui lui ont été familiers, Rodrigue Tremblay dénonce plusieurs mythes, dont celui qui voudrait que les Québécois aient dit NON deux fois à la souveraineté. L’auteur montre très bien qu’ils ont été trompés en 1980 et que les Québécois francophones ont répondu OUI en 1995 à 60 %1.

L’érudition de l’auteur lui permet ici et là d’éviter la linéarité dans la chronologie des faits rapportés. Ainsi, au chapitre 4, de façon opportune, il se réfère à l’Acte de Québec de 1774 pour ensuite se rapporter à l’Acte constitutionnel de 1791, ceci alors que le premier chapitre débute avec Jacques Cartier suivi de Samuel de Champlain. C’est dans ce chapitre, puisque l’on n’est pas encore en 1980, qu’il rafraîchit la mémoire des baby-boomers en racontant ce qui fut à la base des vicissitudes de sa carrière politique : son opposition (avec raison) à la nationalisation de l’amiante et surtout l’incapacité de faire accepter son projet d’une banque d’affaires du Québec. S’il a annoncé son entrée en politique un vendredi, ce sera, selon ses termes, avec fracas qu’il démissionnera le vendredi 21 septembre 1979. Et on en arrive à la première décennie avec le référendum de 1980.

Tous les chapitres ont en exergue de fort intéressantes citations de grands personnages ou d’hommes politiques. Oui, De Tocqueville n’est pas oublié, mais ici la vedette c’est Pierre Elliott Trudeau et son discours du 14 mai dont certains extraits aux échos nasillards résonnent encore dans mes oreilles : « Soyez prévenus, vous citoyens des autres provinces : nous n’admettrons pas que vous interpréteriez une victoire du NON comme le signe que tout va bien de nouveau et que nous pouvons revenir au statu quo ».

L’auteur aurait pu ajouter ce dont je me rappelle : « vous voulez du changement, vous aurez du changement ! » Les applaudissements frénétiques suscités par ses propos – et beaucoup d’autres similaires comme le signale l’auteur –, feront que ceux qui étaient favorables au livre beige de Claude Ryan (prônant une radicale décentralisation des pouvoirs dans le cadre d’un fédéralisme renouvelé) et réconfortés par une loi 101 non encore hachurée par la Cour suprême (avec l’aide de Julius Grey), en votant NON, disaient OUI à une certaine forme de souveraineté. Un fait qu’a dénié à quelques reprises dans ses chroniques l’ancienne riniste Lysianne Gagnon avec la foi d’une nouvelle convertie au born again federalism, trop grande admiratrice de Pierre Elliott Trudeau pour reconnaître son hypocrisie.

Moins de deux mois après que les Québécois eurent voté en faveur des changements que le clan du NON leur annonçait Pierre Elliott Trudeau, ce dernier publia une lettre ouverte affichant cette fois ses vraies couleurs ; avis était donné qu’il fallait oublier toute velléité d’un fédéralisme renouvelé. Claude Ryan pouvait aller se rhabiller avec son livre beige. Aux prises avec le « gros mensonge fait aux Québécois » (p. 90), qu’aurait-il fallu faire d’autre sinon déclencher immédiatement des élections au prétexte que les Québécois ont été trompés. Le pire résultat éventuel de cet appel au peuple aurait été la victoire de Claude Ryan et de son livre beige. Or, effectivement, qui parmi nous, aujourd’hui, ne se contenterait pas du projet de l’ancien directeur du Devoir comme alternative à ce que nous connaissons depuis 1982 et de ce qui s’annonce pour les années à venir ? En fait, comme le souligne Rodrigue Trembay, avec le retour au pouvoir de Pierre Elliott Trudeau, ce fut une erreur d’aller au casse-pipe que devenait un référendum perdu d’avance. À la place, des élections auraient eu pour enjeu les trois options constitutionnelles représentées à l’Assemblée nationale. Avec son coup de force constitutionnel de 1982, Pierre Elliott Trudeau n’a fait que profiter d’un René Lévesque fortement affaibli, les mains sans mandat, qu’il n’allait pas manquer de rouler dans la farine. Le temps de la régression tranquille allait battre son plein.

Inspiré par M. Bock-Côté, le long titre du chapitre 4 évoque le cauchemar de 1981-1982 et la mise en branle de la dénationalisation du Québec. Qualifié de « nouveau Durham », Pierre Elliott Trudeau a profité de l’état de faiblesse de René Lévesque pour berner les Québécois. En bon pédagogue qu’il fut comme professeur, Rodrigue Tremblay connaît l’importance des répétitions, mais comme on le sait, un défaut n’est rien d’autre qu’une qualité exagérée. Ainsi, était-ce nécessaire de revenir (p. 127) au tristement célèbre discours du 14 mai 1980 ? La tentation était de toute évidence, trop forte pour ne pas insister sur les mensonges qui conduiront à « la nuit des longs couteaux » du 5 novembre 1981.

Là-dessus, l’auteur rapporte les propos de nul autre que l’ancien responsable des discours de Pierre Elliott Trucdeau, André Brunelle qui, dans un ouvrage également publié chez Fides, avoue être tombé de haut lorsqu’il fut invité à traduire l’entente obtenue dans le dos de la délégation du Québec : « J’eus le sentiment d’avoir été trompé à l’instar de tous les Québécois à qui M. Trudeau avait promis un fédéralisme renouvelé en échange d’un NON majoritaire à la souveraineté-association que leur proposait René Lévesque » (Pierre Elliot Trudeau : l’intellectuel et le politique, 2005, p. 361). Rodrigue Tremblay ne manque pas de le marteler : le référendum de 1980 se trouve entaché de mensonges, de demi-vérités et d’omissions. Pour l’auteur, la façon de faire du maître chanteur d’Ottawa s’apparente en tout point aux façons de procéder d’un pays totalitaire. Oui, les Kim Jong-un et autres princes tels les Mohamed ben Salmane de ce monde pourraient trouver chez Pierre Elliott Trudeau des sources d’inspiration.

Mais, comme il faut faire contre mauvaise fortune bon cœur, Rodrigue Tremblay mentionne que, face au machiavélisme et à la manipulation du gouvernement Trudeau, les Québécois ont réagi en reportant le PQ au pouvoir le 13 avril 1981. Ce qui me rappelle l’opinion d’un sage octogénaire gaspésien, reproduite dans Le Devoir durant la campagne référendaire : « Le parti qui perdra le référendum sera élu aux élections suivantes ». On se rappellera que le soir du 20 mai, Claude Ryan avait été mauvais gagnant. René Lévesque s’est donc transformé en récipiendaire d’un prix de consolation : la responsabilité de diriger… un « bon gouvernement ».

Le chapitre 5 débute avec en exergue une citation de Jean Lesage datant de 1965 où il associe le « Maître chez nous » à la Révolution tranquille : oui, un fer dans la plaie toujours ouverte des gens de ma génération. Une partie importante du chapitre porte sur le saccage de la loi 101 (amendée pas moins de huit fois) vu ici comme le début de la fin de la Révolution tranquille. Sa version originale ne pouvait composer avec l’idéologie unitaire d’un Canada « One nation » de Pierre Elliott Trudeau. Encore une fois, l’auteur ne peut s’empêcher d’accorder une part du blâme à René Lévesque pour s’être jeté dans la gueule du loup en donnant lieu à un référendum dépourvu de « conditions gagnantes ». Qui aurait cru que ces dernières se présenteraient avant la fin du siècle ? Elles font l’objet des chapitres suivants : du beau risque, le lac Meech et le référendum presque gagné et en partie… volé.

Le 18 mars 1987, Robert Bourassa fait connaître les cinq « conditions minimales » qui conduiraient à l’acceptation de la Loi constitutionnelle de 1982. On connaît la suite : c’est l’échec de l’accord. À l’eau du lac, ce 22 juin 1990, les cinq conditions. L’auteur ne le mentionne pas, mais nombreux se rappelleront que deux jours plus tard, de trois à quatre cent mille manifestants fermeront le défilé de la Saint-Jean sur la rue Sherbrooke en revendiquant la souveraineté. Retour sur la perfidie de Pierre Elliott Trudeau pour qui Meech « aurait rendu le gouvernement fédéral tout à fait impotent » (p. 186). Et, mensonge suprême aux dires de l’auteur, l’accord issu de « la nuit aux longs couteaux » fut décrit par son responsable comme la victoire de la population sur le pouvoir politique.

Et voilà qu’apparaît De Toqueville en exergue du chapitre 7 avec une très pertinente allusion à ce qui arrive à une nation qui, fatiguée de longs débats, accepte qu’on la dupe pourvu qu’on la repose… Cette fois c’est la faiblesse de Robert Bourassa qui est mise en évidence avec ses atermoiements qui ont succédé à sa fausse promesse de tenir un référendum sur la souveraineté dont il ne voulait aucunement. Ce qui me rappelle une déclaration de Pierre Bourgault : « Bourassa s’oppose à l’indépendance parce qu’il sent ne pas avoir les capacités pour diriger un pays indépendant, et il a raison ». Pour faire tomber la poussière soulevée par l’échec de Meech, la commission Bélanger-Campeau fut mise en place. Son rapport recommanda d’ouvrir de nouvelles discussions d’ordre constitutionnel et, advenant un nouvel échec, un nouveau référendum serait tenu sans tarder.

Il y a bien eu un nouveau référendum, mais pas celui qui était souhaité ; celui portant sur l’entente de Charlottetown de 1992. Le NON l’a emporté au Canada comme au Québec, mais, comme on le pense bien, pour des raisons opposées. Robert Bourassa, disposé à accepter n’importe quoi pouvant faire oublier le rapport Bélanger-Campeau, a été fidèle à lui-même. Il n’y a pas lieu de l’idéaliser en le comparant aux Charest et Couillard. Rodrigue Tremblay a raison d’écrire qu’il a raté son rendez-vous avec l’histoire en choisissant de s’écraser et de faire du surplace2. Il passera l’arme à gauche onze mois après le dernier (à ce jour) de nos référendums. Le NON très peu convaincant n’a pas retenu le gouvernement Chrétien d’en profiter pour enfoncer un autre clou dans le cercueil de l’autonomie du Québec » (p. 235) avec le Clarity Act.

Les deux derniers chapitres traitent de questions très contemporaines en touchant à la démographie et à l’immigration. Sur ce dernier point, il ne faut pas s’attendre à ce qu’Ici Radio-Canada, La Presse et, je serais tenté d’inclure, dans une certaine mesure, Le Devoir avec sa nouvelle direction , endossent le point de vue ici affiché. Car Rodrigue Tremblay ne cache pas son souci de préserver notre identité. En conséquence, alors que le gouvernement Legault annonce limiter les nouveaux arrivants à 40 000 par année, l’auteur avance le chiffre de 25 000, soit l’équivalent de l’accroissement annuel de la population du Québec. Ce faisant, on éviterait ainsi les problèmes sociaux d’intégration auxquels font face les Européens. Rodrigue Tremblay qui, tout au long du livre, soulève des questions en y apportant des tentatives de réponses, termine sa fort lucide conclusion générale par une question sans fournir de réponse, puisqu’il en incombe a ses compatriotes de le faire :

Est-ce que les Québécois et les Québécoises d’aujourd’hui, en tant que patriotes de toutes origines, ont la volonté de travailler à la survie, à l’épanouissement et à la prospérité de la seule nation francophone majoritaire en Amérique du Nord ? (p. 287)

J’ai fait allusion à l’efficacité d’écriture de l’auteur. Mais, comme tout auteur n’est pas le seul responsable de la qualité d’un ouvrage, l’éditeur ayant également à jouer son rôle. Ce qui est le cas ici en offrant au lecteur une facture bien aérée garnie de sous-titres évocateurs. Rien à dire donc sur la forme. Quant au fond, puisqu’il est question de régression jusqu’à aujourd’hui, le lecteur s’attend à ce que le tout dernier chapitre fasse le procès des quelque quinze ans de pouvoir du PLQ. Nul doute que Rodrigue Tremblay en a été un fin observateur. Peut-être s’y applique-t-il pour les fins d’un prochain ouvrage. Je l’imagine tout décortiquer en s’inspirant de l’approche adoptée par Lucia Ferretti dans L’Action nationale avec sa chronique sur le démantèlement de la nation et surtout par son bilan du gouvernement Couillard qui s’impose déjà comme une référence incontournable3. Oui, je verrais bien le point de vue de l’économiste en ajout ou en complément de celui de l’historienne.

Si, en vertu des couleurs fortement affichées de l’auteur, on peut concevoir l’hésitation des professeurs de cégeps d’imposer ce volume comme lecture obligatoire à leurs étudiants, ils se doivent, à tout le moins, de le donner en référence. Oui, pour que la jeunesse sache ce qui s’est vraiment passé surtout durant les vingt premières années de cette régression qui, si « la tendance se maintient », ne pourra que se poursuivre. Quant aux aînés, je ne vois guère mieux pour leur rafraîchir la mémoire ou pour compléter leurs informations, et pourquoi pas à pour ne pas perdre espoir, malgré tout.

André Joyal
Professeur associé à l’UQTR

Cet article a été publié initialement par L’Action nationale, mars-avril 2019.

Rodrigue Tremblay
La régression tranquille du Québec : 1980-2018
Montréal, Fides, 2018, 343 pages

editionsfides.com

Notes

1 Même s’il ne peut éviter le scandale des commandites et la commission Gomery, Rodrigue Tremblay n’insiste pas sur l’aspect « volé » du référendum.

2 Non sans mal, la Ville de Montréal est parvenue à donner son nom à une artère qui conduit vers… l’Université McGill.



Articles Par : André Joyal

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