50ème anniversaire du premier épandage d’agent chimique au Viêt Nam
Déclaration d’André Bouny

Un demi-siècle plus tard, les générations occidentales devraient se souvenir que la guerre américaine du Viêt Nam constitua une des principales tribunes de leur émancipation. Or, lors de mon intervention au Conseil des droits de l’homme à l’ONU, le 27 mars 2007, 4e session, aussi étonnant que cela puisse paraître (dans un tel lieu où des gens très intelligents et très bien informés discutent des grands problèmes du monde et travaillent ensemble pour trouver des solutions) il s’agissait de la première présentation sur l’Agent Orange. Bien des personnes présentes dans l’assemblée réalisèrent avec stupéfaction leur méconnaissance de cette guerre chimique.
Il ne m’est pas possible ici d’aborder dans le détail les aspects environnementaux, sanitaires, historiques, politiques, diplomatiques, éthiques, et juridiques liés à l’Agent Orange.
Aujourd’hui, au Viêt Nam, la troisième (voire quatrième) génération est touchée : ce sont les petits-fils et les petites-filles de combattants ou de civils exposés, des gens sains de corps et d’esprit, qui engendrent encore des enfants aux formes inhumaines, nés viables ou pas. Lorsqu’un être échappe à la morphologie générique de son espèce, il est banni. C’est la règle. Il fait peur, parce qu’il est différent ; son apparence physique peut être fort déplaisante, voire terrifiante, mais il ne faut pas oublier qu’il est un être humain, et que plus que tout autre, il a besoin de l’aide de ses semblables. Nous ne devrions pas nous focaliser sur sa différence, mais sur ses ressemblances, sur ce que nous avons de commun avec lui : notre humanité. En ce sens, le crime de l’Agent Orange est actuel, et ce n’est pas une vue de l’esprit ni une formule que de dire que la guerre du Viêt Nam continue.
D’un point de vue logique, il ne faut pas confondre liens de corrélation et liens de causalité entre l’Agent Orange (dioxine) et les pathologies engendrées. Cela n’est d’ailleurs pas spécifique aux sciences. De la même manière, on peut dire que l’absence de preuve n’est pas une preuve. Et la science n’est pas… omnisciente. L’intime conviction en matière de justice n’a-t-elle pas pour but de combler ce vide ? À l’heure actuelle, si la science ne parvient pas à démontrer et à expliquer les mécanismes aboutissant à une anomalie (en l’occurrence, en grande partie par manque de moyens concernant l’Agent Orange et/ou la dioxine), elle ne peut pas davantage nier purement et simplement les possibles liens de causalité. Dans ce cas de figure, une interprétation large est admissible tout autant qu’une restreinte. Cela posé, la ligne de partage reste la réalité, les victimes sont là. Nous devons séparer ce qui relève de l’observation et du constat des faits, et ce qui a trait aux niveaux des connaissances qui permettent la compréhension des mécanismes aboutissant à ces faits. C’est toute la différence entre la réalité et la compréhension que l’on peut en avoir (à partir d’explications scientifiques prouvées et acceptées par la communauté scientifique). Encore une fois, ce n’est pas parce que la science ne parvient pas à établir et expliquer un processus dans les moindres détails que l’état de fait observable, lui, n’est pas. Comme la science n’est pas parvenue à établir des preuves dans tous les domaines où l’on suspecte une incidence toxique, pathogène ou tératogène de la dioxine, les principales bases de données toxicologiques (ATSDR, ChemID, GENOTOX, ITER, TOXLINE, etc.) restent muettes à ce sujet car elles attendent un positionnement scientifique ferme pour pouvoir s’y adosser. L’histoire récente nous enseigne la complexité de ces méandres. Pourquoi les États-Unis n’ont-ils pas entrepris des études épidémiologiques au Viêt Nam comme l’amiral Zumwalt, le commandant en chef de la Marine US, le conseillait ? N’oublions pas que la toxicité du 2,4,5-T était connue (contamination d’ouvriers de l’industrie chimique et accidents industriels) bien avant qu’on ne découvre l’existence des dioxines qu’il recélait ! La science n’avait pas découvert l’existence des dioxines, et pourtant les méfaits sanitaires de cet acide les renfermant avaient été constatés. Enfin, tout le monde peut consulter la Convention de Stockholm sur les Polluants Organiques Persistants (POP) réservant une place particulièrement néfaste aux dioxines, et qui fut mise en place par 160 gouvernements, conseillés par leurs scientifiques respectifs : il s’agit donc bien là d’une reconnaissance de l’exceptionnelle toxicité de la dioxine par la communauté scientifique internationale.
Enfin, souvenons-nous que lorsque les vétérans états-uniens (eux-mêmes victimes de l’Agent Orange qu’ils avaient épandu), parviendront après maintes péripéties à terrasser le tabou, l’Académie nationale des Sciences de Washington fut chargée, par l’intermédiaire de son Institut de médecine, d’étudier (dans les bonnes normes, sous-entendu occidentales) les éventuels liens de cause à effet des « herbicides » et « défoliants » utilisés au Viêt Nam. Et, en 1994, c’est le coup de tonnerre. Des liens sont formellement établis entre la dioxine contenue dans les agents chimiques et des maladies. Une première liste est publiée en 1996. Ce répertoire est mis à jour tous les 2 ans. Et comme il fallait s’y attendre, malheureusement, cette recension de pathologies s’accroît sans cesse au fil du temps, jusqu’à rejoindre celle établie (au moyen de mauvaises normes, selon les États-uniens) par les professeurs vietnamiens dès les premières années de cette guerre chimique. Les cohortes de vétérans de Corée du Sud, de Nouvelle-Zélande, d’Australie (ayant combattus aux côtés de l’armée US), présentaient les mêmes afflictions, tout comme les Laotiens et Cambodgiens qui subirent des épandages.
Je souhaite plein succès à cette 2ème conférence internationale sur l’Agent Orange à Hanoi. Que son compte rendu s’ajoute à ceux des conférences internationales sur la dioxine de Stockholm, Hanoi, et Paris, afin que cesse l’interprétation sélective du droit international, mettant fin au « deux poids deux mesures » en matière de justice, et au déni.
André Bouny : père adoptif d’enfants vietnamiens ; fondateur de D.E.F.I. Viêt Nam ; président du « Comité International de Soutien aux victimes vietnamiennes de l’Agent Orange et au procès de New York » ; auteur de Agent Orange, Apocalypse Viêt Nam, préfacé par l’historien états-unien Howard Zinn et l’avocat français William Bourdon, Éditions Demi-Lune (collection Résistance) 2010, Paris ; a publié une centaine d’articles sur l’Agent Orange.