A la rencontre de l’Autre, en Israël et en Palestine

Dans le meilleur des cas, en voulant apprendre à toute force aux enfants israéliens et palestiniens à « s’entendre » entre eux, on ne fait qu’enterrer les vrais problèmes.

On hésite à critiquer ce genre d’initiative. Elles débordent de tellement de bonne volonté, et elles sont si trognons. Mais la myriade d’efforts dispensés dans le monde entier afin de placer les enfants impliqués dans des conflits politiques, en particulier dans le conflit palestino-israélien, dans une sorte d’intimité forcée – écoles, camps de vacances, ou initiatives du même type – dans l’espoir qu’ils seront amenés à se connaître et à apprendre que le petit camarade est un être humain, risque de (et, bien souvent, ne fait que) pérenniser le conflit. Ces initiatives bien-intentionnées ne font, en définitive, que détourner l’attention des problèmes réels et des griefs réels, et bercer les gens dans l’illusion que toute cette douceur et toute cette lumière représenterait quelque part un progrès quelconque sur la voie de la résolution du conflit.

Un de ces camps de filles israéliennes et palestiniennes se tient, à plusieurs reprises, chaque été, dans une villégiature de montagne, près de là où nous habitons, au Nouveau Mexique. Ces dernières années, ce camp a rassemblé des adolescentes des deux côtés, pour une vie commune de deux semaines – à partager les chambres, les repas pris en commun, les activités artisanales et musicales, et des conversations interminables sur elles-mêmes, sur leur société, sur leur peur mutuelle. Elles en repartent avec une nouvelle perspective ; elles sont capables de voir dans l’autre des personnes réelles, avec des préoccupations similaires à propos des garçons, une même anxiété d’adolescentes, des problèmes identiques avec les parents. Toutefois, aussi égales aient-elles été dans les montagnes du Nouveau Mexique, elles ne retournent certainement pas chez elles en tant qu’égales, et elles ne retrouvent pas non plus un ensemble de circonstances entièrement nouveau et différent dans leur vie quotidienne…

Des initiatives du même type se déploient, un peu partout. L’association Graines de Paix [Seeds of Peace] fait se réunir des enfants de conflits, en particulier des Arabes et des Israéliens, dans les forêts du Maine, depuis des décennies. Il y a une école internationale, relevant du système United World College, créé voici des décennies par Lord Mountbatten dans l’espoir d’amener les dirigeants futurs du monde à apprendre de la culture d’autrui et à forger une civilité dans un âge précoce, dans un autre village, pas très loin de là où nous habitons. Il y a des écoles, en Israël et en Palestine, destinée aux enfants des deux côtés, supposées leur enseigner la narration nationale de l’autre. A Jérusalem, voici quelques jours, nous avons rencontrés un des principaux promoteurs de la plus récente de ces tentatives de créer des écoles pour les jeunes d’Israël-Palestine. Cet homme, un Américain qui manifeste un intérêt récent pour le conflit, rassemble des enseignants israéliens et palestiniens afin de définir un programme qui enseigne aux enfants des deux côtés qu’ils sont à même de réaliser bien plus de choses à travers l’ouverture et l’amitié qu’au moyen de la colère et de la haine.

Bien entendu, ça n’est jamais une mauvaise idée, pour des ennemis, d’entreprendre de se connaître mutuellement, et c’est une idée géniale que de former les jeunes, dans des sociétés en conflit, à regarder par-dessus la frontière et à voir, de l’autre côté, des êtres humains respectables, et non des monstres. Mais à moins qu’il y ait une quelconque perspective raisonnable de voir changer de manière drastique les conditions dans lesquels ces enfants retourneront (une fois leurs vacances terminées), l’expérience s’assimile plus à une diversion et à un préjudice qu’à un pas en avant. Les filles, dans ce camp d’été, peuvent acquérir une nouvelle perspective, mais si elles retournent à leurs existences ségréguées d’enfants d’une population occupée vivant sous la domination des filles d’une puissance occupante, rien n’aura changé. L’idée que ces jeunes gens vont grandir et devenir les dirigeants de leur pays respectif, et que le fait d’avoir eu cette expérience qui réchauffe le cœur, à savoir d’avoir eu l’occasion de connaître l’ « autre », ne pourra que générer des changements notables dans leur âge adulte, c’est un peu court. D’une part, dans le cas d’un conflit comme le conflit palestino-israélien, beaucoup trop de personnes seront tuées, durant les vingt ou trente années à venir, avant que ces jeunes soient à des postes de responsabilité et amenés à exercer un pouvoir quelconque dans leur société respective. Par ailleurs, quels que soient les changements dans leur vision des choses et dans leur mode de pensée qu’ils auraient été en mesure d’acquérir en raison de ce qu’ils auront appris les uns des autres et les uns sur le compte des autres à l’âge de quinze ou seize ans, ces changement ont fort peu de chance de subsister, à moins que les circonstances dans lesquelles ils vivent changent, elles aussi, du tout au tout…

Nul ne devrait escompter qu’un camp d’été ayant rassemblé des filles d’esclaves avec des filles de propriétaires d’esclaves ait un impact durable, dès lors qu’au terme de deux semaines idylliques, ils retournent dans un contexte où l’esclavage se sera poursuivi, et où les filles d’esclaves continueront à vivre soumises aux filles des esclavagistes. De la même manière, on ne peut attendre de réel changement, dès lors que les filles des Palestiniens opprimés continuent à vivre sous la domination des filles de leurs oppresseurs israéliens. A la fin de ces camps d’été, à la fin de chaque trimestre, dans les écoles fréquentées, ensemble, par des jeunes Palestiniens et des jeunes Israéliens, les jeunes Israéliens retournent immanquablement à leur existence ordinaire d’Israéliens – ils font leur service militaire, il dominent et humilient des Palestiniens à des checkpoints dans l’ensemble de la Cisjordanie, ils habitent, bien souvent, dans des colonies construites illégalement sur des territoires palestiniens confisqués, ils emprisonnent des Palestiniens dans la bande de Gaza, ils vivent, de manière générale, comme la population favorisée d’un Etat majoritairement juif qui accorde fort peu de droits aux non-juifs, et en particulier aux Palestiniens. Les leçons de réconciliation et de respect mutuel de l’humanité de l’Autre, que l’on enseigne dans ces camps et dans ces école, ne servent strictement en rien, dépourvues qu’elles sont de toute valeur sur le long terme.

Ce sont presque toujours des Israéliens et des pro-israéliens qui créent ces écoles coopératives et ces camps de vacances – des sionistes soft dont le désir de mettre fin au conflit en mettant fin à l’occupation est tout à fait sincère, mais dont le principal souci est de préserver Israël en tant qu’Etat juif, et qui, par conséquent, très vraisemblablement de manière inconsciente, mais néanmoins notable, agissent entièrement au service d’Israël. L’initiative est bien moins d’enseigner le roman national palestinien aux enfants israéliens que de tenter d’amener des enfants palestiniens à comprendre et à admettre le point de vue israélien. Une lettre d’information publiée par les organisateurs du camp d’été de filles, au Nouveau Mexique, récemment, notait triomphalement que, vers la fin des sessions, les filles palestiniennes en étaient même parvenues au point de comprendre pourquoi les filles israéliennes devaient retourner remplir leurs obligations militaires vis-à-vis de leur pays. Il n’y a pas la moindre trace, dans l’esprit de ces organisateurs, de l’idée d’induire de sérieux changements dans la situation sur le terrain en Israël/ Palestine, ni d’altérer la hiérarchie de supériorité des juifs sur les Arabes, qui définit tant Israël que les territoires palestiniens occupés.

A la différence de la plupart des autres, l’organisateur d’une telle école, que nous sommes allés rencontrer à Jérusalem, est un Palestino-américain. Mais, lui aussi opère à partir d’un cadre de référence israélo-centré. Dans ses propos, il ne fut question que de faire que des enfants palestiniens, y inclus certains enfants de sa parenté vivant en Cisjordanie, dépassent leur haine d’Israël et arrêtent de tirer des roquettes à partir de Gaza. Il est tellement impliqué dans la perspective israélienne, et tellement drapé dans son optimisme qu’à eux seuls les discours et l’enseignement pris ensemble peuvent résoudre tous les problèmes, qu’au cours d’une visite dans la bande de Gaza, il n’a vu que le poudroiement du soleil. Tout le monde est heureux, à Gaza, annonça-t-il de manière absurde, parce que les habitants de Gaza sont libres et jouissent de leur « Etat indépendant » ! Il n’avait rien vu des horreurs de la vie sous domination israélienne à Gaza, rien non plus des assassinats israéliens incessants, rien non plus de l’horrible pauvreté ni de l’économie dévastée, rien de l’emprisonnement des 1,4 millions de Gazaouis, rien de la réalité, à savoir que tout le malheur de Gaza est généré politiquement par la domination oppressive d’Israël. Il s’évertuait à trouver des excuses à tous les agissements d’Israël.

Mais c’est un Américain, divorcé de longue date de la Palestine, comme il l’a reconnu lui-même, et c’est le point de vue américain, c’est-à-dire le point de vue israélien, qu’il ne fait que refléter.

Il n’a parlé que de l’avenir ; le passé, a-t-il dit, n’est pas pertinent. Jamais n’a-t-il fait la moindre allusion au déséquilibre de pouvoir entre les Israéliens et les Palestiniens ; cela, aussi, n’est pas pertinent, de son point de vue. Ces réalités sont manifestement trop inconfortables pour quelqu’un qui ne croit qu’en la pertinence de sa propre approche, qui ne peut changer les réalités contemporaines, ni les réalités futures et qui, par conséquent, s’attèle à détourner l’attention, la sienne propre et celle de tous les autres, de ce qu’il faut réellement faire.

Une véritable coexistence, c’est très différent du simple fait de supporter la présence de l’autre. Apprendre à des enfants à se souffrir, que leurs parents ennemis sont des êtres humains qu’il ne faut pas déshumaniser ni diaboliser, c’est bel et bon. Mais c’est terriblement insuffisant, et c’est, de fait, mortellement incitateur à la complaisance.

Sauf à ce que leurs parents eux-mêmes n’apprennent à coexister, et à coexister dans une égalité totale, dans la justice et dans le respect mutuel de la dignité de l’autre – et sauf à ce que leurs parents s’engagent dans un effort sérieux pour modifier la réalité calamiteuse faite d’une domination juive totale et de tous les instants sur les Palestiniens – ces leçons de civilité à l’usage de la jeunesse ne seront que d’une utilité fort limitée.

Article original en anglais, Meeting the Other in Israel and Palestine, Counterpunch, 8 novembre 2007.

Traduction: Marcel Charbonnier.

Kathleen Christison est une ancienne analyste politique à la CIA ; elle travaille sur les questions moyen-orientales depuis une trentaine d’années. Elle est l’auteur des ouvrages « Perceptions of Palestine » et « The Wound of Dispossession » [La Blessure de la dépossession]. Elle est joignable à son adresse mél : [email protected].]



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