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Serbie : les «nouveaux entrepreneurs»,
Par Dimitrije Boarov
Mondialisation.ca, 22 septembre 2009
Le Courrier des Balkans 22 septembre 2009
Url de l'article:
https://www.mondialisation.ca/serbie-les-nouveaux-entrepreneurs/15334

Depuis cet été, une vague de grèves affectent la Serbie : les travailleurs réclament le paiement de salaires bloqués depuis des mois, ou bien dénoncent des privatisations irrégulières. Le gouvernement se déclare incompétent, car il ne pourrait intervenir dans l’économie de marché. En réalité, les « nouveaux entrepreneurs » serbes, qui ont bâti des fortunes colossales, sont de généreux sponsors des partis politiques, et l’État les protège. Pourtant, le modèle économique choisi pourrait vite tomber en panne.

Cet été, les médias serbes ont dénoncé les patrons qui ne versent pas les salaires de leurs employés et qui ne paient pas les contributions de santé ni de retraite, ce qui entraîne des pertes pour les entreprises et les licenciements pour les travailleurs.

Mi-août, 32.000 personnes étaient en grève en Serbie dans une cinquantaine d’entreprises, ce qui représente moins de 0,2% de l’ensemble des salariés serbes. Ce chiffre n’est pas inquiétant, il n’annonce pas forcément un automne « chaud » suivi d’une catastrophe économique. De plus, les données publiées par le quotidien Večernje novosti indiquent que 8.300 travailleurs de 29 entreprises font grève à cause de retards dans le paiement des salaires (parfois de plusieurs années), tandis que 15.672 travailleurs de 11 entreprises protestent à cause des « privatisations illégales ». Ils se sentent trompés ou négligés en tant que « co-propriétaires » des entreprises privatisées, et demandent que les nouveaux propriétaires soient remplacés par d’autres, plus sérieux.

Les représentants de l’État affirment qu’ils ne sont pas en mesure de réagir, parce qu’il s’agit de propriétaires et de capitaux privés, mais les travailleurs relèvent-ils de la propriété privée ? En réalité, l’État n’ose pas mettre en marche les mécanismes légaux contre les propriétaires qui ne respectent ni les contrats de privatisation ni les conventions collectives de crainte que cela mène à la liquidation d’un grand nombre d’entreprises privatisées, et à la perte de milliers d’emploi. L’État semble défendre la nouvelle « classe capitaliste » en prétendant protéger les employés.

« Un groupe de voyous protégés par les politiques »

En effet, le mécanisme de liquidation des entreprises en faillite ou plutôt de leur propriétaires ne fonctionne pas, et tous les nouveaux capitalistes ressemblent à un groupe de voyous protégés par les politiques. Cette caste compte beaucoup de généreux sponsors des partis politiques, qui profitent de leur position pour exercer une sorte de racket sur les hommes politiques et les services secrets, empêchant le fonctionnement normal de l’État de droit.

Beaucoup de ces investisseurs laissent l’impression d’amateurs ambitieux, de mafieux reconvertis et de profiteurs de guerre. Leur mode de vie confirme cette impression : le style de leurs maisons, de leurs voitures, de leurs restaurants, les menus dans ces restaurants et les jeunes filles du show-biz qui leur tournent autour… On finit par se poser des questions sur la nature de l’État où ces gens jouissent d’une telle reconnaissance.

Selon une théorie populaire, la crise actuelle qui touche nos entrepreneurs provient du fait que la crise mondiale a interrompu le mécanisme de la revente des entreprises privatisées aux acheteurs étrangers avec une marge bien rentable. Les revendeurs sont endettés et ils doivent maintenant rembourser les prêts qui leur ont permis d’acheter les entreprises pour les revendre ou de les transformer en terrains de construction, pour ensuite revendre les appartements construits.

Božidar Đelić, vice-Premier ministre et ministre de la Science et du Développement technologique, a récemment déclaré qu’il était « indispensable de vérifier les contrats de privatisation qui ne sont pas respectés pas les acheteurs », parce qu’il y a des exemples « où un homme riche achète vingt entreprises en Serbie et fait du profit d’un côté tout en licenciant les employés de l’autre ».

Le jeu pervers des hypothèques bancaires

De plus, nos banques – rachetées par les banques étrangères, mais souvent gérées par des cadres locaux – ont soutenu « le système pyramidal » d’acquisition de chaînes entières d’anciennes entreprises étatiques, par leurs règles de « garantie » de rendement des prêts. En réalité, le système des hypothèques (souvent d’une valeur quadruple au crédit accordé) a déstabilisé le marché de l’immobilier, à part, peut-être, pour les terrains agricoles.

En effet, on constate une nouvelle tendance à la création de grands domaines agricoles en Voїvodine, rendue possible par le bas prix et la mauvaise gestion des terrains étatiques, le tout dans le but d’augmenter « la capacité de crédit » bancaire. Ces conditions permettent à Đorđije Nicović de « cultiver » 25.000 hectares, à Miodrag Kostić 24.000 hectares, à Miroslav Mišković 16.000, à Predrag Matijević 12.000 et à Mile Jerković entre 12.000 et 14.000 hectares. On peut se demander si tous ces terrains ne font pas déjà l’objet d’hypothèques bancaires (Lire notre article « Voïvodine : les oligarques, nouveaux grands propriétaires fonciers »).

Prenons l’exemple de Mile Jerković, actuellement en prison à cause de la contrebande de cigarettes. Il a raconté qu’il avait commencé sa carrière d’entrepreneur grâce à l’hypothèque de 500 hectares de terrain agricole (d’origine inconnue), ce qui lui a permis d’acheter 19 sociétés d’État. Il en a déjà revendu neuf (sept sociétés de transport ont été rachetées par une société suisse, deux par un partenaire de Subotica, tandis que l’Agence de la privatisation avait repris six sociétés).

Le cas de Mile Jerković n’est pas unique : la majorité de nouveaux capitalistes sont obligés d’acheter sans arrêt de nouvelles entreprises, pour se procurer de nouveau crédits et couvrir les frais liés aux acquisitions précédentes. Selon une récente analyse de la revue Ekonomist magazin, l’endettement total des nouveaux entrepreneurs auprès des banques serbes et étrangères est d’environ deux milliards d’euros. Si cette dette n’augmente encore, elle va s’écrouler un jour sur le dos des nouveaux capitalistes, et l’État sera obligé de les sauver, sûrement par une renationalisation.
Le processus de privatisation en Serbie fait l’objet de nombreuses critiques. Il devait être rapide et définitif. Malheureusement, la privatisation a été lente et elle n’a pas répondu aux grandes attentes qu’elle suscitait. Aujourd’hui, sept ans après le lancement du « système de vente » des entreprises sociales, 287 (47.000 employés) n’ont pas été rachetées, ainsi que 108 entreprises étatiques tandis que 332 entreprises attendent leur liquidation. 1.828 entreprises ont été vendues par appels d’offre ou aux enchères, mais 420 contrats de privatisations ont été résiliés parce que les nouveaux propriétaires ne les ont pas respectés.

La discrétion des « nouveaux entrepreneurs »

Il est difficile de définir le portrait de la nouvelle classe capitaliste serbe, puisque ses représentants – Mišković, Ranković, Beko, Lazarević, Hamović, Matić, Babović, Mandić, Rodić et compagnie – n’aiment pas les apparitions publiques. Cette position est légitime mais elle est également prudente parce que les clans politiques ne pardonnent pas le manque de loyauté et toute apparition à la télévision peut être interprétée comme une critique de « la situation actuelle » ou s’inscrire dans le cadre de la lutte pour le pouvoir. Cependant, l’économie est une affaire publique qui demande de communiquer à propos du « partenariat avec l’État et la société », et surtout au sujet des contrats signés avec leurs employés et les citoyens de cet État.

N’est-il pas étrange que les journalistes qui rapportent les protestations d’ouvriers ne réussissent jamais à obtenir le point de vue des employeurs, injoignables et souvent anonymes ? Les rares « nouveaux capitalistes » qui daignent parler aux journalistes ont souvent des difficultés à composer leur phrases. Il est intéressant qu’ils demandent aussi une aide de l’État, comme s’ils avaient racheté leurs entreprises pour des raisons patriotiques.
Le mépris de l’opinion publique que manifestent la majorité des grands capitalistes serbes ralentit la formation de la nouvelle classe d’entrepreneurs dans le sens idéologique et nous amène à conclure que cette classe n’a aucune intention de guider le processus de modernisation vers ce qu’il est dans la plupart des pays développés.

En réalité, la question-clé porte sur la stabilisation de la classe capitaliste à la fin d’une décennie durant laquelle la Serbie a tenté de consolider sa démocratie. Les sociétés « créées » par Nikola Pavičić (Sintelon), Miodrag Babić (Hemofarm), Predrag Ranković (Invej) Ili Petar Matijević (Industrie de viande) ont déclaré des chiffres d’affaire compris entre 30 et 50 millions d’euros pour 2008, ce qui serait important même dans des pays plus développés. Les sociétés de Mišković, Drakulić, Kostić, Vukićević et d’autres hommes d’affaires connus font également partie de la liste.
Si cette classe est arrivée à une certaine stabilisation, son influence sur l’État est-elle proportionnelle à son importance dans l’économie ?

Traduit par Jasna Andjelić, Le Courrier des Balkans.

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