Travailler avec le Hamas et le Hizballah

Dans l’ambiance actuelle, rien n’est plus facile que d’accuser quiconque appelle à la reconnaissance et au dialogue avec le Hamas, le Hizbullah et les autres mouvements islamistes d’être, en douce, des supporters de « l’extrémisme » réactionnaire ou des compagnons de route naïfs des « terroristes ». Venant des néocons et des sionistes, cette tactique n’est pas surprenante. Ce qui est nouveau, c’est de la voir exprimée dans des milieux soi-disant progressistes.

Arun Kundnani a écrit sur « une nouvelle génération de libéraux » qui voit « les Musulmans seulement comme des problèmes et nécessitant une intégration forte dans ce qui est considéré comme les valeurs fondamentalement supérieures de l’occident ». La cible de ces anciens gauchistes, dit Kundnani, « n’est pas tant l’Islamisme que les attitudes conciliantes qu’ils détectent parmi les [autres] libéraux ». (1)

Cette façon de voir les choses infiltre maintenant le mouvement de solidarité palestinien. MADRE, « une association internationale de femmes pour les droits de l’homme », en est un exemple. Aussitôt après la victoire du Hamas aux élections et sa reprise de Gaza aux seigneurs de guerre du Fatah soutenus par les USA et les Israéliens, MADRE a déclaré que le défi, pour les militants de la solidarité avec la Palestine, est « Comment soutenir le peuple palestinien sans avaliser la direction Hamas ? « .

Appelant à ce qu’ils nomment une « solidarité stratégique » en opposition à une « solidarité réfléchie », MADRE définit le Hamas comme un « mouvement « répressif dirigé par le militarisme et le nationalisme », dont « le but est d’institutionnaliser des idées réactionnaires sur le sexe et la sexualité », et de se servir de « la religion comme écran pour poursuivre son programme. » (2)

Des déclarations tout aussi véhémentes et méprisantes ont été faites par un groupe pro-palestinien de Washington. (3)

Certaines de ces attitudes peuvent venir de la confusion, mais elles sont peut-être aussi une tentative pour nous dissuader d’appréhender le Hamas en Palestine et le Hizbullah au Liban en dehors de tout paradigme sauf celui d’un « clash des civilisations » qui oppose les soi-disant valeurs occidentales libérales universelles et supérieures à ce qui est présenté comme la barbarie médiévale orientale.

Il est essentiel de noter que les mouvements islamistes considérés, bien qu’ils s’identifient comme partie de la Umma (la communauté globale des Musulmans), sont hétérogènes, chacun ayant émergé dans un contexte particulier. Leurs idéologies et positions ont des visées en mouvement – changeant au cours du temps à travers des débats internes acharnés et continus et leurs rencontres avec des influences extérieures. Ces points peuvent sembler évidents quand on les applique à l’analyse de n’importe quel mouvement social ou politique, mais ils doivent être rappelés ici pour contrer la description constante de tous les mouvements islamistes comme étant inflexibles, enracinés dans des visions du monde inamovibles et anciennes, et indiscernables des groupes « jihadistes » les plus exotiques, marginaux et peu représentatifs.

Le Hamas et le Hizbullah ont émergé dans le contexte des invasions israéliennes brutales et des occupations militaires. Le soutien et la légitimité populaires ont augmenté au fur et à mesure qu’ils ont démontré leur capacité à poser un veto crédible à l’exercice effréné du pouvoir israélien, là où les acteurs d’Etat, les organes internationaux, l’industrie du processus de paix et les mouvements laïques et nationalistes de résistance échouaient lamentablement.

Devant leur influence croissante, les deux mouvements ont tempéré régulièrement leur rhétorique islamiste universaliste et adopté le langage et les images des luttes classiques de libération nationale, bien qu’avec une identité islamiste. Une voie politique, dont le Hizbullah a été le pionnier lorsqu’il a remanié son identité et ses buts islamistes pour tenir compte des contraintes imposées par les politiques pluralistes nationales, que le Hamas est maintenant en train de suivre. (4)

Contrairement à l’affirmation si souvent répétée que le Hamas poursuit inflexiblement la conquête totale de la Palestine et l’expulsion de tous les Juifs (« la destruction d’Israël »), le mouvement a évolué avec le temps jusqu’à souscrire explicitement à une trêve à long terme avec Israël et des dispositions politiques futures non spécifiés qui seront le résultat de négociations. (5) Les dirigeants du Hamas ont été capables de justifier ce glissement au sein du concept islamiste de hudna, mais ils ont aussi explicitement modelé leur approche sur d’autres mouvements modernes de libération nationale en Irlande, en Afrique du Sud et au Vietnam. (6).

Le recours à la violence, que le Hamas et le Hizbullah ont fortement condamné – en particulier les attaques suicides -, a plus en commun avec d’autres mouvements nationalistes confrontés à une occupation étrangère que dérivant d’une idéologie « islamiste », comme l’a démontré Robert Pape, analyste politique à l’Université de Chicago, dans son ouvrage « Dying to Win ». Le Hizbullah a centré sa stratégie militaire sur la riposte à la puissance militaire israélienne, n’usant de représailles contre des zones civiles israéliennes qu’en réponse à des attaques israéliennes sur des civils libanais (comme nous l’avons vu lors de la guerre de juillet 2006). Le Hamas a suspendu unilatéralement sa campagne d’attaques suicides sur des civils israéliens il y a plus de deux ans, suivant en cela le modèle d’autres groupes comme l’IRA, qui a cherché à entrer dans un processus politique. Le Hamas maintient cette suspension en dépit de l’escalade des attaques israéliennes et des punitions collectives contre les civils palestiniens.

Les deux mouvements sont célèbres pour fournir des services de santé, de logement, de travail et des revenus aux segments les plus pauvres des communautés qui les soutiennent. Les libéraux anti-islamistes comprennent cet attrait, et c’est la raison pour laquelle peu d’entre eux ont apporté leur soutien aux sanctions US, israéliennes et de l’Union Européenne contre le Hamas à Gaza, pour l’empêcher de fournir des services à son peuple, pendant qu’ils relançaient le soutien au régime de Mahmoud Abbas à Ramallah dans l’espoir qu’il gagnerait appui et crédibilité.

Cependant, l’atout des libéraux anti-islamistes demeure l’affirmation que les mouvements islamistes comme le Hamas oppriment les femmes, cramponnés à leurs idéologies rigides qui ne leur accordent qu’un rôle subalterne. Là leurs positions, si non leurs prescriptions, coïncident avec celles de l’administration Bush, qui a déclaré, avec cynisme, que les invasions de l’Afghanistan et de l’Irak, avec leurs conséquences catastrophiques, ont été en partie motivées par le désir de « libérer » les femmes de la région (comme l’a noté la journaliste Susan Faludi , il est plaisant de noter que ces déclarations ont été faites alors que la « Guerre contre le Terrorisme » était en même temps utilisée par les conservateurs américains pour couvrir la réaffirmation d’un patriarcat plus virulent en interne). (7)

L’assertion selon laquelle il faut faire obstacle au Hamas (pendant que la « solidarité stratégique » devrait vraisemblablement être élargie aux autres factions palestiniennes plus dociles à un soi-disant programme occidental) est basée sur une caricature de l’idéologie et des pratiques du mouvement sur la question des sexes qui ignore les réalisations du mouvement des femmes islamistes en Palestine.

Nous avons vu l’année dernière des exemples spectaculaires du rôle courageux et décisif que les femmes islamistes ont joué lorsque des actions non violentes de masses, organisées par les Palestiniennes, ont empêché les raids aériens israéliens (voir photo ci-dessus) et les exécutions extrajudiciaires à Gaza. (8) Mais ce n’est que la partie visible de l’iceberg.

Comme l’a démontré le travail de Islah Jad, professeur à l’Université Birzeit, le mouvement des islamistes féminines a joué un rôle majeur dans la transformation de l’idéologie du Hamas vis-à-vis des femmes, plaçant leurs demandes au centre des débats internes, et mobilisant les femmes au sein du Hamas et dans la société toute entière pour jouer des rôles politiques et économiques plus importants (60% des étudiants de l’Université Islamique de Gaza, par exemple, sont des femmes).

Les femmes islamistes ont contesté les discours féministes occidentaux, qu’elles ont jugé non pertinents par rapport à leurs situations et à leurs besoins. Elles ont fait face aux contradictions islamistes sur le rôle des femmes qui reflétaient les contradictions non résolues qui avaient pendant longtemps empoisonné le mouvement laïc nationaliste en déclin. En même temps, ces militantes islamistes se sont occupées de façon positive des nombreuses demandes faites par les féministes laïques, incorporant ces demandes dans leur discours islamiste nationaliste en évolution. (9)

Les femmes islamistes sont maintenant un facteur important de la vie politique palestinienne, en partie comme conséquence de la démobilisation des mouvements féminins nationalistes laïques qui se sont dépolitisés, « ONGisés », professionnalisés, et coupés de leurs racines. (10)

« Ici, il y a des traditions qui disent qu’une femme doit avoir un rôle secondaire – qu’elle doit rester derrière », dit Jamila Shanti, l’une des élues du Hamas au Conseil Législatif Palestinien, « mais ça, ce n’est pas l’Islam ». Parlant après l’élection de janvier 2006, mais avant les efforts d’Israël, des USA et de l’Union Européenne pour détruire le gouvernement Hamas, Shanti ajoutait : « Le Hamas abandonnera beaucoup de ces traditions. Nous verrons les femmes sortir et participer. » (11) Le travail des femmes islamistes, en particulier au Hamas, mérite donc d’être reconnu, respecté et considéré, et non d’être dissimulé.

C’est là que nous devons voir au-delà des caricatures et comprendre que pour beaucoup de leurs adhérents, les mouvements islamistes sont attractifs parce qu’ils offrent l’espoir de formes alternatives d’organisation sociale qui mettent l’être humain et la communauté, plutôt que le marché et le consommateur, au centre de la vie.

Dans les pays pauvres, le capitalisme néolibéral, vanté par les bienfaiteurs occidentaux et leurs organismes tels le FMI et la Banque Mondiale comme étant le corollaire de la démocratie, a signifié, dans la pratique, une oligarchie irresponsable, la destruction des systèmes d’assistance sociale, de l’éducation publique, des aides pour les besoins de base, et l’épanouissement du clientélisme à grande échelle. Dans beaucoup d’endroits, les mouvements islamistes ont tenté de combler le vide.

L’évolution des positions du Hamas sur une trêve de longue durée avec Israël, sur les formes de résistance et sur le rôle des femmes dans la société montre comment le mouvement islamiste – comme n’importe quel autre mouvement social – répond aux réalités de la société à laquelle il appartient.

Les dirigeants colonialistes pourtant intransigeants et leurs soutiens étrangers ont, en leur temps, ouvert le dialogue avec le Congrès National Africain (ANC) en Afrique du Sud, et avec le Sinn Fein et l’IRA en Irlande du Nord, ce qui a transformé de façon pacifique les deux sociétés. C’est sur ce modèle qu’il faut s’engager aujourd’hui avec des mouvements comme le Hamas et le Hizbollah. Pour certains, ces cas n’ont pas de précédents parce que les nationalistes irlandais et l’ANC ont toujours fait partie d’une tradition occidentale, chrétienne unificatrice. C’est comme cela qu’on peut les voir avec le recul, mais, comme les Islamistes, ils ont été également, à l’époque, objets d’un discours déshumanisant de civilisation qui les a classés comme irrémédiablement inférieurs, étrangers et au-delà de l’inclusion, justifiant ainsi le contrôle colonial.

Et comme les dirigeants de ces mouvements l’avaient fait auparavant, le Hamas et le Hizbollah ont tendu la main, fignolant des messages susceptibles de réduire les écarts qui semblent infranchissables, portant une attention minutieuse à leurs propres électeurs comme à leurs interlocuteurs potentiels. Dans le cas du Hamas, les invitations de ses dirigeants ont fait l’objet d’une série remarquable d’éditoriaux publiés dans les journaux anglophones depuis janvier 2006, dont The Washington Post, The New York Times, The Los Angeles Times et The Guardian. (12) Les gouvernements européens et américains ont répondu que tout dialogue devait être conditionné par l’acceptation, par le Hamas, de toutes les demandes d’Israël, alors qu’Israël continue à avoir les mains libres.

Israël et ses alliés ont systématiquement dédaigné les ouvertures du Hamas, les considérant comme peu sincères. Ils brandissent la Charte du Hamas de 1988 – qui, comme on sait, a peu de pertinence ou d’influence sur les politiques ou la pensée réelles du Hamas – comme prétexte pour ne jamais parler. Les propagandistes d’Israël ont utilisé la même tactique, pendant des années, avec la Charte de l’OLP (ou « pacte », comme ils ont persisté à l’appeler). L’influence grandissante des courants islamistes principaux terrifie également l’establishment au sein de l’Autorité palestinienne et d’autres états arabes, qui, désespérant de préserver leur pouvoir, se sont joints au chœur des colporteurs de peur et de répression et certains ont forgé des alliances plus ou moins ouvertes avec Israël.

Alors qu’un conflit plus large menace, nourri par l’idéologie du clash des civilisations, et que le président américain lâche, en souriant avec désinvolture, des références à unr 3ème Guerre Mondiale, une nouvelle approche est nécessaire, de toute urgence. Les gouvernements européens par exemple, qui discutent en secret avec le Hamas mais sont de connivence avec les sanctions brutales contre Gaza, sous l’emprise de la crainte des Etats-Unis, devraient en finir avec leurs politiques malfaisantes et mal avisées. Ils devraient défier ouvertement Washington et Tel Aviv et s’engager avec les mouvements islamistes au Liban et en Palestine, et plus largement, sur des bases d’égalité.

Comme ce changement est peu vraisemblable à court terme, et que les dangers sont importants, c’est le rôle des progressistes de soutenir les mouvements de libération anti-coloniale sans imposer leurs propres manières de voir, de pousser pour un dialogue d’égal à égal, d’écouter attentivement ce que disent les mouvements islamistes, et de dénoncer et de résister aux efforts de diabolisation et de déshumanisation de sociétés entières qui se préparent à de nouvelles guerres.

Article original en anglais, Electronic Intifadia, 29 octobre 2007.

Traduction: MR pour ISM.

Notes de lecture

[1] Arun Kundnani, « How liberals lost their anti-racism, » 3 octobre 2007, Institute for Race Relations.

[2] « Palestine in the Age of Hamas: The Challenge of Progressive Solidarity, » MADRE press release, 11 juillet 2007

[3] Osamah Khalil, « The politics of fear, » The Electronic Intifada, 8 octobre 2007.

[4] Azzam Tamimi, Hamas A History from Within (Olive Branch Press, 2007); Khaled Hroub, Hamas: A Beginner’s Guide, (Pluto Press, 2006); Khaled Hroub, Hamas: Political Thought and Practice, (Institute for Palestine Studies, 2000); Shaul Mishal et Avraham Sela, The Palestinian Hamas, (Columbia University Press, 2000).

[5] Voir en particulier Tamimi, chapitre 7.

[6] Ahmed Yousef, « Pause for Peace, » The New York Times, 1 novembre 2006; et Khaled Meshaal, « We shall never recognize … a Zionist state on our soil, » Los Angeles Times, 1 février 2006.

[7] Parlant de son nouveau livre The Terror Dream: Fear and Fantasy in Post-9/11 America (Metropolitan Books, 2007) on Democracy Now!, 4 octobre 2007

[8] « One woman killed, 16 injured in Israeli siege on Gaza mosque, » The Electronic Intifada, 3 novembre 2006
et Rami Almeghari, « Necessity is the Mother of Inventive Nonviolent Resistance, » 21 novembre 2006, The Electronic Intifada
.
[9] Islah Jad, « Between Religion and Secularism: Islamist women of Hamas, » in Fereshteh Nouraie-Simone (editor), On Shifting Ground: Muslim Women in the Global Era, (The Feminist Press at the City University of New York, 2005).

[10] Islah Jad, « NGOs: between buzzwords and social movements, » in Development in Practice, Volume 17, Numbers 4-5 août 2007.

[11] Alan Johnston, « Women ponder future under Hamas, » BBC, 3 mars 2006.

[12] En plus des articles cités à la note [6], voir également : Mousa Abu Marzook, « What Hamas Is Seeking, » The Washington Post, 31 janvier 2006 ; Abu Marzook, « Hamas’ stand, » Los Angeles Times, 10 juillet 2007 ; Abu Marzook, « Hamas is ready to talk: We welcome the call for dialogue, and reject insincere demands for an undemocratic boycott, » The Guardian, 16 août 2007 ; Ahmed Yousef, « What Hamas Wants, » The New York Times, 20 juin 2007 ; Yousef, « Engage With Hamas; We Earned Our Support, » The New York Times, 20 juin 2007.



Articles Par : Ali Abunimah

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