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Vingt ans sans l’URSS, qu’en pensent les Russes ?
Par Clémence Larocque et Maria Gorkovskay
Mondialisation.ca, 27 octobre 2011
Le Courrier de Russie 27 octobre 2011
Url de l'article:
https://www.mondialisation.ca/vingt-ans-sans-l-urss-qu-en-pensent-les-russes/27330

Instructif, étonnant, cet échantillon, entre cent autres, de ce que « pensent les Russes » du « bon vieux temps » et des événements qui ont bouleversé leur existence depuis vingt ans, loin des grands discours convenus sur le sujet.

Pas surprenant pour ceux qui sont au parfum, mais bien pour ceux qui n’ont,  pour toute source d’information, que « nos médias » (ou les « nouveaux Russes » comblés de l’opulente Moscou)  et qui ne peuvent donc considérer ce genre d’opinions que comme « politiquement incorrectes », et au mieux comme étranges et incompréhensibles. (Comment !!! Ils n’aiment pas la Démocratie ?!).

Quelques nuances toutefois : il faudrait préciser que les personnes interrogées ont l’âge d’avoir vécu le passé soviétique. Il y manque l’avis de jeunes qui ont grandi ou même sont nés après la disparition de l’URSS…qui ont un peu le tournis, à entendre, dan leurs familles ou à la télé, tant d’avis et d’images contradictoires. De nombreuses enquêtes d’opinion, depuis une dizaine d’années et plus, soulignent la persistance de « nostalgies » et de « regrets » comme dans le document ci-après, mais aussi de sentiments très partagés selon ce que l’on désigne par « passé soviétique » (quelle époque ? quelles situations ?) ou selon que l’on a soi-même vécu. On peut aussi rappeler que les espoirs de changement, dans les années 80, étaient aussi forts que les déceptions ultérieures. Sans doute, « le changement » espéré n’est pas celui advenu, et cela compte beaucoup dans la représentation que l’on se fait de ce qui a été « perdu ».

Chez les jeunes, qui n’en ont rien connu ou très peu, il y a tantôt du rejet, tantôt une idéalisation d’un « paradis perdu », éventuellement de l’indifférence et de la dérision.

Jean-Marie Chauvier

Il y a vingt ans, les différentes républiques qui composaient l’URSS proclamaient les unes après les autres leur indépendance, et le 8 décembre 1991, l’URSS n’existait plus, remplacée par la Communauté des Etats Indépendants (CEI). Alors que l’heure est au bilan de ces vingt dernières années, Le Courrier de Russie est allé à la rencontre de citoyens russes de plus de cinquante ans, sur l’esplanade de la Bibliothèque Lénine à Moscou, pour connaître leurs impressions sur ce qu’ils ont perdu.

Les Russes par Pavel Bezrukov.

Le Courrier de Russie : Vingt ans après la chute de l’URSS, qu’en reste-t-il  ?

Natalia, 80 ans, ancienne directrice de la Bibliothèque Lénine : Pour moi, l’URSS n’est pas juste le passé, c’est toute ma vie. De mon point de vue, rien n’a changé. Toute ma vie se trouve dans cette bibliothèque et vous voyez, elle est toujours là !

Nikolaï, 62 ans, chargé du département «mission à l’étranger» à la Bibliothèque Lénine : Tout a changé : l’éducation, le travail, la famille, la retraite… Pour ainsi dire, tout est resté là-bas, en Union soviétique, dont je n’ai que de bons souvenirs. Aujourd’hui, elle n’apparaît plus que sur les bâtiments.

Valentina, 70 ans, ancienne commerciale : J’ai adoré l’URSS, j’y ai vécu presque toute ma vie. Mais aujourd’hui, nous vivons dans une autre société et plus rien n’est comme avant. Il faut juste s’y faire !

Nina, 55 ans, retraitée et ancienne directrice de cantine : Rien n’a vraiment changé… A vrai dire, je m’habitue à toutes les situations, qu’elles soient difficiles, comme le changement de régime que nous avons connu, ou plus simples. Je fais avec, c’est tout !

Evgeniï, 71 ans, ancien menuisier : Assez peu de choses issues de cette ancienne vie perdurent aujourd’hui. On vit mieux maintenant, c’est indéniable. Mais en général tout s’est dégradé, notamment au sein de l’Etat. Les choses ne sont plus organisées de la même manière et les relations entre les gens se sont détériorées. Notamment avec l’administration et les fonctionnaires, auprès de qui il est devenu vraiment compliqué d’obtenir un renseignement.

Loudmila, 72 ans, ancienne vendeuse : Très peu de choses, en vérité ! Les gens ont changé et nous nous sommes juste habitués à vivre autrement…

Célébrations du 9 mai 2008 par James Hill.

LCDR  : Etes-vous nostalgique de cette époque ? Que regrettez-vous en particulier ?

Natalia : Non, je ne regrette rien. Il ne faut pas trop penser à cette époque qui est déjà loin derrière nous… Tant que je tiens sur mes jambes, cela me suffit !

Nikolaï : L’avant et l’après-URSS sont deux images de la vie qu’on ne peut pas comparer. Les valeurs ne sont plus les mêmes. Avant, nous travaillions pour améliorer la société et aider notre prochain, et nous étions heureux car nous étions dirigés : nous savions où nous allions. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Toutes ces belles valeurs ont laissé place à l’individualisme et à l’argent. Je ne suis pas nostalgique, par contre je regrette le système éducatif soviétique. Avant, le niveau scolaire était élevé et l’enseignement était gratuit, ouvert à tous. Aujourd’hui, tout se monnaie. L’éducation est en quelque sorte «commercialisée», les gens pensent que s’ils payent une éducation à leurs enfants, ces derniers doivent forcément obtenir un diplôme, qu’importe qu’ils aient des notes suffisantes ou pas…

Valentina : Ce que je regrette le plus c’est la stabilité qui régnait à cette époque. Nous savions que nous trouverions toujours du travail et que même si les retraites étaient faibles, elles suffisaient pour vivre normalement. Aujourd’hui, c’est loin d’être le cas…

Nina : Nous vivions tous ensemble dans une sorte d’harmonie générale. La vie était plus chaleureuse et nous partagions beaucoup plus de moments les uns avec les autres, comme de simples repas ou des activités culturelles… Sur ce point, les Russes ont bien changé, ou peut-être est-ce simplement les Moscovites ? Quant à la vie professionnelle… je suis aujourd’hui retraitée et pourtant je continue à travailler pour subvenir à mes besoins.

Evgeniï : Je suis nostalgique de tout ce qui concerne les loisirs des enfants et des jeunes. Très peu, aujourd’hui, font partie d’associations, comme nous le faisions à leur âge : c’était une bonne manière de passer du bon temps intelligemment, en réfléchissant ensemble.

Loudmila : Lorsque nous étions réunis sous l’égide de l’URSS, nous assistions à de grandes découvertes scientifiques, et nous pouvions rêver qu’un jour nous en ferions partie en intégrant des instituts pour y étudier gratuitement. Les gens étaient globalement plus communicatifs, plus joyeux : aujourd’hui, les Russes ne se parlent plus. Quant à la vie culturelle, elle était vraiment accessible à tous. Nous allions souvent au cinéma, au théâtre, les prix étaient très abordables. Maintenant, ce sont mes enfants qui m’achètent des billets car ma pension ne suffit plus.

Je me rappelle également que la vie à Moscou était moins dangereuse : je pouvais laisser mon fils de sept ans se promener seul en le surveillant par la fenêtre, de temps à autre. Maintenant, il y a trop de criminalité dans les rues. Mais ce qui me manque sans doute le plus, c’est la possibilité de voyager. Lorsque j’étais plus jeune, nous partions avec mon époux dans les autres républiques de l’URSS pour presque rien…

Les Russes par Pavel Bezrukov.

LCDR : Pensez-vous que le communisme et ses dirigeants ont aidé au développement de la Russie ?

Natalia : Je ne pense pas que ce soit l’idéologie en soit qui nous ait permis d’avoir l’importance que nous avions dans le monde, au lendemain de la Seconde guerre mondiale. Nous devons vivre avec honneur et conscience, peu importe le système politique qui nous dirige.

Nikolaï : Pour moi, le communisme signifiait l’égalité. Je ne sais pas si tous les hommes d’Etat soviétiques travaillaient vraiment pour cette idéologie, mais je dirais que Lénine a réformé notre société car le peuple le voulait et comprenait en quoi cela allait être mieux. Voilà pourquoi cela a fonctionné pendant si longtemps. Aujourd’hui, des réformes sont engagées alors qu’elles ne sont pas expliquées à la population. C’est la raison de leurs échecs. Les leaders communistes l’avaient compris, eux.

Nina : Je pense surtout que le communisme a su apporter une certaine sûreté à la société russe, dans nos professions ou dans nos familles. Nous étions certains d’avoir un bon salaire. Les gens avaient de l’argent mais peu de choix dans les magasins, alors qu’aujourd’hui, nous pouvons acheter une multitude de produits, venus du monde entier, mais nous n’avons plus l’argent… Quel paradoxe !

Evgeniï : Les communistes ont bien évidemment aidé la Russie à se développer dans les domaines scientifiques, industriels… Tout ce que nous avons aujourd’hui est un héritage de l’URSS, il n’y a rien eu de nouveau depuis. Force est de constater que nous ne savons plus produire puisque nous importons tout !

Loudmila : Tout ce que je peux dire c’est que ce sont les communistes eux-mêmes qui ont détruit l’URSS. Mikhaïl Gorbatchev y a grandement participé et c’est pourquoi je lui en veux tout particulièrement.

Les Russes par Pavel Bezrukov.

LCDR : Comment la ville de Moscou a-t-elle évoluée depuis ?

Natalia : Moscou a beaucoup changé, notamment l’atmosphère qui y règne. L’humeur des gens est différente, je le vois sur leurs visages. La vie est plus dure dans la capitale, les Moscovites sont plus solitaires. Malgré tout, ici, comme dans tous les pays de l’ex-URSS, les anciens bâtiments demeurent et j’en suis très heureuse.

Nikolaï : La ville n’est plus la même du point de vue architectural. Aujourd’hui, les bâtiments sont construits les uns à côté des autres sans harmonie ou sont dénaturés, comme ici à la Bibliothèque Lénine, pourquoi une statue de Dostoïevski se dresse-t-elle désormais devant ? C’est hors de propos ! Et comme si cela ne suffisait pas, de vieux édifices sont collés à des appartements modernes et sans goût. A titre de comparaison, je trouve que Saint-Pétersbourg a su mieux conserver son patrimoine. De nos jours, dans la capitale, au lieu de rénover, on détruit tout !

Valentina : J’aime le Moscou d’aujourd’hui ! Les villes évoluent constamment et je ne pense pas que notre ville a perdu son âme. C’est pour moi l’essentiel.

Nina : Je trouve que la ville s’est embellie avec les années. Mais, vous savez, je suis une éternelle optimiste alors peut être que je ne vois pas ce qui a changé en mal !

Evgeniï : La ville n’est plus la même, mais dans le bon sens. Elle est notamment plus propre que pendant l’URSS. La seule chose qui me dérange c’est que nous détruisons trop souvent des bâtiments historiques. C’est pourtant notre patrimoine culturel !

Loudmila : Moscou a complètement changé et je le regrette. Souvent, je me remémore l’époque où la ville contenait encore de nombreuses maisons en bois à deux étages. Elles n’étaient pas forcément très belles mais c’est l’image que je garde de l’endroit où j’ai toujours vécu. Aujourd’hui, il y a beaucoup trop de nouveaux bâtiments. Mais bon, il faut reconnaître que la ville a toujours son charme !

Propos recueillis par : Clémence Laroque et Maria Gorkovskaya

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