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A cause du Pentagone, la Maison Blanche est exclue des négociations internationales sur la Syrie
Par Moon of Alabama
Mondialisation.ca, 30 décembre 2016
moonofalabama.org 21 décembre 2016
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Le New York Times déplore aujourd’hui que les négociations internationales sur la situation en Syrie se poursuivent sans aucune participation américaine : la Russie, l’Iran et la Turquie se rencontrent pour des pourparlers en Syrie, sans les États-Unis.

La Russie, l’Iran et la Turquie se sont réunis à Moscou mardi pour travailler à un accord politique qui mette fin à la guerre de près de six ans et trouver une solution au conflit qui serve leurs intérêts, en laissant les États-Unis de côté. 

Le secrétaire d’État John Kerry n’a pas été invité. Les Nations Unies n’ont pas non plus été consultées.

Avec les forces pro-gouvernementales ayant fait des gains critiques sur le terrain […] 

(Note : La dernière phrase disait à l’origine, à juste titre, « les forces pro-syriennes… », pas « les forces pro-gouvernementales… » Elle a été modifiée après que j’ai noté le changement de ton « pro-syrien » sur Twitter.)

La Russie a exclu les États-Unis de toute discussion à venir sur la Syrie, après que ceux-ci ont fait éclater un accord que Kerry, après avoir fait durer les négociations, avait finalement conclu avec le ministre russe des Affaires étrangères, M. Lavrov.

Dans une interview récente, Kerry reconnaît que c’est l’opposition du Pentagone, pas de Moscou ni de Damas, qui a fait voler en éclat son accord avec la Russie sur la Syrie :

Il a eu récemment un différend, au sein de l’administration, avec le secrétaire à la Défense Ashton Carter. Kerry a négocié un accord avec la Russie pour faire des opérations militaires conjointes, mais l’accord n’a pas tenu.

« Malheureusement, nous avions des divisions au sein de nos propres rangs qui ont rendu sa mise en œuvre extrêmement difficile, a déclaré Kerry. Mais je crois en cet accord, je pense que cela peut fonctionner, aurait pu fonctionner. »

L’accord de Kerry avec la Russie n’est pas « tombé à l’eau » tout seul. Le Pentagone l’a activement saboté, en attaquant intentionnellement et perfidement l’armée syrienne.

L’accord avec la Russie a été conclu en juin. Il prévoyait des attaques coordonnées contre ISIS et al-Qaïda en Syrie, tous deux désignés comme terroristes par deux Résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies qui appellent tous les pays à les éradiquer. Pendant des mois, les États-Unis n’ont pas réussi à séparer leurs « rebelles modérés » formés, ravitaillés et payés par la CIA et le Pentagone d’al-Qaïda, bloquant ainsi l’accord. En septembre, l’accord a été modifié et s’est trouvé enfin prêt à être mis en œuvre.

Le Pentagone n’en voulait toujours pas, mais la Maison Blanche est passée outre :

L’accord que le secrétaire d’État John Kerry a annoncé avec la Russie, pour réduire le nombre de morts en Syrie, a creusé un fossé de plus en plus voyant entre M. Kerry et le secrétaire à la Défense, Ashton B. Carter, qui a de profondes réserves sur le projet de joindre les forces américaines aux russes pour cibler les groupes terroristes.

Carter fait partie des fonctionnaires de l’administration qui ont repoussé l’accord lors d’une conférence téléphonique avec la Maison Blanche la semaine dernière, au cours de laquelle M. Kerry, qui participait à la conférence depuis une installation sécurisée de Genève, a manifesté une contrariété de plus en plus grande. Le président Obama a finalement approuvé l’accord après des heures de débat, mais les responsables du Pentagone ne sont toujours pas convaincus.

[…]

« Je ne dis ni oui ni non », a déclaré le lieutenant-général Jeffrey L. Harrigian, commandant du Commandement central des Forces aériennes des États-Unis, à une conférence vidéo. « Il serait prématuré de dire que nous allons sauter dessus. »

Le général du CentCom a menacé de ne pas se conformer à la décision prise par son commandant en chef. Il n’aurait pas osé le faire sans l’accord du secrétaire à la Défense, Ash Carter.

Trois jours plus tard, les forces aériennes américaines de CentCom et des avions alliés danois ont attaqué les positions de l’armée syrienne près de la ville assiégée de Deir Ezzor. Trente-sept attaques aériennes qui ont duré une heure, ont tué entre 62 et 100 soldats de l’Armée arabe syrienne et fait beaucoup plus de blessés. Ces derniers tenaient une position défensive sur les collines surplombant l’aéroport de Deir Ezzor. Peu de temps après l’attaque aérienne américaine, les forces d’ISIS ont pris d’assaut les collines et elles les tiennent toujours. Le ravitaillement des 100 000 civils et soldats de Deir Ezzor est maintenant menacé, sinon impossible. L’attaque de CentCom met ISIS en position de conquérir Deir Ezzor et d’établir la « principauté salafiste » de leurs rêves dans l’est de la Syrie.

Dès le début de l’attaque américaine, le centre d’opérations syro-russe avait essayé de contacter l’agent de coordination du Commandement central des États-Unis pour stopper l’attaque. Mais cet officier était injoignable et les militaires de CentCom qui ont reçu les appels russes, ont tout simplement raccroché :

Quand l’officier russe a réussi à joindre son contact – qui n’était pas à son bureau – et à lui expliquer que la coalition bombardait une unité de l’armée syrienne, « un bon nombres de frappes » avaient déjà eu lieu, a déclaré à la presse le porte-parole du Commandement central américain, le colonel John Thomas, au Pentagone, mardi.

Jusqu’à l’attaque, les parties syrienne et russe avaient, comme convenu avec Kerry, maintenu un cessez-le-feu pour permettre la séparation des « tachetés » 1 de la CIA et des forces d’Al-Qaïda. L’attaque aérienne de CentCom a mis fin à l’accord entre Kerry et Lavrov :

A la réunion organisée d’urgence au Conseil de sécurité de l’ONU sur la question, les tempéraments étaient échauffés. Le représentant permanent de la Russie à l’ONU, Vitaly Chourkine, s’est interrogé sur le timing des frappes, deux jours avant que la coordination russo-américaine dans la lutte contre les groupes terroristes en Syrie, ne commence. 

« Je n’ai jamais vu une manifestation aussi extraordinaire de l’emploi abusif de la force par les Américains », a-t-il dit, après avoir brusquement quitté la réunion.

Le Pentagone a lancé son enquête habituelle de blanchiment et un gros rapport de synthèse (pdf) a été publié fin novembre.

Gareth Porter a quand même trouvé quelques informations utiles dedans.

Le rapport, publié par le Commandement central des USA, le 29 novembre, montre que les officiers supérieurs du Centre des opérations conjointes des forces aériennes étasuniennes (CAOC) de la base aérienne d’al-Udeid, au Qatar, qui sont responsables de la décision de lancer le raid aérien de septembre à Deir Ezzor :

  • ont induit en erreur les Russes sur l’endroit où des États-Unis allaient lancer des frappes, pour que la Russie ne puisse pas avertir les troupes syriennes

  • ont ignoré les informations et analyses du renseignement les avertissant que les positions ciblées étaient celles du gouvernement syrien et non de l’état islamique 

  • sont passés brusquement d’un processus de ciblage à une frappe immédiate, en violation des procédures normales de l’Armée de l’Air.

L’enquête a été dirigée par un général de brigade. Il était trop peu gradé pour enquêter sur le lieutenant général Harrington ou le défier. Le nom d’un co-enquêteur a été effacé du rapport et remplacé par la mention « information concernant un gouvernement étranger ». Cet officier était probablement danois.

Quatre jours après la publication officielle du rapport d’enquête, le gouvernement danois, sans donner aucune explication officielle, a retiré son contingent aérien de toute opération ultérieure sous commandement américain en Irak et en Syrie.

Avec l’attaque de Deir Ezzor, le Pentagone a :

  • mis ISIS en position de remporter la victoire au siège de Deir Ezzor, où plus de 100 000 civils et soldats sont menacés d’être brutalement assassinés, 

  • préparé le terrain pour l’établissement d’une « principauté salafiste » contrôlée par ISIS dans l’est de la Syrie

  • trompé un allié européen de l’OTAN et perdu sa coopération active sur la Syrie et l’Irak 

  • fait éclater l’accord de Kerry avec la Russie pour une lutte coordonnée contre ceux que l’ONU qualifie de terroristes, en Syrie

  • provoqué l’exclusion des États-Unis des négociations internationales ultérieures sur la Syrie

Il est clair que l’officier étasunien responsable de l’attaque et de ses conséquences est le lieutenant général Jeffrey L. Harrigian qui s’était déjà prononcé publiquement contre l’accord que son commandant en chef avait accepté. Il avait probablement l’appui du secrétaire à la Défense, Ash Carter.

La Maison Blanche n’a pas réagi à cette insubordination ouverte de l’armée, qui sape sa diplomatie.

Emptywheel note que, sur une autre question, la CIA est également en insurrection assez ouverte contre les décisions du président :

Cela m’inquiète que quelqu’un ait pensé que c’était une bonne idée de laisser fuiter des critiques sur un échange téléphonique [présidentiel] par l’intermédiaire du téléphone rouge. On pourrait penser que ce dispositif repose sur la confiance que, même si la situation est fortement dégradée, deux dirigeants d’États disposant de l’arme nucléaire peuvent se parler franchement et directement.

 

 

Article original en anglais :

syria-obama2

How The Military Excluded The White House From International Syria Negotiations

Traduction : Dominique Muselet

Note :

  1. Allusion aux chèvres tachetées que Jacob a reçues de Laban, en les séparant des autres chèvres dans la bible (Genèse 30:25 ;31:16) 
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