Ukraine: « Des comportements à géométrie variable »

A contre-courant des analyses sur l’actualité en Ukraine, Jean GERONIMO, économiste spécialiste des questions économiques et géostratégiques russes décrypte les raisons du conflit.

Docteur en économie, Jean Geronimo est spécialiste des questions économiques et géostratégiques russes à l’Université Pierre Mendès France à Grenoble.

Comment appréciez-vous l’intervention européenne en Ukraine ?

C’est un des éléments de la guerre tiède, un concept développé dans mon livre sur la Pensée stratégique russe. Il s’agit de la guerre froide mais actualisée, avec moins d’idéologie, recentrée sur le contrôle des états stratégiques sur plan politique mais aussi énergétique. Ce qui est le cas de l’Ukraine. Je me réfère beaucoup à Zbigniew Brzezinski qui a écrit un ouvrage fondateur en 1997 que je surnomme le livre rouge de la pensée américaine. Il appelle déjà l’Ukraine un pivot géopolitique que les USA ont tout intérêt à contrôler. Or, cet homme a eu et a encore beaucoup d’influence sur la politique américaine, qui consiste non plus à contenir la Russie comme c’était le cas pendant la guerre froide, mais à la faire reculer. Et l’Europe est un outil pour y parvenir. Au même titre que l’Otan.

Le parlement de Crimée a annoncé un référendum le 16 mars sur le rattachement à Moscou et des militants pro-russes ont défilé. photo AFP

Le parlement de Crimée a annoncé un référendum le 16 mars sur le rattachement à Moscou et des militants pro-russes ont défilé. photo AFP AFP – AFP – (c) Copyright Journal La Marseillaise

Comment cela se passe-t-il ?

L’Europe utilise le soft power. Au nom de valeurs démocratiques, elle va condamner la Russie, financer des ONG défendant les droits de l’homme qui finissent par renverser un pouvoir légitime au profit de dirigeants ultralibéraux et donc pro-américains. On l’a vu en Ukraine en 2003, puis en Georgie, puis au Kirghizistan…Une force de frappe médiatique importante est développée pour conditionner l’opinion publique et renverser un président. C’est ce qui vient de se passer avec Viktor Ianoukovitch qui avait été légalement élu en 2002. Le jour où il a été renversé, il avait accédé à toutes les demandes de l’opposition. Alors pourquoi cette nouvelle attaque ? Mon hypothèse est que l’on a réactivé les mouvements extrémistes, qu’ils ont tiré sur les policiers. Bref qu’on a construit politiquement un coup d’état qui aurait pu être évité. Les motivations de respect des droits de l’homme et de corruption invoqués pour démettre un président légitime sont à géométrie variable et ne servent ainsi à démettre personne en Arabie Saoudite, en Turquie, en Azerbaïdjan…

L’Union européenne semble pourtant centrale dans ce dossier puisque les premières manifestations sont liées au refus d’accepter l’accord d’association proposé ?

Cet accord était une orientation vers le tout marché, sur le modèle développé en Grèce, avec baisse des dépenses publiques, compression de l’Etat providence qui reste encore important en Ukraine, héritage du système soviétique. Un véritable big bang. Il était donc légitime de ne pas l’accepter tel quel. Mais Viktor Ianoukovitch ne l’a pas refusé, il a demandé des modifications. Son erreur est d’avoir longtemps laissé croire qu’il le signerait et d’avoir demandé des changements au moment même où il se rapprochait de la Russie. Russie qui a d’ailleurs un discours bien différent puisque sa proposition de rapprochement avec l’Ukraine ne se fait pas contre l’Europe. Mais pour en revenir à la question, il n’a jamais refusé l’accord alors que cela a été présenté ainsi. Ce qui me semble une désinformation. Tout comme des fausses informations ont justifié dans le passé l’intervention au Kosovo, en Irak ou en Lybie.

Il y a quand même eu des manifestations de milliers de citoyens ?

Sur impulsion de gens financés et formés par l’occident. Le jour où le président a été démis, on a vu des manifestants défiler sous les drapeaux de la division SS Galicie, se référant au collaborateurs nazis ukrainiens ! Après ces manifestations, des membres du parti fasciste Svodboda sont entrés au gouvernement ! Et sur tout cela pas un mot de l’Europe ou des Etats-Unis. Obama va même jusqu’à dire que l’on grossit une chose minuscule. Ce n’est pas minuscule. Cela grossit tous les jours car cette tendance néo-nazi se réveille en Ukraine comme dans tous les pays baltes.

Parmi les manifestants se trouvaient aussi des personnes dénonçant la corruption et politique libérale de Ianoukovitch. Un fait souligné par le parti communiste ukrainien qui, sur la question pro-russe ou pro-européen en appelle à un référendum ?

Le pays était effectivement mal géré et Ianoukovitch a voulu jouer sur plusieurs tableaux en même temps, s’appuyant sur l’extrême droite pour faire passer ses réformes, tablant sur l’ultralibéralisme puis opérant un virage à 90°, misant sur l’Europe puis sur la Russie…. On m’a rapporté que si Poutine le considérait comme légitime, il l’estimait décrédibilisé politiquement.

Concernant le référendum, ma conviction est que les pro-russes seraient majoritaires mais ce n’est pas scientifique d’où l’utilisation du conditionnel. Le problème d’un référendum est qu’on ne pourrait plus revenir en arrière. Or, l’interdépendance entre l’économie ukrainienne et russe suppose des années de travail pour parvenir à les séparer sans que la première n’en pâtisse trop.

Que se passera-t-il quand on s’apercevra que les entreprises ukrainiennes ne sont pas compétitives et qu’elles n’ont plus les débouchés russes sachant que 30% des exportations sont destinées à Moscou ? Quand la Russie supprimera les tarifs préférentiels sur le gaz qui permettent à l’Ukraine de ne pas plomber sa dette ? Des licenciements ? Du chômage ?

Par ailleurs, le choix européen pourrait enclencher des réactions en chaîne et derrière une éventuelle adhésion à l’Europe, ce serait la question de l’Otan. C’est tout au moins ce qui me semble programmé du point de vue des Américains car une adhésion à l’Otan serait une menace adressée directement à la Russie, à l’opposé de ce qui avait été promis à Gorbatchev. Et ensuite ? Le développement du bouclier antimissile de Bush en Ukraine ?

Mais Poutine n’est pas non plus un saint, il est aussi extrêmement libéral ?

Oui il est libéral, mais pas ultralibéral comme a pu l’être Eltsine. Il fait appel au libéralisme pour rendre l’économie russe performante. Mais c’est un libéralisme orienté dans un pays ou l’état représente encore 35 à 40% du PIB. Le rôle de l’Etat est donc encore très important.

Il y a quand même l’intervention militaire en Crimée ?

Il ne faut pas voir les choses avec les slogans médiatiques que l’on cherche à nous imposer. C’est le retour de l’armée rouge ? Mais de quoi parle-t-on ! Pourquoi hier les Américains auraient pu intervenir au Panama pour protéger leurs ressortissants et que la Russie ne pourrait le faire en Crimée où la majorité de la population est russe et craint des lois anti-russes déjà programmées à Kiev où les pro-occidentaux sont majoritaires ? Pourquoi l’intervention en Crimée serait un déni de souveraineté quand cela ne l’était pas en Irak ?

Entretien réalisé par Angélique Schaller



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