Syrie – Une intervention dérisoire, mais dangereuse
L’histoire retiendra-t-elle comme la pire erreur de l’époque la décision d’intervenir en Syrie ? Des experts le croient, mais, le cas échéant, on n’en aurait confirmation qu’après coup : il serait alors trop tard pour éviter l’abîme. Néanmoins, après l’Afghanistan et l’Irak, pays moins pacifiés que jamais, la plupart des gouvernements et la majorité des gens, y compris aux États-Unis, s’opposent à une frappe même « limitée ». Que Damas ait gazé des civils ou pas, n’y aurait-il donc pas de solution autre que militaire ?
Pour l’heure, Barack Obama s’emploie fébrilement à obtenir l’appui du Congrès. À cette fin, le président minimise l’ampleur de la « punition » qu’il faudrait infliger à Damas tout en brandissant le risque qu’aurait sur la crédibilité des États-Unis et de la communauté internationale le refus de sévir en pareille circonstance. Mais nul n’est dupe. Il s’agirait d’un acte de guerre. Et si Washington s’y engage, ce n’est pas pour le salut des Syriens, délaissés depuis deux ans, mais pour le prestige de l’Amérique.
Certes, qu’il faille agir alors que le conflit compte déjà plusieurs milliers de morts et des millions de réfugiés, cela ne devrait faire aucun doute, d’autant que cette guerre risque de se propager autour, notamment au Liban. Justement, après avoir déjà trop tardé à prendre la mesure de ce conflit sous prétexte qu’il s’agit d’une guerre civile, Washington ne ferait que retarder plus longtemps une nécessaire intervention en s’engageant dans une action limitée et symbolique.
Par contre, une simple « punition » priverait forcément l’armée syrienne d’une partie de ses moyens, ce qui ne ferait que pousser le président Bachar al-Assad à défendre plus farouchement son régime. Washington se refuse à voir le dilemme, mais les spécialistes le confirment : on ne peut bombarder les dépôts d’armes toxiques sans en laisser répandre les gaz mortels, et on ne saurait, non plus, les neutraliser sans d’abord en prendre le contrôle. Or, Washington n’entend envoyer aucune force terrestre en Syrie.
Entre-temps, une face cachée de la rébellion sort de l’ombre. Non seulement les groupes armés qui veulent renverser le régime sont divisés entre eux, mais plusieurs sont fort peu disposés à implanter une solution démocratique. Certains n’ont eu aucune hésitation à procéder à des exécutions sommaires, voire à fusiller des prisonniers jugés coupables d’infidélité religieuse. L’idée que de tels islamistes prennent le pouvoir à Damas accroît les appuis du président Assad au sein de la population.
Le succès d’une telle rébellion serait une tragédie pour plus d’une minorité. Mais, déjà, la guerre qui se prolonge, les déplacements de population, les désorganisations économiques sont des facteurs de perturbation dans les pays voisins. La Turquie et les Jordanie donnent asile à des réfugiés qui y seront bientôt un fardeau permanent. Le Liban, autrefois déstabilisé par les populations chassées de Palestine, est maintenant entraîné dans les affrontements venus de Syrie.
Après les lendemains douloureux du Printemps arabe, que fallait-il de plus pour faire du Proche-Orient une région globalement sinistrée, incapable de répondre aux aspirations de ses populations (y compris un meilleur avenir pour ses diplômés et une sécurité assurée aux minorités) – et surtout incapable de leur donner l’espoir d’une prochaine renaissance politique. Voilà que la Syrie risque d’imploser aujourd’hui sans qu’aucune priorité lui soit accordée par les pays en position d’intervenir.
La Syrie se meurt de ses problèmes intérieurs, mais aussi des crises qui pourrissent ailleurs dans la région. Sans une approche globale de ces abcès, les mêmes maux vont continuer d’engendrer les mêmes impasses. Des privilégiés qui refusent de partager le pouvoir ou qui s’enrichissent aux dépens du reste de la population. Des intérêts étrangers alimentant la corruption. De vieux antagonismes religieux entre sunnites et chiites. Une économie pétrolière laissant des millions de gens dans la pauvreté.
Or, dans ces anciennes colonies, même la Grande-Bretagne ou la France en sont réduites à suivre la politique des États-Unis. Paris aura eu raison de s’opposer à l’invasion de l’Irak, et Londres aura eu tort d’y participer. Mais c’était au temps de George W. Bush. Or Barack Obama, entré à la Maison-Blanche en tenant un discours opposé à la guerre, en est rendu à son tour à se servir de missiles Tomahawk et de drones comme principaux instruments de sa politique de sécurité.
On n’ose imaginer à quel abîme le Moyen-Orient serait entraîné si l’Iran devait bientôt se faire dicter par une coalition occidentale sa politique de défense au nom d’un autre interdit d’armes de destruction massive. S’il est une région qui doit être dénucléarisée et engagée dans une réduction de ses dépenses militaires, c’est bien celle-là. Pourquoi la Syrie devrait-elle renoncer à ses stocks chimiques, mais pas Israël à ses réserves d’armes atomiques ?
Ce ne sont pas seulement des pacifistes opposés à tout recours aux armes, ni même des populations désillusionnées par l’invasion de l’Afghanistan ou de l’Irak, qui disent non aux frappes américaines en Syrie. Dans les Parlements en Europe, mais aussi en Amérique, des représentants politiques refusent d’associer leur gouvernement à une intervention à la fois trop dangereuse et manifestement dérisoire au vu de la crise humanitaire qui prévaut dans ce pays.
Les Russes, qui n’ont pas la réputation d’hésiter à l’emploi de la force, proposent une conférence internationale. Ils ont raison.
Jean-Claude Leclerc
Chroniqueur au Devoir
Le 9 septembre 2013