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A Haïti, « les jeux sont faits »
Par Maurizio Matteuzzi
Mondialisation.ca, 12 février 2006
Il Manifesto, Le Grand Soir (traduction en français) 12 février 2006
Url de l'article:
https://www.mondialisation.ca/a-ha-ti-les-jeux-sont-faits/1961

Le rite des élections a été célébré, selon le cliché imposé à tout prix par l’Amérique et par la « communauté internationale ».Comme en Afghanistan et en Irak, à Haïti aussi on a commencé par la fin de la chaîne de la démocratisation au lieu du début.

Par contre, à l’inverse de Kaboul et Bagdad, à Port-au Prince ils n’ont peut-être pas (encore ?) trouvé le Karzai et l’Allawi haïtiens. Du coup, ils devront peut-être se contenter de Préval. Qui pourrait réserver des surprises désagréables (pour eux) et de bons espoirs pour les haïtiens et les latino-américains. Eux – les américains, les français, l’ONU…- et leurs référents haïtiens – les Réginald Boulos, président de la Chambre de commerce et patron de la moitié de Haïti, les André Apad, porte-parole du Groupe des 184, et patron de l’autre moitié- confient pouvoir prendre René Préval, si c’est lui qui gagne, dans le vieil étau : se soumettre ou se démettre. Un piège qui a fonctionné, jusqu’à présent. Mais qui pourrait ne plus fonctionner, maintenant que sont en lice les Lula, Kirchner, Morales et surtout un certain Chavez. Avec son pétrole et ses dollars.

René Préval - 101.1 ko
René Préval

A Haïti, « les jeux sont faits »

il manifesto, envoyé spécial à Port-au-Prince, 9 février 2006.

Et voilà, les jeux sont faits. Comme en Irak, toutes proportions et distinctions gardées, les élections ont eu lieu, les gens ont voté avec enthousiasme (et patience et gaieté caraïbéennes), apparemment sans fraudes importantes, il n’y a eu que trois ou quatre morts et on n’a pas constaté le bain de sang d’autres fois, l’ONU et la « communauté internationale » se réjouissent déjà en félicitant le « valeureux peuple haïtien » dans l’attente des premiers résultats provisoires, « dans trois jours », et définitifs « entre 7 et 10 jours ». On saura alors si, comme tout porte à croire, René Préval a gagné, et de combien. L’homme qui incarne les espoirs de retour des masses pauvres qui se reconnaissaient dans le président Jean-Bertrand Aristide, chassé en février 2004 par un coup d’état téléguidé par Washington. Et, malgré lui, devenu aussi, peut-être, le candidat de la « communauté internationale » et de la communauté des affaires haïtienne, qui voit en lui le seul capable de stabiliser une situation que la Mission Onu pour la stabilisation de Haïti, la Minustah, n’a pas été en mesure de gouverner pendant ces deux dernières années de protectorat.

On saura aussi, d’ici quelques jours, si Préval aura gagné au premier tour ou s’il devra aller au ballottage du 19 mars et avec qui : avec, en s’en tenant aux pronostics, Leslie Manigat, vieux gibier du duvaliérisme recyclé dans le néo-libéralisme american-style, ou Charles-Henri Baker, un industriel blanc – même s’il dit qu’il est mulâtre pour essayer d’accroître ses chances électorales- dont le slogan de campagne est « lod, disiplin, travay », ordre, discipline, et travail, en créole.

L’infernale Cité Soleil

Et l’on connaîtra enfin aussi la réelle participation au vote de dimanche dernier. Qui à l’œil nu est apparue comme massive et qui, si même elle n’était que de 60%, serait considérée comme un succès. Sans oublier toutefois une donnée significative. Haïti a environ 8.5 millions d’habitants, qui, une fois enlevé le million et demi de la diaspora aux USA, au Canada et en Europe, (qui ne peut pas voter à l’étranger), font 7 millions environ. Comme il est coutume dans les pays pauvres et dans la sensualité caribéennes, les enfants sont nombreux même si, du fait de cette pauvreté, ils meurent tôt et nombreux (la mortalité infantile est de 123 pour mille, contre 5 pour mille en Italie et… à Cuba), et les adultes aussi meurent tôt, et en nombre (l’espérance de vie en Haïti est de 52 ans). Ceci dit, cependant, les 3,4 millions de haïtiens au dessus de 18 ans qui constituent officiellement le total de la population en âge de voter dimanche, sont insuffisants. Et le soupçon, fondé, est que ceux qui se sont pas faits inscrire ne sont pas que des gens qui ne s’intéressent pas au vote, mais sciemment exclus du procès électoral. Des gens des couches les plus pauvres et indociles, pour employer un euphémisme, qui, selon toute probabilité, auraient voté en masse pour Aristide et, donc, pour son remplaçant Préval.

A Cité Soleil, par exemple. Dans cette infernale Cité du Soleil, prise entre la mer et la Route nationale numéro 1, vivent sur à peine 5 kms carrés entre 250 et 300 mille personnes. Là, personne n’entre qui ne soit un kamikaze ou les samaritains héroïques de l’hôpital géré par Médecins sans Frontières. Pas la Police Nationale Haïtienne et pas même les casques bleus de la Minustah, qui préfèrent la tenir constamment sous le tir depuis les check points sur la Route N. 1 ; et quand ils tirent, le font avec les mitrailleuses lourdes comme s’ils étaient en guerre, balayant tout : les baraques et leurs habitants. Cité Soleil est le royaume de la pauvreté absolue, sans loi qui ne soit celle de la jungle, et donc de la petite et grande criminalité, des armes et de la drogue. Le règne des gangs qui font, de temps en temps, des incursions sanglantes hors de leurs limites et des « Chimères », les groupes de choc qui guerroyaient sans faire de prisonniers avec les autres bandes armées, légales ou non, et soutenaient à mort Aristide, dont la petite église salésienne de Saint Jean Bosco – ou plutôt ses restes détruits et calcinés après une attaque des « autres »- n’est qu’à quelques centaines de mètres.

A Cité Soleil, les inscrits sur les listes électorales de dimanche n’étaient pas plus de 60 mille, et pourtant, dans ce bidonville fourmillant, il n’y avait aucun des 804 centres de vote ouverts dans le pays. Ceux qui, de ces 60 mille inscrits, ont voulu voter, ont dû marcher et aller à la recherche de leur bureau de vote, à 4 ou 5 kilomètres de distance, ne trouvant souvent ni leur nom ni leur photo sur la liste électorale, et s’entendant dire qu’il devait réessayer qui sait où.

Il est indéniable toutefois que le vote de dimanche ait été, et puisse être reconnu, comme un « succès ». Qu ce soit pour les haïtiens, qui ont voulu marquer de nouveau « la dignité d’un peuple libre et fier », ou pour la « communauté internationale », qui a voulu faire de ces élections le symbole classique (truqué) de la stabilisation et re-démocratisation d’un pays perdu, en payant des prix politiques encore difficiles à quantifier et des prix économiques quantifiables en au moins 60 millions de dollars (16 millions le Canada, 20 millions l’Union Européenne, 17 millions les Etats-Unis, un million le Brésil..). Les élections probablement les plus chères du monde.

Dimanche soir, les urnes closes, l’état major national et international s’est présenté à la presse à l’Hôtel Montana – des terrasses duquel, sur les collines de Petionville, Port au Prince et Cité Soleil en contre bas ont l’air d’un autre monde- et a chanté victoire. « Journée historique » et « Vive les élections, vive Haïti » pour Max Mathurin, le président haïtien du Conseil électoral provisoire ; « Processus admirable » pour le chilien Juan Gabriel Valdès, le chef civil de la Minustah ; « Tout ok » pour l’autre chilien, Miguel Insulza, secrétaire général de l’Osa, l’Organisation des Etats américains ; « Climat tranquille, patience et responsabilité des électeurs », pour l’eurodéputé belge Johan Van Hecke, chef de la centaine d’experts et observateurs de l’Ue. Félicitations au peuple et à eux même qui n’ont pas été ébranlées par les insistantes questions critiques posées surtout par des journalistes haïtiens (« retards dans l’ouverture des sièges », « dysfonctionnements », « trop de gens qui n’ont pas pu voter »…)

Le choix des organisateurs de concentrer les 9200 sièges en seulement 800 centres électoraux a provoqué dès le début de l’aube des files apocalyptiques, qui, au fil de la journée, sont devenues insupportables sous le soleil, mais qui ont été supportées avec enthousiasme, patience et même gaieté par les haïtiens. Au Lycée National Alexandre Pétion, dans le quartier, populaire et, jusque récemment, problématique, de Bel Air, autour de la cathédrale catholique de Notre Dame et à la cathédrale épiscopale de la Sainte Trinité, il y avait 35 sièges, et au milieu de la matinée, la foule qui attendaient serpentait sur des kilomètres, surveillée d’en bas et des toits par des soldats du contingent brésilien.

Pire que dans les favelas de Rio

Les électeurs luttaient pour essayer de trouver leur siège et une fois entrés devaient chercher si leur nom, et pour les nombreux analphabètes, leur photo, apparaissait sur la liste. Ensuite ils devaient se débrouiller, dans le « secret » d’une urne représentée par une feuille de carton, entre les trois cartes-« draps » avec les noms et les photos de plus de 30 candidats à la présidence et des 47 partis à la Chambre et au sénat. Même scène à Logement 2004, un grand complexe d’habitations construit à l’occasion du bicentenaire de l’indépendance il y a deux ans, qui se dresse au milieu des broussailles désertes du vieil aéroport : là, au rez- de chaussée, étaient installés 40 sièges électoraux et régnait une peur diffuse parce que c’était un des lieux où devaient aller voter les gens de Cité Soleil. Comme observateurs, en dehors de quelques journalistes américains qui suaient comme des chevaux sous leurs gilets pare-balles, les casques bleus brésiliens avec les blindés de l’ONU et les mitrailleuses lourdes pointées sur la foule bruyante. Avant de venir pour leurs 6 mois de service à Haïti, les militaires brésiliens avaient été entraînés dans les favelas de Rio, où l’on pensait que l’ambiance fut plus ou moins celle qu’ils allaient trouver à Port-au-Prince : je demande à un soldat carioca, pire ici ou à la Rocinha de Rio : « Não, ici c’est pire, bien pire… ».

Mais même ici il n’est rien arrivé comme, semble-t-il, dans le reste du pays, sauf quelque épisode de violence mineure.

Le rite des élections a été célébré, selon le cliché imposé à tout prix par l’Amérique et par la « communauté internationale ». Comme en Afghanistan et en Irak, à Haïti aussi on a commencé par la fin de la chaîne de la démocratisation au lieu du début. Par contre, à l’inverse de Kaboul et Bagdad, à Port-au Prince ils n’ont peut-être pas (encore ?) trouvé le Karzai et l’Allawi haïtiens. Du coup, ils devront peut-être se contenter de Préval. Qui pourrait réserver des surprises désagréables (pour eux) et de bons espoirs pour les haïtiens et les latino-américains. Eux – les américains, les français, l’ONU…- et leurs référents haïtiens – les Réginald Boulos, président de la Chambre de commerce et patron de la moitié de Haïti, les André Apad, porte-parole du Groupe des 184, et patron de l’autre moitié- confient pouvoir prendre René Préval, si c’est lui qui gagne, dans le vieil étau : se soumettre ou se démettre. Un piège qui a fonctionné, jusqu’à présent. Mais qui pourrait ne plus fonctionner, maintenant que sont en lice les Lula, Kirchner, Morales et surtout un certain Chavez. Avec son pétrole et ses dollars.

Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio.

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