SYRIE : « Nous sommes la Révolution ! »

Entretien avec Pierre Piccinin

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Le quartier d’al-Badaya à Homs – décembre 2011 © photo Pierre PICCININ

Syrie – Entretien avec Pierre Piccinin : « We are the revolution ! »  (Hürriyet, 16 janvier 2012)

Présent en Syrie, en décembre et janvier, pour un second séjour d’observation, Pierre Piccinin y a rencontré des partisans du président Bashar al-Assad et des responsables de l’opposition, à Homs et à Hama. Il nous livre son analyse dans cet entretien accordé à Hürriyet : la désinformation médiatique, la désorganisation d’une contestation plurielle, les soutiens au régime, le rôle du Qatar et de la France…

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photo : Pierre Piccinin, avec Fadwa Suleiman – Homs, 28 décembre 2012

 Quelles villes avez-vous visitées en Syrie ? Qui avez-vous pu y rencontrer ?

En juillet, j’avais parcouru tout le pays, aussi bien le sud, Deraa, Souweida, que le centre, puis la côte et le nord, jusqu’à Alep, et l’est, jusqu’à Deir-es-Zor.

Cette fois-ci, je me suis concentré sur le centre, principalement Damas, Homs et Hama.

Un de mes objectifs était de rencontrer les Chrétiens de Syrie, en cette période de Noël, qui représentent un peu plus de 10% de la population, et d’écouter leur sentiment sur les événements, de mesurer leur inquiétude face à la montée de l’influence islamiste, des Frères musulmans et des salafistes, qui s’imposent de plus en plus à la tête des contestataires, et de la violence qui augmente.

Les Chrétiens, en effet, ont sous les yeux ce qui s’est passé en Irak, où, depuis le renversement de Saddam Hussein, en 2003, leurs communautés font l’objet d’attaques et d’attentats réguliers (des dizaines de milliers de Chrétiens irakiens ont depuis lors fui leur pays et trouvé refuge en Syrie). Ils ont aussi l’exemple des Chrétiens d’Égypte : les scènes de fraternisation entre Chrétiens et Musulmans que l’on avait pu observer, place Tahrir, au moment de la révolution, il y a tout juste un an, sont désormais bien loin, et plusieurs centaines de milliers de Chrétiens coptes se sont déjà exilés…

J’ai ainsi eu l’occasion de parler à des familles chrétiennes et de rencontrer quelques personnalités de leurs communauté, Monseigneur Hazim, le Patriarche grec orthodoxe, Mère Agnès Mariam de la Croix, Supérieure du monastère de Saint Jacques le Mutilé à Qara, une des figures les plus emblématiques des Chrétiens de Syrie, ou encore le Père Elias Zahlaoui, prêtre catholique à Notre-Dame de Damas… En juillet, j’avais déjà rencontré le Père Paolo, autre figure emblématique, au monastère de Mar Moussa.

Leur inquiétude est réelle, face à la haine islamiste qui se manifeste à leur égard et aux ingérences étrangères, celles du Qatar et de l’Arabie saoudite notamment. Dès lors, même si la grande majorité des Chrétiens se dit favorable à la démocratisation des institutions, ils soutiennent cependant le régime baathiste, un régime laïc qui assure la protection de toutes les minorités religieuses.

Un autre de mes objectifs essentiels était d’essayer d’entrer en contact avec l’opposition ou, plus exactement, avec « les » oppositions. En cela, j’ai eu une certaine chance, car j’ai pu rencontrer les contestataires, à Homs et à Hama.

Le mercredi 28 décembre, ainsi, j’ai gagné Homs, l’un des principaux foyers de la contestation, et je me suis engagé dans un quartier aux façades mitraillées, à la recherche de l’opposition. Un groupe d’hommes armés a arrêté mon véhicule. Les miliciens étaient sans uniforme et j’en ai déduit qu’il s’agissait des services spéciaux : probablement allait-on me reconduire directement à Damas.   

Après avoir fouillé mon véhicule, des miliciens sont montés à bord. L’un d’eux a examiné les pages de mon passeport ; il m’a lancé un regard noir lorsqu’il y a découvert le visa que j’avais obtenu en juillet déjà, puis il est devenu nerveux à la vue d’un visa iranien, que j’avais demandé à la suite de la «  révolution verte », en 2009.

J’ai commencé à comprendre que quelque chose d’anormal se passait : jusqu’alors, ce visa délivré par l’Iran, allié privilégié du gouvernement de Bashar al-Assad, m’avait plutôt attiré la sympathie des militaires…

On m’a fait sortir du véhicule et un jeune homme m’a demandé si je voulais prendre un café avec eux. Ma réponse fut spontanée : « yes, but who are you !? ». La sienne aussi : « we are the revolution ! ». J’avais trouvé ceux que je cherchais.

J’ai suivi les opposants dans un immeuble qui leur servait de cache. Une vingtaine d’hommes en armes y étaient assis sur des banquettes disposées tout autour de la pièce principale. Parmi eux, une femme : Fadwa Suleiman, la « Passionaria »  syrienne, cette actrice, très célèbre en Syrie, qui a pris fait et cause pour la rébellion, à Homs.

La nuit allait tomber et des tirs de snipers ont commencé à se faire entendre dans les rues ; n’étant plus en mesure de regagner mon véhicule, j’ai donc passé la nuit avec les rebelles.

Fadwa Suleiman m’a décrit la situation difficile de cette révolution abandonnée : la rébellion, à Homs, ne dépend pas du Conseil national syrien (CNS), qui fédère une partie des mouvements d’opposition en exil. Les rebelles ne sont pas non plus liés aux Frères musulmans et n’ont aucune relation avec les groupes salafistes qui opèrent dans le pays et sont responsables de nombreuses atrocités, ni avec d’autres groupes d’insurgés en dehors de la ville, dont ils ne peuvent que difficilement sortir.

À Homs, situation unique en Syrie, la contestation s’est ainsi organisée seule, en cellules armées qui ont réussi à contrôler deux quartiers de Homs, dont le quartier d’al-Badaya, là où je me trouvais. Principalement, ces combattants disposent de kalachnikovs et de grenades à main, un armement léger qui ne peut pas rivaliser avec l’équipement de l’armée régulière.

Les autorités ont réagi en imposant un couvre-feu de fait. Selon les témoignages des rebelles, l’armée régulière est appuyée par des tireurs d’élite iraniens. « Avant, m’ont-ils dit, nous n’avions rien contre l’Iran ; on aimait l’Iran, parce qu’il était notre allié et nous défendait ; mais, maintenant, nous haïssons les Iraniens. »   

Pour Fadwa Suleiman, aucune négociation avec la dictature n’est envisageable et la victoire est la seule issue possible. Mais le régime est fort, soutenu par l’étranger, par la Chine et la Russie, et les rebelles s’épuisent.

Au petit matin, des tirs d’artillerie et de mitrailleuses ont doublé ceux des snipers et m’ont réveillé, dont quelques-uns ne sont pas tombés très loin de notre immeuble : très reconnaissables, il s’agissait de tirs de chars d’assaut, qui bombardaient. Je me suis immédiatement levé ; tous les rebelles avaient disparus, Fadwa également ; un seul était resté pour me veiller : « c’est comme ça tous les jours », m’a-t-il lancé, en m’apportant le café… Une autre équipe est arrivée peu après, puis une autre encore. Le nombre des combattants rebelles semble ne pas être négligeable, mais il ne m’a pas été possible d’en estimer l’ampleur réelle.

J’ai dû répondre à plusieurs questions, avant de pouvoir quitter les lieux : les rebelles n’étaient pas totalement rassurés sur ma présence et se demandaient comment un étranger qui avait pu entrer en Syrie avec un visa officiel avait réussi à les localiser et les approcher. J’ai dû également me prêter à un petit film où il m’a été demandé d’expliquer que j’avais été bien traité et que j’avais rejoint les rebelles librement. Leur crainte était que les autorités syriennes ne m’obligent à déclarer publiquement que j’avais été enlevé par des « terroristes ». Après plusieurs heures, on m’a reconduit à ma voiture, les yeux bandés, et un des rebelles a pris le volant jusqu’à ce que nous ayons quitté le quartier, après quoi j’ai pu regagner Damas.

Je me suis également rendu à Hama, le vendredi 30 décembre : je suis entré dans la ville par l’avenue al-Alamein, qui débouche sur la place al-Assidi, là où, en juillet, j’avais pu assister à une manifestation qui avait réuni plusieurs milliers de personnes.

La place était cette fois emplie de soldats et de policiers. Je l’ai traversée et me suis trouvé face à une confrontation qui impliquait des groupes de manifestants, lesquels lançaient des pierres en direction des forces de l’ordre, qui répliquaient par des tirs de gaz lacrymogène. Je me suis rapidement engouffré dans une rue latérale et j’ai contourné l’armée et la manifestation pour rejoindre les opposants.

L’un d’entre eux m’a conduit à leurs leaders, qui m’ont d’abord emmené dans un dispensaire clandestin où les manifestants soignent leurs blessés, puis dans une cache où nous avons pu nous entretenir de la situation à Hama.

Quels changements avez-vous notés, entre ce que vous aviez observé en juillet et votre récent séjour, en décembre et janvier ?

De manière générale, le pays est toujours assez calme et je n’ai pas noté de grandes différences par rapport à la situation que j’avais constatée en juillet.    

À Homs, cependant, j’ai trouvé une opposition qui est de mieux en mieux organisée ; en juillet, il ne s’agissait encore que de quelques bandes de jeunes, peu et mal armés, qui s’attaquaient ça et là aux symboles de l’autorité. Mais leur mouvement n’est pas suffisant pour réellement inquiéter le gouvernement. Toutefois, en pratiquant ainsi une forme de guérilla et en se fondant dans la population, dont ils sont issus, ils tiennent en respect l’armée régulière, qui cerne ces deux quartiers et semble avoir pour le moment renoncé à y faire le coup de force.

À Hama, la situation est très différente de ce qui se passe à Homs. Et elle a également évolué depuis juillet, mais pas à l’avantage des contestataires.

Pas plus cette fois-ci qu’en juillet, je n’ai vu de manifestant armé à Hama. Je n’ai nulle part constaté le moindre élément d’armement.

En juillet, l’armée cernait la ville, qui était aux mains des manifestants. Depuis que l’armée a repris le contrôle des rues, début août, les forces de l’ordre occupent les principaux boulevards et places ; et ils maîtrisent complètement le terrain. Les manifestants sont donc contraints de se réunir par groupes de quelques centaines seulement, dans les ruelles latérales. Leurs seuls armes sont des pierres, qu’ils lancent sur les policiers, lesquels répliquent par des jets de gaz lacrymogène et, quand la pression des manifestants devient trop forte, par des tirs de plombs de chasse, parfois par quelques tirs de balles, mais c’est exceptionnel ; aussi, ayant assisté à une de ces manifestations, je déduirais de l’attitude de la troupe que ses ordres sont certes de tenir le terrain, mais en évitant au maximum les effusions de sang et les morts.

Hama n’est donc pas à feu et à sang ; la ville n’est pas non plus le terrain d’une rébellion armée, mais celui d’une poignante intifada…

Ailleurs, dans le pays, il n’y a pas à proprement parler de lieu de révolte comparable à Homs ou de contestation permanente, comme à Hama.

Mais des groupes de combattants agissent néanmoins, ici et là, attaquent les patrouilles militaires, lors d’embuscades souvent meurtrières, et commettent parfois des atrocités (décapitations, mutilations…) contre des soldats et des policiers, mais aussi contre des civils qui soutiennent le gouvernement ou, tout simplement, qui refusent de supporter et d’aider ces rebelles-là.

Une violence plus importante s’est donc développée de la part de groupes difficilement identifiables. Et une certaine tension est perceptible dans la population.  

Je n’ai pas eu de contact avec cette frange-là de l’opposition, mais les témoignages que j’ai recueillis sont nombreux. Et les corps mutilés sont visibles dans les morgues. La question est de savoir si ces protagonistes sont réellement syriens ou s’il s’agit d’éléments étrangers, infiltrés, qui agissent pour le compte d’acteurs régionaux hostiles au gouvernement baathiste, comme le Qatar ou l’Arabie saoudite, dont l’implication en Syrie est bien établie.

Quelles sont les observations les plus importantes que vous voudriez nous rapporter ?

J’ai pu comprendre que ces groupes d’opposants n’ont pas de contact entre eux. Les rebelles, à Homs, comme je l’ai dit, sont essentiellement issus de la population locale : il s’agit de simples citoyens (ni islamistes radicaux, ni factieux d’un quelconque extrémisme politique). Des citoyens qui ont cru le moment arrivé de s’insurger et se retrouvent à présent enfermés dans le conflit que cela a généré. Il y a très peu d’apport extérieur dans leurs rangs (j’entends : venant d’autres villes de Syrie). Idem à Hama. Ils n’ont pas non plus de contact avec les islamistes radicaux, qui constituent donc un autre mouvement d’opposants (voire plusieurs autres mouvements différents) ; et ils entretiennent très peu de relations avec le Conseil national syrien (CNS), cette organisation basée en Turquie qui rassemble plusieurs courants de la contestation politique, dont celui des Frères musulmans, et voudrait être reconnue comme le gouvernement légitime de la Syrie, à l’instar de ce qu’il en avait été du Conseil national de transition en Libye.

C’est donc à dire que, sur le terrain comme à l’extérieur (je parle du CNS, par exemple), l’opposition (« les » oppositions, pour parler plus justement) est très hétérogène et très divisée, tant sur les méthodes que les objectifs, et mal coordonnée, voire pas du tout. Sur le terrain, elle est locale et géographiquement disparate.

La question est même de savoir si ces différentes factions pourraient parvenir à s’accorder entre elles : les rebelles, à Homs, m’ont affirmé sans la moindre ambiguïté qu’il était hors de question pour eux de pactiser avec les salafistes, par exemple. Et, à Hama, les leaders des manifestants, des pacifistes, condamnent la militarisation de la contestation qui s’est faite à Homs.

Quant à Damas et aux grandes villes de Syrie, la situation est très calme et la population vaque normalement à ses activités, en dépit des deux attentats-suicides qui ont durement frappé la capitale, le 23 décembre et le 6 janvier, que l’opposition attribue au régime, qui voudrait, selon elle, susciter la haine de la population envers les contestataires, mais dont le gouvernement accuse Al-Qaïda et les islamistes radicaux.

En somme, même si une tension existe désormais, notamment à cause de la menace d’attentats et des atrocités commises par des groupes d’une extrême violence, le gouvernement continue de maîtriser la situation face à une opposition qui demeure minoritaire et ne parvient pas à entraîner dans une révolution une population très divisée, dont certaines communautés, les Chrétiens, les Alaouites bien sûr, les Druzes, etc., craignent l’islamisme radical et soutiennent, fût-ce par défaut, le gouvernement de Bashar al-Assad.

Autrement dit, la Syrie n’est certainement pas en proie à une conjoncture semblable à ce que l’on a pu connaître en Tunisie, en Égypte ou, dans d’autres circonstances, en Libye.  

La France semble avoir un rôle tout particulier envers la Syrie. Pourquoi la France se montre-t-elle si active et réclame-t-elle si virulemment le départ de Bashar al-Assad ?

L’attitude de la France dans la crise syrienne suscite effectivement l’interrogation. Et pas seulement en ce qui concerne la Syrie, d’ailleurs.

D’abord, on ne peut pas dire que le gouvernement du président Sarkozy s’est montré très empressé à soutenir les révoltes dans les pays arabes. On ne peut oublier les mots ahurissants de la ministre française des Affaires étrangères, Michèle Alliot-Marie, qui avait proposé au dictateur Ben Ali et au gouvernement algérien une aide policière française pour encadrer efficacement les contestataires. Certes, la ministre a par la suite soutenu qu’on avait mal interprété ses propos, mais, en substance, le choix du gouvernement français était clair.

L’attitude soudainement très gesticulante de la France dans le cas de la Libye n’a dès lors pas manqué d’étonner : c’est bien la France qui a tout mis en œuvre pour obtenir de l’ONU une résolution permettant l’intervention en Libye et l’on se souviendra des grosses goutes de sueur du successeur de Michèle Alliot-Marie, Alain Juppé, tentant de convaincre le Conseil de Sécurité auquel il n’est parvenu à arracher qu’une bien maigre adhésion… 

Cela dit, dans le dossier libyen, les motivations de la spectaculaire intervention atlantique sont claires et limpides : si la France entretenait d’excellentes relations avec Ben Ali (ce pourquoi elle l’a soutenu jusqu’au bout), en revanche, Mouammar Kadhafi constituait plutôt un problème. Il avait imposé aux sociétés pétrolières et gazières des contrats d’exploitation drastiques, qui réservaient à l’État libyen une part non négligeable des dividendes, lesquelles étaient en grande partie redistribuées à la population sous forme d’aide sociale (médecine gratuite, scolarisation, énergie aussi, etc.). À l’occasion du « Printemps arabe » et des troubles qui ont surgi dans une partie du pays, il a été possible pour les États intéressés, la France en tête, de s’ingérer en Libye et de renverser son gouvernement pour le remplacer par une équipe beaucoup plus docile et favorable au libéralisme économique pur et dur. Il n’y a pas de secret : avant même la chute de Kadhafi, la France avait déjà négocié ses parts d’exploitation pétrolière avec le Conseil national de Transition (CNT), le nouveau gouvernement désormais en place à Tripoli, et c’est elle qui s’est taillé la part du lion.

Toutefois, une chose n’est pas élucidée encore, en ce qui concerne la Libye. Je me trouvais à Bengazi, en août, et j’ai eu l’opportunité d’assister à une réunion de diplomates étrangers et de membres du CNT. C’était juste avant l’assaut sur Tripoli. Le président du CNT, Moustafa Abd al-Jalil, était complètement paniqué : on venait d’apprendre qu’une colonne d’environ trois cents islamistes surarmés marchait sur la capitale. Or, personne ne savait qui les commandait et quel était leur agenda. C’est pourquoi le CNT, pour ne pas être débordé par ces islamistes, a donné l’ordre d’attaquer Tripoli, en catastrophe, trois semaines avant la date prévue. Par la suite, nous avons appris que ces islamistes étaient armés et financés par le Qatar. Et une diplomate britannique s’est offusquée ouvertement de ce que « les Français étaient au courant ; ils s’étaient concertés avec le Qatar », a-t-elle affirmé, « mais ne nous ont pas avertis ».

On connaît les relations privilégiées et personnelles qu’entretiennent le président Nicolas Sarkozy et l’émir du Qatar. Mais cela ne permet pas vraiment de voir clair dans ce jeu, qui n’est pour l’instant pas encore démêlé.

Le Qatar est omniprésent dans ce « Printemps arabe ». Je l’ai constaté au Caire, en Tunisie et en Libye. Le Qatar manipule l’opinion, au moyen de sa chaîne de télévision satellitaire, Al-Jazeera, et finance l’armement des rébellions.

Je l’ai constaté également en Syrie : certaines manifestations de l’opposition arborent des drapeaux qataris et, plus que partout ailleurs auparavant, plus qu’en Tunisie ou en Libye, Al-Jazeera s’adonne à une propagande éhontée contre Bashar al-Assad et n’hésite pas à monter de toutes pièces de fausses « informations » pour discréditer et affaiblir le régime de Damas.

Faut-il lier l’attitude de la France envers la Syrie à cette implication du Qatar, comme en Libye ?

À ce stade de notre information, tout ce que je puis faire, c’est de constater, comme vous, une nouvelle gesticulation française et formuler cette hypothèse, mais qui ne répond ni à la question de savoir quel objectif commun poursuivraient la France et le Qatar, quels accords éventuels ils auraient passés, ni de comprendre pourquoi le Qatar, minuscule État, bien qu’immensément riche du fait de ses prodigieuses réserves gazières, veut manifestement jouer un rôle tellement important dans le « Printemps arabe » (un rôle sélectif, cela dit : Al-Jazeera s’est bien gardée de couvrir le Mouvement du 20 février au Maroc et les manifestations au Bahreïn, écrasées dans le sang avec l’appui des chars saoudiens et l’accord tacite des Etats-Unis, présents au Bahreïn avec leur cinquième flotte).

La problématique est d’autant  plus complexe que le Qatar, par sa politique, gêne son grand allié, les Etats-Unis, précisément, qui, même si, dans l’ensemble, ils ont bien récupéré le coup,  se seraient volontiers passés de tous ces soubresauts sur l’échiquier de leur « Grand Moyen-Orient ».

Mais c’est là toute la complexité de la politique moyen-orientale : un autre grand allié des Etats-Unis, l’Arabie saoudite, n’a-t-elle pas de tous temps financé l’islamisme radical, ennemi juré de Washington ?

Un groupe d’observateurs de la Ligue arabe s’est également rendu sur place. Les déclarations faites par les membres de cette mission ne correspondent pas à ce que disent les médias occidentaux, qui mettent dès lors en question leur compétence. Comment expliquez-vous cela ?

Les observateurs de la Ligue arabe n’ont pas pu rapporter ce qu’ils n’ont pas pu voir. D’abord, parce qu’ils circulent en convois officiels et passent plus de temps dans les bons hôtels de Homs et de Damas que sur le terrain (les opposants que j’ai rencontrés en Syrie m’ont dit ne se faire aucune illusion sur cette mission). Ensuite, parce que, comme je viens de la décrire, la situation réelle n’a rien à voir avec ce que racontent les médias occidentaux.

Je dirais même, en toute franchise, que les médias, en Occident, nous « désinforment ».

Attention : je ne suis pas en train de dénoncer un vaste complot médiatique contre la Syrie ; pas de la part des médias occidentaux, en tout cas (c’est différent en ce qui concerne certains médias arabes, à commencer par Al-Jazeera, instrument médiatique du Qatar qui a été très actif en Tunisie, en Libye et, à présent, intervient en Syrie).   

Certes, il est bien évident que la plupart des grands médias ont une ligne éditoriale déterminée par les intérêts de ceux qui les possèdent, leurs principaux actionnaires, des groupes financiers ou industriels qui utilisent leurs médias pour influencer l’opinion. Les exemple ne manquent pas : l’Afghanistan, l’Irak, plus récemment la Libye… Mais, en ce qui concerne la Syrie, personne, en Occident, n’a d’intérêt à faire chuter le gouvernement de Bashar al-Assad.

Dans ce cas, dès lors, le facteur qui explique cette « désinformation » est d’ordre strictement structurel. Ce que j’ai fait en Syrie, par exemple, ou en Libye*, cela aurait dû être fait par des reporters, comme me l’ont d’ailleurs dit plusieurs amis journalistes. Or, en Syrie, j’étais pour ainsi dire le seul à avoir parcouru le pays à la recherche d’informations. Et on pourrait compter sur les doigts d’une main les journalistes qui ont pris le risque de faire de même.

Aujourd’hui, les rédactions ont été dégraissées et ne disposent plus d’assez de personnel, ni de moyens. Les journalistes n’ont plus la possibilité de se rendre sur le terrain, de vérifier l’information, ni le temps de recouper leurs sources. Ils se contentent donc de faire du « desk-journalisme », de répercuter des « informations » qui proviennent de quelques grandes agences de presse, elles-mêmes bien souvent informées par des réseaux qu’elles ont constitués, généralement dans le milieu des ONG, dont certaines, derrière des étiquettes apparemment honorables, cachent en réalité des groupes d’intérêt ayant partie prenante dans les événements.

Je prendrai pour exemple un cas bien concret : le 20 novembre, à la suite d’Al-Jazeera, toute la presse internationale a annoncé une attaque de roquettes contre le siège du parti Baath à Damas ; et d’aucuns en ont immédiatement tiré des conclusions catastrophistes. Un de me contacts à Damas m’a spontanément téléphoné, le jour-même, pour m’informer que le bâtiment était intact et que cette histoire était une pure invention. Il ne m’a pas fallu plus de deux coups de fil pour vérifier l’information et démonter l’affaire : le lendemain, j’ai publié un court article, avec une photographie du siège du Baath à Damas intact, qu’une amie sur place m’a envoyée, avec, en avant-plan, la une du Figaro du lendemain de la prétendue attaque. Si j’ai pu procéder à cette vérification, qu’est-ce qui empêchait tout journaliste d’en faire autant ? C’est normalement le be-a-ba de leur métier, non ?

Et il faut aussi tenir compte d’un autre phénomène : la presse se nourrit d’elle-même et, en même temps, cherche le scoop vendeur, ce qui génère une spirale vicieuse dont il devient rapidement impossible de s’extraire ; pire : dans des cas similaires à celui que je viens de décrire, les médias ne démentent même pas après coup, par crainte du discrédit. Et ça passe comme ça.   

Ainsi, concernant la Syrie, les grands médias restent sur leur ligne éditoriale, malgré les témoignages, dont le mien, des quelques journalistes et chercheurs qui se sont rendus sur place.

Pourtant, de plus en plus de preuves sont fournies de ce que l’opposition organise une formidable désinformation de la presse occidentale. La source principale –et presqu’unique en fait- qui revient systématiquement dans les médias, à propos de la Syrie, c’est l’Observatoire syrien des Droits de l’Homme (OSDH). Or, il a été établi à maintes reprises déjà que cette organisation dépend des Frères musulmans et intoxique les médias : les roquettes sur le siège du parti Baath à Damas, c’était l’OSDH, en collaboration avec Al-Jazeera.

Le vendredi 15 juillet, j’étais à Hama. J’ai assisté à une manifestation qui avait rassemblé entre 3.000 et 10.000 personnes. Le soir même, j’ai été stupéfait par les bulletins de France 24, d’Euronews et du journal Le Monde, qui annonçaient 500.000 manifestants ! Leur source : à l’époque déjà, l’OSDH… La ville de Hama ne compte même pas 400.000 habitants ! J’ai immédiatement écrit à ces médias et publié plusieurs articles, en plusieurs langues, sur cet épisode qui restera probablement un cas d’école en matière de critique journalistique. Et pourtant, ces grands médias continuent à utiliser cette source et à répercuter les « informations » qu’elle leur propose.

Autre exemple, tout récent : ce 27 décembre, j’étais à Damas lorsqu’on a annoncé une fusillade à l’université. Je me suis immédiatement rendu sur les lieux, puis à l’hôpital où les blessés étaient transportés. J’ai pu rencontrer, à chaud, les condisciples des étudiants concernés, des témoins directs qui connaissaient les victimes, et aussi la mère et la tante d’un des étudiants blessés, lequel est décédé quelques heures plus tard. Un opposant au gouvernement, un étudiant, était entré dans une salle d’examen et avait tiré sur plusieurs de ses condisciples, en choisissant ses cibles, qui étaient tous membres d’organisations étudiantes qui soutiennent le président al-Assad. Il y a eu deux morts et trois blessés graves. Des témoins et des proches m’ont expliqué que l’auteur de la fusillade avait participé à un débat avec ses victimes et s’était sévèrement disputé avec elles. Dans les heures qui ont suivi, l’OSDH a publié un communiqué de presse, affirmant que plusieurs tireurs pro-régime avaient ouvert le feu sur le campus de l’université de Damas, tuant et blessant des étudiants qui manifestaient contre le gouvernement… Une « information » immédiatement reprise, en premier, par Le Figaro, puis par l’ensemble des sites de presse.

Comme tout le matériel médiatique relatif à la Syrie, des images nous sont envoyées par l’opposition et sont du même tonneau que les chiffres que nous avons évoqués.  

La plupart des images qui nous arrivent des manifestations en Syrie sont constituées de plans rapprochés, qui ne montrent en réalité que quelques centaines de personnes au plus. Et pour cause : c’est bien ainsi que les choses se passent sur le terrain ; les manifestations de l’opposition que j’ai pu observer ne rassemblent pas plus de personnes. Elles ont généralement lieu dans les banlieues pauvres, à la sortie des mosquées et sous influence islamiste prégnante.

Ce que je ne peux comprendre, c’est que les médias osent utiliser ces images pour illustrer les chiffres absurdes qu’ils avancent, parlant de manifestations de centaines de milliers de personne. Cela confine au surréalisme ; et je crois que, quand les événements seront passés, les archives des médias concernant la Syrie constitueront une inépuisable banque d’exemples pour des cours de critique historique, plus encore que le sont déjà celles de la Guerre du Golfe.

Et il y a aussi des images qu’on ne nous montre pas ; ce sont celles des immenses manifestations de soutien au régime baathiste. Elles rassemblent, elles, des centaines de milliers de manifestants. Certes, elles sont dans la plupart des cas organisées par les autorités et, celles-là, les forces de l’ordre ne les répriment pas. Mais, pour y avoir assisté, je peux témoigner que la majorité des personnes qui y participent sont tout à fait sincères et soutiennent le président al-Assad, avec une ferveur non feinte, tout aussi ardente que celle des manifestants de l’opposition.

Mais, ces immenses rassemblements, aucune chaîne de télévision n’en fait la promotion, laissant croire à leurs auditeurs que le régime est face à une révolte de masse et est sur le point de s’effondrer, ce qui n’est absolument pas le cas.

Bref, il est bien clair que les chiffres et les « informations » avancés dans la presse occidentale depuis des mois sont tout à fait farfelus et ne correspondent absolument pas à la réalité du terrain.

C’est pourquoi mon analyse est très différente de celles d’autres politologues, qui ignorent tout de la réalité du terrain et construisent des raisonnements aberrants avec ce qu’ils glanent dans la presse…

Non, la situation est très loin d’être aussi catastrophique que ce qu’en disent la plupart des commentateurs et le régime baathiste n’est pas prêt de devoir céder.



Articles Par : Pierre Piccinin et Sebla Kutsal

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