Turcs, Kurdes, Étasuniens et l’énigme de Kobané

Photo : Femmes en armes à Kobané

Portez une attention particulière aux femmes de Kobané, où les Kurdes syriens combattent avec la force du désespoir l’EIIS/EIIL/Da’ech. Elles luttent également contre les plans perfides des USA, de la Turquie et du gouvernement du Kurdistan irakien. Qui l’emportera ?

Commençons par parler du Rojava, qui correspond aux trois provinces en majorité kurdes du nord de la Syrie. Le plein sens de l’existence du Rojava est rapporté dans un éditorial [1] écrit (en turc) par le militant incarcéré Kenan Kirkaya. Il soutient que le Rojava propose un modèle révolutionnaire qui remet en cause l’hégémonie du système capitaliste d’État-nation, ce qui dépasse de loin sa signification régionale pour les Kurdes, pour les Syriens ou pour le Kurdistan.

 

Aïn al-Arab ou Kobané est une ville dans le nord de la Syrie, actuellement le Kurdistan syrien, située à la frontière turque
Aïn al-Arab ou Kobané est une ville dans le nord de la Syrie, actuellement le Kurdistan syrien, située à la frontière turque

 

 

Kobané, une région agricole, est à l’épicentre de cette expérimentation non violente de la démocratie, rendue possible en vertu d’une entente entre Damas et le Rojava (vous n’appelez pas à un changement de régime, nous vous laissons tranquilles). Dans l’article indiqué en note [2] (en persan), par exemple, il est précisé que même si la survie d’un seul aspect du véritable socialisme y était assurée, des millions de mécontents convergeraient vers Kobané.

Au Rojava, les décisions sont prises par des assemblées populaires multiculturelles et multiconfessionnelles. Les trois principaux dirigeants de chaque municipalité se composent d’un Kurde, d’un Arabe et d’un Assyrien ou d’un Arménien chrétien, l’un d’eux devant être une femme. Les minorités non kurdes ont leurs propres institutions et peuvent s’exprimer dans leurs propres langues.

Parmi une myriade de conseils formés de femmes et de jeunes se distingue une armée féministe, qui fait de plus en plus parler d’elle : la milice YJA Star (Union des femmes libres), l’étoile (Star) faisant référence à l’ancienne déesse mésopotamienne Ichtar).

La charge symbolique est on ne peut plus manifeste. L’armée d’Ichtar (Mésopotamie) combat l’armée de l’EIIS (dont l’acronyme anglais ISIS [3] correspond au nom d’une déesse égyptienne), qui s’est métamorphosé en califat intolérant. En ce début du XXIe siècle, les barricades derrière lesquelles se postent les femmes de Kobané sont à la ligne de front de la lutte contre le fascisme.

Inévitablement, quelques lignes parallèles pourraient être tracées entre les Brigades internationales qui luttaient contre le fascisme en Espagne en 1936 et ce qui se passe au Rojava, comme le souligne l’article indiqué en note [4], un des rares sur le sujet à être publié dans les médias grand public occidentaux.

Si ces éléments ne suffisaient pas à rendre fous les wahhabites profondément intolérants (et leurs puissants partenaires du Golfe bourrés de pétrodollars), il y a aussi la réalité politique mondiale.

Le combat au Rojava est essentiellement mené par le PYD [5], qui est la branche syrienne du PKK turc [6], le mouvement de guérilla marxiste en guerre contre Ankara depuis les années 1970. Washington, Bruxelles et l’OTAN, sous la pression continuelle de la Turquie, ont toujours officiellement classé le PYD et le PKK comme terroristes. 

Une lecture attentive de Confédéralisme démocratique [7], le livre du chef du PKK Abdullah Ocalan qu’il faut absolument lire, démolit l’équation qui en fait un terroriste stalinien (Ocalan est confiné dans l’île-prison d’Imrali depuis 1999).

Ce à quoi le PKK et le PYD aspirent, c’est le municipalisme libertaire. En fait, c’est exactement ce que le Rojava tente d’implanter : des communautés autonomes qui pratiquent la démocratie directe en s’appuyant sur des conseils, des assemblées populaires et des coopératives gérées par des travailleurs, que défendent des milices populaires. Le Rojava se trouve ainsi à l’avant-garde d’un mouvement mondial favorisant l’économie et la démocratie fondées sur la coopération, dont l’objectif ultime serait de s’éloigner du concept de l’État-nation.

Outre cette expérimentation politique en cours dans le nord de la Syrie, sur le plan militaire, ce sont les combattants du PKK et du PYD qui ont secouru ces dizaines de milliers de Yazidis qui étaient encerclés par l’EIIS/EIIL/Da’ech sur les hauteurs du mont Sinjar, et non pas les bombes américaines comme on l’a prétendu. À l’heure actuelle, comme l’indique la coprésidente du PYD, Asya Abdullah [8], ce qu’il faut, c’est un corridor pour briser l’encerclement de Kobané par les brutes du calife Ibrahim.

Le jeu de puissance du sultan Erdogan

De son côté, Ankara semble être résolu à poursuivre sa politique d’avoir beaucoup de problèmes avec nos voisins. 

Pour le ministre turc de la Défense Ismet Yilmaz, la principale cause de la présence de l’EIIS, c’est le régime syrien. N’étant pas en reste, le Premier ministre Ahmet Davutoglu, à qui l’on doit la doctrine zéro problèmes avec nos voisins, aujourd’hui morte et enterrée, a souligné à maintes reprises qu’Ankara n’interviendra sur le terrain à Kobané pour défendre les Kurdes que si Washington présente un plan post-Assad.

Puis il y a ce personnage plus grand que nature, le président turc Tayyip Erdogan, alias le sultan Erdogan.

Les conditions du sultan Erdogan sont bien connues. Les Kurdes syriens devront lutter contre Damas, sous le commandement de cette fiction nulle qu’est l’Armée syrienne libre reconstituée (dont l’entraînement se fera en Arabie saoudite, rien de moins). Ils devront abandonner toute forme d’autonomie. Ils devront soutenir béatement la demande de la Turquie à Washington, qui est de créer une zone d’exclusion aérienne au-dessus de la Syrie ainsi qu’une zone frontalière sécurisée en territoire syrien. Le PYD et Washington ont tous les deux rejeté ces demandes et il n’y a pas de quoi s’étonner.

Le sultan Erdogan rêve de reprendre le processus de paix avec le PKK, mais en position de force. Sa seule concession jusqu’ici a été d’autoriser les peshmergas kurdes irakiens à entrer dans le nord de la Syrie pour faire contrepoids aux milices du PYD et du PKK, et ainsi éviter le renforcement de l’axe kurde anti turc.

Le sultan Erdogan sait aussi que l’EIIS/EIIL/Da’ech a déjà recruté pas loin de 1 000 titulaires de passeport turc. Un autre de ses cauchemars est que le mélange toxique en Syrak finisse tôt ou tard par déborder les frontières jusqu’en Turquie.

Les barbares sont aux portes

Les brutes du calife Ibrahim ont déjà télégraphié leur intention de massacrer ou de réduire en esclavage la population civile au complet de Kobané. Pourtant, cette ville n’a aucune valeur stratégique pour l’EIIS/EIIL/Da’ech (c’est d’ailleurs ce qu’a dit le secrétaire d’État américain John Kerry la semaine dernière, avant de se rétracter comme on pouvait s’y attendre). Le commandant du PYD dont il est question dans l’article indiqué en note [9] est très convaincant, mais il n’en demeure pas moins conscient de la menace que représente l’EIIS/EIIS/Da’ech.

Kobané n’a pas une importance capitale comme Deir ez-Zor (avec son aéroport qui permet de ravitailler l’Armée arabe syrienne) ou Hassaké (où se trouvent des champs pétrolifères contrôlés par les Kurdes avec l’aide de l’Armée arabe syrienne). Kobané n’a ni aéroport, ni champs pétrolifères.

Il faut dire toutefois que la chute de Kobané serait un excellent coup de relations publiques pour les brutes du calife, car elle renforcerait l’impression qu’elles forment une armée victorieuse, notamment auprès des nouvelles recrues potentielles titulaires de passeport de l’Union européenne. Elle leur permettrait aussi d’établir une base solide tout près de la frontière turque.

Pour l’essentiel, le jeu du sultan Erdogan consiste à combattre à la fois Damas (à long terme) et les Kurdes (à moyen terme), en laissant le champ libre (à court terme) à l’EIIS/EIIL/Da’ech. Sauf que si l’on regarde un peu plus loin, il faut donner raison à Fehim Tastekin : l’entraînement des rebelles syriens modérés [10] fictifs en Arabie saoudite finira inévitablement par la pakistanisation de la Turquie.

Comme si les choses n’étaient pas suffisamment embrouillées, voilà maintenant que Washington fait volte-face et renie son dogme à propos des terroristes, en parlant maintenant avec le PYD. De quoi causer un nouveau mal de bloc au sultan Erdogan.

La nature des tractations entre Washington et le PYD n’est pas encore déterminée. Mais certains faits sur le terrain ne trompent pas : plus de bombes et plus de largage de matériel par les USA. Il convient toutefois de ne pas prendre à la légère un élément important. Dès que Washington a plus ou moins reconnu le PYD, son chef, Salih Muslim, a rendu visite à Massoud Barzani, le chef rusé du Gouvernement régional du Kurdistan (GRK). C’est à ce moment que le PYD a promis un partage du pouvoir au Rojava avec les peshmergas de Barzani.

Les Kurdes syriens forcés d’abandonner Kobané et de s’exiler en Turquie, qui soutiennent le PYD, ne peuvent retourner en Syrie. Les Kurdes irakiens eux, peuvent aller et venir sans problème. Cet accord louche a été négocié par le chef du service du renseignement du GRK, Lahur Talabani. Point crucial, le GRK s’entend très bien avec Ankara.

Cela permet de mieux saisir encore le jeu d’Erdogan. Il souhaite que les peshmergas, qui sont les ennemis jurés du PKK, tiennent le haut du pavé dans la lutte contre l’EIIS/EIIL/Da’ech, pour mieux saper l’alliance PYD/PKK. Là encore, la Turquie oppose Kurdes contre Kurdes.

Pour sa part, Washington manipule Kobané pour légitimer sa croisade contre l’EIIS/EIIL/Da’ech (n’oublions surtout pas que tout a commencé par un déluge de baratin à propos du Khorasan, ce groupe fantomatique bidon qui s’apprêtait à refaire le coup du 11 septembre).

Ce que tout cela signifie à long terme, c’est une menace sérieuse à l’expérimentation de la démocratie directe en cours au Rojava, que Washington interprète comme un retour du communisme.

Kobané est devenu un énorme pion d’un jeu manipulé par Washington, Ankara et Irbil. Aucun de ces joueurs ne souhaite que l’expérimentation de la démocratie directe à Kobané et au Rojava s’épanouisse, s’étende et attire l’attention dans le grand Sud. Les femmes de Kobané sont non seulement en danger mortel d’être réduites à l’esclavage, mais aussi d’être amèrement trahies.

C’est encore plus inquiétant lorsqu’on voit le jeu de l’EIIS/EIIL/Da’ech à Kobané pour ce qu’il est essentiellement : une tactique de diversion, un piège pour l’administration Obama. Ce que les brutes du calife veulent vraiment, c’est la province d’Anbar en Irak, qu’ils contrôlent en grande partie, et la ceinture de Bagdad, d’une importance cruciale. Les barbares sont aux portes non seulement de Kobané, mais aussi de Bagdad.

Pepe Escobar

 

Article original en anglais : Turks, Kurds, Americans : the Kobani riddle, Russia Today, 22-10-2014

Traduit par Daniel pour Vineyardsaker.fr

Notes

[1] Rojava, sadece bir yön tayini değildir, Özgür Gündem, 29-08-2014

[2] جذابیت کوبانی برای جوانان در چیست؟, Hafteh.de, 04-10-2014

[3] ISIS est l’acronyme anglais de Islamic State in Iraq and Syria, appelé en français l’État islamique en Irak et en Syrie (EIIS).

[4] Why is the world ignoring the revolutionary Kurds in Syria ?, The Guardian, 08-10-2014

[5] Partiya Yekîtiya Demokrat ou Parti de l’union démocratique

[6] Partiya Karkerên Kurdistan ou Parti des travailleurs du Kurdistan

[7] Confédéralisme démocratique, par Abdullah Ocalan, première édition, 2011[8] Asya Abdullah : Kobane corridor is essential, Kurdish Question, 2014

[9] Interview With YPG Commender : ISIS Has Lost in Kobané, The Rojava Report, 17-10-2014

[10] Turkey to train Syrian rebels, but at what cost ?, Al Monitor, 16-10-2014

 

Pepe Escobar est l’auteur de Globalistan : How the Globalized World is Dissolving into Liquid War (Nimble Books, 2007), de Red Zone Blues: a snapshot of Baghdad during the surge (Nimble Books, 2007) et de Obama does Globalistan (Nimble Books, 2009).



Articles Par : Pepe Escobar

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