40 mauvaises années
« C’EST LE MOMENT de la détente pour ceux qui sont fatigués/ du repos pour ceux qui travaillent dur/ Une nuit pâle couvre/ les champs de la vallée de Jezreel/ couverts de rosée sous la lune/ du kibboutz Alfa au moshav Nahalal… »
C’est ce que nous chantions quand nous étions jeunes. Maintenant, c’est une émission télévisée nostalgique avec des jeunes des années 50 chantant des chants de pionniers.
Les pensées vagabondent. Qui étaient les pionniers, les premiers à chanter ces chants ?
Ils venaient des riches foyers de Saint Péterbourg, de quelques shtetl en Galice, étaient fils et filles de professeurs d’université en Allemagne. Peut-être étaient-ils partis en Amérique comme la plupart des migrants à cette époque. Mais ils furent attirés par un pays oriental lointain, par une grande aventure nationale. Ils vivaient dans une grande pauvreté, travaillant dur sous un soleil torride auquel ils n’étaient pas habitués, et ils rêvaient d’une société humaine parfaite.
Ils étaient de vrais idéalistes. Il ne leur venait pas à l’esprit qu’ils faisaient du mal à des êtres humains d’un autre peuple. Pour eux, les Arabes faisaient partie du paysage romantique. Ils croyaient en toute innocence qu’ils apportaient le bonheur et le progrès à tous les habitants du pays.
Aujourd’hui, quatre ou cinq générations plus tard, ils apparaissent tout à fait différents. Leur innocence est oubliée. Pour beaucoup celle-ci n’est qu’une hypocrisie flagrante qui couvre le vol et l’oppression.
C’est un des résultats de 40 années d’occupation. Les colons d’aujourd’hui se prétendent les héritiers de ces pionniers des années 20 et 30. Ils se disent les pionniers d’aujourd’hui. Ces voyous voleurs, violents, attendent en fait de nous que nous considérions les pionniers de cette époque comme leurs ancêtres spirituels.
Si nous additionnons tous les dommages que l’occupation nous a causés – à nous aussi et pas seulement aux victimes directes, les habitants des territoires occupés – ne l’oublions pas. L’occupation empoisonne la mémoire nationale. Elle souille non seulement le présent mais également le passé, non seulement aux yeux du monde, mais également à nos propres yeux.
IL SUFFIT ce que l’occupation a fait à la religion juive.
Dans mon enfance, on m’a enseigné à la maison que le judaïsme était une religion humaine, une « lumière à l’égard des gentils ». Le judaïsme signifie refuser la violence, mettre l’esprit au-dessus de la force, transformer un ennemi en ami. Un juif a le droit de se défendre – « si quelqu’un vient pour te tuer, tue-le d’abord » dit le Talmud – mais pas par amour de la violence ou ivresse du pouvoir.
Qu’en reste-t-il ?
Des amis inquiets m’ont récemment envoyé par courrier électronique quelques extraits d’une déclaration du rabbin Mordechai Eliyahou, ancien grand rabbin séfarade d’Israël et chef spirituel des colons et de l’ensemble du camp sioniste religieux. Dans une lettre au Premier ministre, le rabbin décréta qu’il n’est pas permis d’avoir de la compassion pour la population civile de Gaza si cela met en danger les soldats israéliens. Son fils, Samuel, a interprété ce décret au nom de son père : si l’assassinat de cent Arabes ne suffit pas à arrêter le lancement de fusées Qassam sur Israël, alors il faut en tuer mille. et si cela ne suffit pas, alors il faut en tuer 10.000, et 100.000 et même un million. Tout cela pour arrêter les Qassam, qui, au cours des années n’ont même pas tué une dizaine de Juifs.
Quel rapport y a-t-il entre ce point de vue « religieux » et le Dieu qui (Genèse, 18) promit de me pas détruire Sodome s’il s’y trouvaient dix Justes ?
Quelle différence y a-t-il entre cette conception morale et celle des nazis qui exécutaient dix otages pour tout soldat allemand tué par les résistants ?
L’injonction du rabbin n’a suscité aucune réaction. Il n’y a pas eu de tollé, ni dans ses troupes ni dans l’opinion publique. Le nombre des rabbins qui soutiennent de telles méthodes a atteint des centaines. La plupart d’entre eux viennent des colonies. C’est une conception « religieuse » qui s’est développée dans l’atmosphère empoisonnée de l’occupation, une religion de l’occupation. Elle déshonore la religion juive, présente et passée.
Il n’est pas étonnant qu’une personne profondément religieuse comme Abraham Burg, ancien Président de la Knesset et chef de l’Agence juive, ait cette semaine renoncé au sionisme et demandé que soit abolie la définition d’Israël en tant qu’Etat juif.
IL N’Y A rien de nouveau à souligner que l’occupation est en train de détruire l’armée israélienne.
Une armée ne peut pas remplir sa mission de défense contre des ennemis potentiels si elle a servi pendant des décennies comme force de police coloniale. On peut donner des noms séduisants à un escadron de la mort – Equipe Mangue ou unité Pêche – mais il reste ce qu’il est : un instrument brutal d’assassinat et d’oppression.
Un officier qui aujourd’hui planifie, dans le style de la mafia, l’assassinat d’un « militant de premier plan », par une action clandestine dans la casbah de Naplouse, ne sera pas capable demain de conduire un bataillon de chars contre un ennemi bien formé. Une armée qui tire sur des lanceurs de pierres, qui poursuit des enfants dans les ruelles du camp de réfugiés de Balata ou qui largue une bombe d’une tonne sur un quartier d’habitation ne peut pas, du jour au lendemain, se transformer en une force efficace sur un champ de bataille moderne dans une guerre de dernier recours.
On n’a pas besoin de le lire dans le rapport de la commission Winograd. Il suffit de comparer les commandants de 1967 – des gens comme Yitzhak Rabin, Israël Tal, Ezer Weitzman, Dado Elazar et Matti Peled – avec les personnalités correspondantes d’aujourd’hui. Après quarante ans d’actions méprisables contre un peuple sans défense, l’armée n’attire plus de jeunes qui se distinguent par leur pensée originale et leur motivation élevée, audacieux et pleins de ressources. Elle attire le médiocre du médiocre.
Au cours de la guerre des Six-Jours, nous avions une petite armée bien formée et équipée, qui défendait l’Etat à l’intérieur de la Ligne verte, décrite un jour par Abba Eban comme les « frontières d’Auschwitz ». Cette armée n’eut besoin que de six jours pour vaincre quatre armées ennemies. Depuis lors, après que le territoire a été aggrandi et que des « frontières de sécurité » idéales ont été obtenues, l’armée est devenue beaucoup plus importante et son budget souvent fortement augmenté. On peut en voir les résultats dans la seconde guerre du Liban.
D’un point de vue militaire, l’occupation est une grave menace pour la sécurité de l’Etat.
RESTE la Cour suprême. Les sondages montrent que les gens se moquent de la Knesset et méprisent le gouvernement, mais qu’ils respectent la Cour suprême qu’ils considèrent comme un bastion de la démocratie et une source de fierté.
Dernièrement, il s’est avéré que ce respect n’est pas fondé. Peu après le départ à la retraite du président de la Cour suprême, Aharon Barak, le système judiciaire dans son ensemble a commencé à sombrer dans un marécage d’intrigues, d’accusations mutuelles et même de diffamation. Non seulement dans des blogs internet anonymes, mais aussi dans les déclarations du nouveau ministre de la Justice, lui-même désigné par un Premier ministre poursuivi par des scandales personnels de corruption.
Comment en est-on arrivé là ?
Depuis de nombreuses années maintenant, la Cour suprême vit dans un monde d’illusion. Les juges ont fermé les yeux sur leurs propres actes. Tout en croyant qu’ils représentaient un pilier de libéralisme et de démocratie, ils ont autorisés des exécutions extra-judiciaires. ont fermé les yeux alors que la torture était devenue routinière. Ils ont créé des montagnes de sophismes pour démontrer que le Mur monstrueux est nécessaire à la sécurité, essayant de cacher le fait évident que son but principal est de s’emparer de territoire pour les colonies.
Quand la Cour internationale de justice a publié son avis simple, clair et indiscutable selon lequel le mur viole le droit international et plusieurs conventions qui ont été signées y compris par Israël, notre Cour suprême n’en a tout simplement pas tenu compte.
Un tribunal qui se ment à lui-même dans un secteur ne peut pas garder son intégrité dans un autre. Le « bastion de la démocratie » a été ébranlé et peut s’écrouler entièrement.
En attendant, la législation est entachée de lois racistes – depuis la loi qui empêche des citoyens israéliens de vivre en Israël avec une épouse palestinienne, jusqu’à celle qui a reçu cette semaine une première approbation à la Knesset et qui permet à 80 députés d’expulser un de leurs collègues pour avoir exprimé tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la Knesset, des critiques contre des ministres ou des commandants supérieurs de l’armée.
ON NE PEUT le nier : 40 années d’occupation ont changé l’Etat d’Israël plus qu’on ne le croit.
Cela est évident dans tous les aspects de la vie. Tous ont été contaminés.
Des jeunes de 18ans, dont la plupart ont été élevés par de bons parents porteurs de valeurs morales, sont appelés dans l’armée, entrent dans la sous-culture brutale de leurs unités et reçoivent un endoctrinement qui justifie tous les actes de brutalité contre les Arabes. Seuls quelques rares individus sont capables de résister à la pression. Trois ans plus tard, la majorité quittent l’armée en étant devenus des hommes durs, à la sensibilité émoussée. La brutalité dans nos rues, les meurtres fréquents autour des discothèques, la prolifération du viol et de la violence à l’intérieur de la famille, tout cela vient sans aucun doute de la réalité au jour le jour de l’occupation. Après tout, il s’agit des mêmes personnes.
Un policier qui est envoyé à Hébron et au barrage d’Hawara, qui traite les habitants comme des êtres inférieurs, qui agit avec sadisme ou qui ferme les yeux sur le sadisme de ses camarades se transformera-t-il en une personne différente quand il rentrera le lendemain à Tel-Aviv, Haïfa ou Shefa-Amr ? Se réveillera-t-il le lendemain matin, comme par miracle, en dévoué serviteur de ses compatriotes dans une société démocratique ?
Depuis des années maintenant, les services de sécurité, la police et l’armée, mentent sur des événements dans les territoires occupés. Mentir est devenu une habitude. Peu de journalistes au monde acceptent désormais ces discours inconditionnement. Et quand mentir devient la norme dans un secteur, la pratique du mensonge ne s’arrête pas là. Les menteurs de l’armée, de la police et des autres services se sont habitués à mentir sur d’autres questions également.
Dans les « territoires », la corruption s’en donne à cœur-joie. Les officiers du gouvernement militaire enlèvent leurs uniformes et se trouvent impliqués dans des affaires véreuses. Le barons capitalistes profitent aussi des liens avec eux. Bien sûr, ce n’est pas la seule source de corruption qui est devenue un fléau de l’Etat, mais c’est sûrement un facteur qui y contribue.
L’OCCUPATION produit la pourriture, qui alors pénètre tous les pores de l’organisme nationale.
Quarante ans après, il y a une légère ressemblance entre l’Etat d’Israël tel qu’il est aujourd’hui et l’Etat que les fondateurs avaient à l’esprit : un modèle de justice sociale, d’égalité et de paix. Les fondateurs rêvaient d’une société moderne, éclairée, laïque, libérale, socialement progressiste, avec une économie florissante profitant à tous. La réalité, comme nous le savons, est devenue très, très différente.
Certes, on ne peut pas accuser l’occupation de tout. Avant 1967 aussi, le jeune Etat était loin d’être parfait. Mais les gens avaient alors le sentiment que c’était une situation temporaire. Les choses pouvaient être corrigées et améliorées. Quand la république israélienne s’est transformée en un empire israélien naissant, la détérioration spectaculaire a commencé.
A LA FIN de la guerre des Six-Jours, le monde entier nous a félicités. Le petit et brave David avait gagné contre Goliath. Maintenant c’est nous qui sommes vus comme un Goliath sans cœur, brutal.
Le boycott contre Israël annoncé par plusieurs organisations étrangères doit allumer une lumière rouge. Dans la Déclaration d’indépendance des Etats-Unis, Thomas Jefferson a écrit que chaque nation doit se conduire avec « respect pour l’opinion de l’humanité ». Ce n’était pas seulement une question d’éthique mais aussi de bon sens pratique. Pour nous, poursuivre une occupation qui viole le droit international, c’est cracher au visage de l’humanité éclairée.
Israël a soulevé des attentes différentes que le Congo ou le Soudan. Mais depuis des années maintenant, des centaines de millions de personnes le voient quotidiennement sous la forme de soldats d’occupation, armés jusqu’aux dents, maltraitant une population sans défense. L’effet accumulé devient maintenant clair.
On peut traiter l’opinion de l’humanité avec dédain, dans l’esprit de la question de Staline « de combien de divisions le Pape dispose-t-il ? » Mais c’est stupide. L’opinion internationale peut s’exprimer d’un millier de façons différentes. Elle influence la politique des gouvernements et de la société civile. Les tentatives de boycott ne sont qu’un symptôme précurseur.
Mais au-delà de toutes les mauvaises choses que l’occupation a apportées à Israël, à l’intérieur et à l’extérieur, il y a quelque chose qui concerne chacun de nous. Tout être humain veut pouvoir être fier de son pays. L’occupation nous en empêche.
LE JOUR DU 40e anniversaire de l’occupation de Jérusalem Est, une télévision étrangère a voulu m’interviewer dans le quartier musulman de la Vieille ville. Nous marchions dans la via Dolorosa, le chemin de la Croix. La rue était presque vide. Les propriétaires de boutiques offrant des antiquités, des tapis précieux et des souvenirs se tenaient sur le pas de leur portes, dégageant le désespoir et essayant de nous entraîner à l’intérieur.
De temps en temps, de petits groupes de touristes passaient. Chaque groupe était accompagné de quatre gardes de sécurité vêtus de blanc, deux devant et deux derrière. Chacun d’eux avait à la main un pistolet chargé, prêt à ouvrir le feu à la seconde. C’est ainsi qu’ils marchaient dans la rue.
Voilà la réalité de « Jérusalem unifiée et indivisible, la capitale éternelle d’Israël », comme le dit le slogan officiel, quarante ans après sa « libération ».
Article original en anglais, Gush Shalom, 9 juin 2007.
Traduit de l’anglais « Forty Bad Years » : RM/SW
Uri Avnery est journaliste et cofondateur de Gush Shalom.