Tunisie Libye, un destin commun

Au terme d’une campagne électorale à rebondissements les Tunisiens ont élu très démocratiquement en octobre dernier leur assemblée législative et leur Président. Mais l’avenir politique de la Tunisie ne s’est pas éclairci pour autant. Au plan économique, le pays est de plus en plus tributaire de la Libye. Depuis 2011, un marché commun de l’économie de guerre s’est insidieusement installé entre le modèle vertueux et le contre exemple des printemps arabes.

La chakchouka

C’est une ratatouille tunisienne souvent délectable mais parfois gâchée par l’excès d’épices qui la rend indigeste. À son image, la nouvelle assemblée des représentants du peuple est un salmigondi d’élus sous quinze étiquettes différentes. Ennahdha, en tête avec 52 députés sur 217 a désigné un premier ministre qui n’en finit pas de consulter pour tenter de constituer un gouvernement d’union improbable. Dés les premières séances, les représentants du peuple ont offert à l’opinion un échantillon de leur médiocrité. Ainsi, des « benalistes » nostalgiques de la dictature ont campé trois jours dans l’hémicycle empêchant la tenue des plénières ; un baron de la contrebande « repenti » ayant réussi à se faire élire s’en est retourné dans sa circonscription frontalière pour décorer des douaniers « méritants » ; d’autres de ses collègues se sont indigné que le nouveau Président de la République leur refuse le passeport diplomatique.

Le Président Saïd, un arbitre discret

Ce parlement monocaméral mal élu au scrutin proportionnel, contraste avec l’assise populaire du Président de la République dont les pouvoirs sont limités mais qui a été plébiscité par les Tunisiens avec un score de 72,7% sous la promesse d’amender la constitution bancale. Le chef de l’État, novice en politique, se donne le temps d’apprendre son nouveau métier. Il reçoit et consulte mais n’ordonne rien. Il n’a pris aucune initiative spectaculaire dans les domaines régaliens – armée et affaires étrangères – qui sont les siens. Il faut dire qu’il doit faire face à une situation très complexe sur le plan régional et que son élection à laquelle il n’était pas vraiment préparé n’a reçu aucun des encouragements auxquels il pouvait s’attendre. On est loin de l’été 2011 où les huit puissances mondiales réunies à Deauville saluaient  l’éclosion de la démocratie en Tunisie : « Nous, membres du G8, soutenons vigoureusement les aspirations des printemps arabes« Signés : Sarkozy, Obama, Medvedev, Merkel, Berlusconi, Cameron, Harper, Kan, Barroso. On connait la suite…

Paris boude
Alors qu’on s’attendait à un déferlement de félicitations pour ce Président irréprochablement élu, la France a salué avec modération. Emmanuel Macron n’a toujours pas fait l’effort de prononcer publiquement son nom. Le Drian n’a toujours pas trouvé le temps d’aller faire sa connaissance. Paris boude. Pourtant, Kaïs Saïed a multiplié les gestes de bonnes intentions pour dissiper ses propos de campagne électorale. Il a dépêché à Paris son Premier ministre sortant, un binational chouchou de Macron. Auparavant, il avait reçu Bertrand Delanoë l’ancien maire de Paris natif de Bizerte. L’audience de Carthage largement médiatisée, visait à contredire les propos homophobes prêtés au nouveau Président car dans les diners en ville, Delanoë menaçait de quitter sa résidence secondaire tunisienne. Il a été rassuré. Dans la foulée, le Président Saïed recevait l’écrivain Gilbert Naccache, icône de la gauche tunisienne : hommage appuyé à un Tunisien anti-sioniste de culture juive. Pour Saïed, il ne faut pas confondre état et religion : la Tunisie en guerre avec Israel est en paix avec les juifs. Mais pour Macron, tout anti-sioniste est un anti-sémite.

Washington a pareillement salué a minima l’élection de Kaïs Saïed. Mais vu du bureau ovale, la petite Tunisie a moins d’importance qu’un terrain de golf. Et puis, le moment venu, il sera bien temps de la contraindre à signer le pacte de non agression avec Israel que la diplomatie US tente laborieusement d’imposer à l’ensemble des pays arabes.

Une ambassade Club Med

Tunis figure au top des destinations quatre étoiles du Quay d’Orsay. À deux heures de Paris, la résidence de l’ambassadeur de France de la très chic station balnéaire de La Marsa est un sublime palais au milieu d’un parc enchanteur. L’ambassadeur de France n’est pas de la carrière mais du tour extérieur. Qu’importe, c’est un homme de culture passé par Radio France. Il a publié de nombreux romans à quatre mains avec son frère le célèbre télé-journaliste PPDA. C’est important pour Paris, moins pour Tunis. Amphitryon raffiné, il est courtisé des Parisiens  qui « adooorent » les week-end en Tunisie. Les Tunisiens goûtent pareillement ses réceptions généreuses, ses apparitions en jebbah chéchia sur les réseaux sociaux pour célébrer les Aïd et ses déclarations d’amour en toutes occasions. C’est de la diplomatie de petits fours disent les malveillants qui raillent cette superficialité apparente dans une capitale où les enjeux stratégiques régionaux auraient peut-être mérité un plénipotentiaire d’un autre acabit à l’exemple de ceux qui représentent les autres pays.

Tunis, capitale supplétive de la Libye

À la frontière, la guerre fait rage entre d’une part, le pouvoir de Benghazi aidé par la France, la Russie, l’Égypte, l’Arabie Saoudite, les Émirats Arabes Unis, et d’autre part, celui de Tripoli soutenu par les Etats Unis, l’Italie, la Turquie, le Qatar. Alors dans les chancelleries de Tunis, les « alliés » ne se font pas de cadeaux ; Français et Italiens échangent parfois des noms d’oiseaux.

C’est à Tunis que se traitent toutes les grosses transactions du voisin du Sud. Les tribus frères ennemis s’y côtoient, se répartissent les dividendes du pétrole (un million de barils/jour), se menacent et négocient en toute discrétion. En Tripolitaine, la tension est extrême. Dernièrement, à quelques kilomètres de la frontière tunisienne, des drones Predator italiens et américains ont été proprement abattus par des missiles russes (ou français). Conscient des conséquences de sa bévue et pour se faire pardonner, le maréchal Khalifa Haftar, a immédiatement promis aux américains de normaliser ses relations avec Israël. De son coté, Fayez al-Sarraj dont le gouvernement est reconnu par l’ONU a signé un accord stratégique avec la Turquie et dans la foulée, Erdogan a promis d’envoyer à Tripoli des troupes pour le soutenir. Assistera t-on à des batailles entre troupes turques et mercenaires russes ?  Et par une ironie de l’Histoire, entre forces spéciales italiennes et françaises à Tobrouk ou Koufra ?

Des intérêts liés d’une économie sous influence

En Tunisie, la Libye est présente partout mais on fait comme si elle n’existait pas. Aucun officiel ne vous en parlera. Aucune statistique ne documente le flot ininterrompu de voyageurs, capitaux ou marchandises avec la Tripolitaine dont la Tunisie est l’unique porte d’accès. Pourtant d’évidence, l’espace sociétal et économique tunisien s’étend désormais de Bizerte à Misrata. Les peuples ont fusionné. Hier la Libye comptait un million de travailleurs tunisiens, aujourd’hui la Tunisie accueille un million de réfugiés libyens, ou bien davantage car personne ne les compte. La plupart des familles sont installées en Tunisie depuis plusieurs années, leurs enfants scolarisés, les hommes font des allers retours par la route ou en avion (pas moins d’une vingtaine de vols par jour entre Tunis, Tripoli, Misrata, Benghazi)

Pendant que la classe politique était occupée à construire la démocratie, les hommes d’affaires ont imposé leur propre modèle de gouvernance parallèle ultra libéral destructeur d’État. Pendant que l’assemblée clivait sur le débat religieux/séculier, et pérorait sur la question de doser les contraintes de l’islam sur les libertés publiques, les commerçants prenaient le pouvoir. Ce patronat de l’ombre qui finance la plupart des partis politiques a érigé un système de  compromis à la tunisienne  qui est un mode de convenance et de connivences de marchands. Aucune querelle, même celles qui conduisent en prison n’est jamais vraiment bien grave et les ennemis d’hier ont vite fait de se rabibocher pour partager les dividendes de leurs audaces. Cette caste d’initiés très influente à l’assemblée et au sein du gouvernement, a même failli acheter Carthage.

Une économie en trompe l’oeil

À lire les indicateurs économiques, la situation est alarmante. Une croissance atone, un chômage endémique, un déficit chronique, un endettement vertigineux. Les experts alertent régulièrement sur la faillite prochaine des comptes publics. Et pourtant, à parcourir Tunis et ses gigantesques banlieues, on est saisi par l’indescriptible fébrilité des habitants. Embouteillages monstres, commerces et marchés qui débordent sur la chaussée, chantiers de constructions sauvages. La rue dément les statistiques officiels. L’économie informelle, celle qui ne paye aucun droit et n’obéit à aucune loi représenterait 54% du produit interieur brut. Dans le sud et l’ouest elle dépasserait les 80%. Pour survivre, les Tunisiens sont redevenus phéniciens ; ils se débrouillent en attendant des jours meilleurs ou l’opportunité de filer en Europe.

Cette anarchie mercantile affaiblit les faibles. Les soins sont mal remboursés, l’inflation érode les pensions et le traitement des petits fonctionnaires réduits à la mendicité ou la corruption. La concurrence abaisse le prix du travail. Le gouvernement accueille les Africains de certains pays sans régulariser leur situation. Résultat : des milliers de travailleurs sans papiers corvéables à merci. On les voit dans les galeries commerciales porter le couffin des bourgeoises, servir à table dans les diners en ville, faire la plonge dans les restaurants, laver les voitures… L’ousif (le noir) généralement ivoirien ou burkinabé, souvent chrétien, toujours poli et souriant, parfaitement francophone, semble de satisfaire de sa condition transitoire de domestique.

Dans le journal en ligne Business New, Myriam ben Zineb documente l’exploitation de cette main d’oeuvre qui vient concurrencer le marché tunisien du travail de la misère. Dans le Sud, on propose 20 dinars (7 euros) aux femmes, 40 dinars aux hommes  pour aller cueillir les olives. À ce tarif, il y a toujours un clandestin somalien ou érythréen pour prendre le job. Chez les cols blancs les perspectives d’emploi ne sont pas meilleures. L’excellent journal en ligne Inkifaya décrit le quotidien d’une jeune tunisienne titulaire d’un master 2 qui survit avec un salaire mensuelle de 600 dinars (200€) chez Bolloré. Le pays compte 800 000 chômeurs dont 200 mille diplômés de l’université. Dans ces conditions, un emploi dans la fonction publique ou dans une entreprise nationale est une assurance vie que convoitent tous les jeunes. En moins de dix ans, le nombre de fonctionnaires a doublé.

Une économie de guerre et un destin commun

Le système D et les trafics en tous genres font partie de la vie quotidienne. Les grands combinards devenus milliardaires sont cités en exemple. Dans les villages proches des frontières, d’arrogants palais témoignent de la prospérité des puissants contrebandiers. Nul ne se demande d’où viennent les colossales fortunes surgies en un jour. On se contente de louer la chance de l’heureux gagnant au loto du business. « Il faut bien que je mange » dit le contrebandier, « grâce à moi, 50 familles ont du pain » dit le baron des trafiquants. Un emploi sur trois relève du travail au noir, 85% des PME en dépendent. C’est une économie de la débrouille que documente Frida Dahmani dans Jeune Afrique. La fraude fiscale représente quatre fois le déficit de l’État. On fume des Malboro algériennes de contrebande, on roule au diesel acheté clandestinement sept fois moins cher en Libye.

Ce marché commun de l’anarchie a gagné tous les secteurs de l’économie, il est alimenté par les retombées de la guerre en Libye et les financements internationaux qui soutiennent le déficit public de la Tunisie. Alors, il faudra bien un jour régulariser une situation désormais irréversible et officialiser l’union des deux pays.

Les anciens se souviennent qu’en janvier 1974, Bourguiba et Khadafi avaient proclamé la « République Arabe Islamique » de Tunisie et de Libye ; un drapeau commun, une seule armée, une constitution, un Président… Un gouvernement paritaire avait même été nommé et les électeurs avaient été convoqués pour ratifier la fusion des deux nations par référendum. Devant la bronca menaçante de la communauté internationale, Bourguiba deux semaines plus tard déchirait le traité. Mais l’histoire est patiente, rien ne lui résiste lorsque « echarb yourid » le peuple veut.

Hedy Belhassine

 

 

Références

https://www.jeuneafrique.com/mag/538651/economie/economie-informelle-en-tunisie-la-republique-de-la-debrouille/

https://www.businessnews.com.tn/article,519,87180,1https://www.banquemondiale.org/fr/country/libya/overview

https://www.banquemondiale.org/fr/country/tunisia/overviewhttps://carnegieendowment.org/2018/08/21/tunisian-libyan-border-security-aspirations-and-socioeconomic-realities-pub-77087

https://www.resetdoc.org/story/the-libyan-crisis-and-the-ineffectiveness-of-the-international-community/

https://www.chathamhouse.org/sites/default/files/publications/research/2018-04-12-libyas-war-economy-eaton-final.pdf

 



Articles Par : Hedy Belhassine

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