A Tokyo, dans les affres du départ

Lettre du Japon

La terre tremble tous les jours. Ici, au Japon, c’est comme ça depuis toujours. La mythologie locale le dit : sous terre, quand le dieu chargé de le contenir baisse la garde, un poisson-chat s’agite, bat de la queue, suite connue. Après le fameux séisme de 1855, notre poisson fut révéré comme dieu de… la réparation du monde. Et aujourd’hui, il sert de logo, style dessin animé, sur les consignes à suivre quand ça bouge un peu trop. Les Japonais vivent dans leurs mythes.

La capitale, Tokyo, et, avant elle, Edo, siège du pouvoir shôgounal, n’ont cessé de subir ces catastrophes : 1er juin 1615, 14 mai 1647, 21 juin 1649, 23 novembre 1703, 2 octobre 1855, etc. Les demeures sont en bois, le feu gagne en vitesse, raz-de-marée en prime. Ça fuit, mais certains se retournent pour admirer les fleurs d’Edo, Edo no hana, les maisons en flammes, car c’est aussi un fort beau spectacle. Le sens esthétique du Japonais reste imperturbable. Le fatalisme aussi, car au fond on n’y peut rien : shikata ga nai, et la formule de toujours tombe, péremptoire. Impermanence du monde : Sisyphe refait le travail jusqu’à la prochaine secousse.

Quand survient le tremblement de terre du 1er septembre 1923 — magnitude 7.9, 150 000 morts, 4 000 hectares ravagés, 400 000 maisons détruites —, il est midi, le riz bout dans la marmite, l’incendie embrase la ville, la vague submerge. Parmi les témoins occidentaux, un poète : Paul Claudel, alors ambassadeur de France, écrit un reportage sur le drame. Chez lui comme chez d’autres, la sensation que le plancher des vaches vous échappe : « C’est une chose d’une horreur sans nom que de voir autour de soi la grande terre bouger comme emplie tout à coup d’une vie monstrueuse et autonome… Sous nos pieds, un grondement souterrain… un choc, encore un autre choc, terrible, puis l’immobilité revient peu à peu, mais la terre ne cesse de frémir sourdement avec de nouvelles crises qui reviennent toutes les heures. »

Claudel, un an plus tard, ne peut s’empêcher de revenir sur l’horreur. Du côté de Yoshiwara, le quartier des plaisirs cher à son compatriote Pierre Loti : « Ces pauvres filles dont les cadavres ballonnés et blancs grouillaient à la surface de ces étangs maudits où elles furent cuites. » Il constate comme d’autres le calme, le flegme, le stoïcisme de la population, qui s’abstient de faire état de sa douleur et de son désarroi, pourtant non moins ressenti. Mais qui s’en prendra aussi aux Coréens, boucs émissaires accusés d’avoir empoisonné les puits, propagé les incendies, etc. Claudel lui, fuit à Yokohama en plantant là le personnel de son ambassade. Non loin de là, Hiro-Hito, le prince héritier, se réfugie, lui, dans les fondations de béton du palais impérial, d’où il imposera la reddition du Japon après Hiroshima et Nagasaki, dans la nuit du 9 au 10 août. Quand notre diplomate français retourne à Tokyo, la ville se relève, à peine deux semaines après le séisme : les trams roulent sur les voies principales, le marché aux poissons rouvre ! Le gouvernement met un point d’honneur à rebâtir en dépit des conseils pressants, plusieurs fois réitérés depuis lors, de déplacer la capitale.

Mutatis mutandis, rien de nouveau au fond, ce vendredi 11 mars à 14 h 45. La population s’affole peut-être, mais suit les consignes. Voilà un bon moment déjà qu’on l’attendait, ce tremblement de terre, vu que Tokyo se trouve sur une belle faille, mais allez savoir si c’est le bon, si le pire n’est pas encore à venir. Et puis, la population découvre, malheur aidant, que certaines centrales nucléaires sont aussi placées sur des failles et qu’il y aurait risque de fusion. Le paradoxe, en somme, c’est que le pays le plus sécuritaire au monde est aussi le moins sûr et le plus instable.

De quoi vous forger le sentiment bien trempé de la précarité du monde, de son impermanence, à plus forte raison en pays bouddhiste. L’impermanence se vit au quotidien au Japon : la ville paraît un chantier perpétuel, les immeubles se refont, le paysage urbain change vite. Tout un chacun se tient prêt à l’inévitable. S’il se passe un certain temps sans secousse sismique, cela vous fait drôle, tant vous vivez dans la conscience diffuse que vous êtes sur une terre mouvementée. Le principe d’ordre du confucianisme aidant, les Japonais ont appris à respecter cette mère-nature pas commode du tout, plutôt possessive, capable de reprendre ses droits à tout moment, à se faire tout petits pour ne pas déranger. Respect infini qui se prolonge dans celui de la société, dans la résignation devant tout ce qui arrive : il convient de faire contre mauvaise fortune bon cœur. D’où le sourire social qui signifie que le sujet s’efface et se fond dans sa communauté pour répondre à l’urgence du moment sans maugréer. D’où un certain conformisme qui freine la remise en question des pouvoirs.

Du déterminisme, tout cela, sans doute. Les Japonais affectent le calme, mais n’en sont pas moins nerveux. L’esprit de groupe engendre un dispositif d’autocontrôle qui permet de ne pas craquer trop vite. Mais, outre la nervosité, il y a aussi tout autour de moi de la bonne humeur en ces heures difficiles, car la vie continue, mais tout autrement. En effet, cette impermanence foncière a une conséquence positive : vous jouissez de chaque jour qu’il vous est donné de passer en cette vie sur cette terre intranquille.

Mais aujourd’hui, c’est Hiroshima qui commence à affleurer sur les lèvres. Oui, Hiroshima, l’atomisation du Japon, la défaite humiliante. Avec les hibakusha, les irradiés, sur lesquels les Américains cherchèrent, pendant l’occupation du pays, à étouffer toute information, avec la complicité passive des ces mêmes hibakusha cachant leur honte, discriminés des décennies dans leur propre pays. Le Japon, en refusant la bombe, en refusait aussi les victimes. Le Japon d’aujourd’hui, pris, lui, entre Hiroshima et Fukushima, les deux pôles du mal, comme une terre de malheur. Comment seront traités les inévitables irradiés de demain ? Et pour moi, que faire ? Comme Claudel, fuir. C’est ce que font les Français, qui en avion (mais les femmes et les enfants d’abord), qui par le train, vers le sud, Osaka et Hiroshima justement, le comble de l’ironie. Je devrais demain distribuer les pastilles d’iode apportées par les secouristes français qui sont montés au front de Sendai. Mais à qui ? Tout le monde se débande dans la communauté française, c’est le sauve-qui-peut, et même les Japonais commencent à se sentir à l’étroit. Les trains sont pris d’assaut. Pas de remise en cause du pouvoir, se résigner, oui, mais jusqu’à un certain point. Et là, ça commence à lâcher. On ne croit plus ce que dit le premier ministre, un comble, et on ne veut plus rester sans tenter quelque chose. Les failles de la société japonaise, comme en 1923 avec le massacre des Coréens, apparaissent. Les fissures dans la centrale pourraient à terme déboucher sur des risques de fissure dans la société elle-même.

C’est évidemment l’allocution télévisée, brève mais solennelle, de l’empereur Akihito, le 125e d’une dynastie dont l’origine légendaire remonte de manière ininterrompue à 2 600 ans, le descendant de la déesse du soleil Amaterasu, qui a retenu, mercredi 16 mars, l’attention de tous. Son père Hiro-Hito [1] était le premier empereur à s’adresser directement à son peuple à la radio, d’une voix chevrotante et dans une langue archaïque, pour annoncer, le 15 août 1945, la reddition du Japon : « L’heure est venue d’accepter l’inacceptable, de supporter l’insupportable. » Le 1er janvier 1946, il s’adresse à nouveau à la nation pour annoncer qu’il renonce publiquement à sa divinité dans un édit impérial radiodiffusé. La Constitution imposée par les Américains ne lui accorde plus aucun rôle politique, si ce n’est celui de représenter la nation et d’être le symbole de sa pérennité.

Akihito, contrairement à son père, a évidemment considérablement dépoussiéré la fonction et s’active en quelque sorte comme représentant non officiel de la diplomatie japonaise. Mais, en ces heures graves, ce n’est pas d’un voyage à l’étranger qu’il s’agit, ce n’est pas davantage d’inaugurer des chrysanthèmes (justement la fleur symbole de la monarchie), mais d’en appeler à toute la nation. Car sous les propos plutôt anodins de soutien au sauveteur, c’est sa « profonde préoccupation » qui a inquiété nombre de Japonais. Pour qu’il intervienne, c’est donc que la situation est plus grave qu’on ne le disait. Inquiétude, mais aussi, paradoxalement, réconfort de savoir que tout sera mis en œuvre pour éviter la catastrophe nucléaire.

Le premier ministre Naota Kan, dont la cote de popularité était très basse avant le tsunami (sous la barre des 20%), profitera sans doute de cette catastrophe, car, comme toujours dans ces cas-là, le réflexe national va jouer à plein dans la population. Il n’empêche que le gouvernement est obligé de louvoyer entre une vérité difficile à dire et la peur d’alarmer la population. Pour l’instant, c’est la deuxième qui l’emporte. Ainsi, alors qu’en France, sur une échelle de 7 (Tchernobyl), Fukushima est classé 6, l’agence de sûreté nucléaire du Japon place cet incident (appelé ainsi par euphémisme) à 4 sur l’échelle internationale.

N’empêche que l’allocution de l’empereur a fait son effet, ici, autour de moi. Et puis, les hélicoptères qui ont tenté de jeter de l’eau sur le réacteur ont aussi frappé l’opinion. Ça donne une impression de bricolage, l’impression que l’on tente le tout pour le tout, loin des procédures habituelles. Sans compter les nouveaux tremblements de terre : celui de Chiba, à l’ouest de Tokyo, que j’ai bien senti dans mon appartement, bien que je me trouve au nord-est de la capitale, et celui près de la centrale.

La France a mis en place un système d’aide au retour, à savoir des billets gratuits sur Air France dont on a réquisitionné des appareils : ils feront la navette entre Tokyo et Paris et entre Tokyo et Séoul. Je me suis inscrit sur la liste, mais, pour l’instant, pas de réponse. Il faudra être un peu patient, du moins pour ceux qui en ont encore les nerfs : parmi les ressortissants qui restent, apprendre chaque jour que la centrale a de nouveaux problèmes, tout en étant secoué dans son appartement, commence à provoquer un stress considérable. Mais les femmes et les enfants d’abord, comme sur le Titanic.

J’ai annoncé au cuistot du petit resto où je vais d’habitude que je suis sur la liste pour partir à Paris. Il me fait de grands yeux et me dit que le Japon est un beau pays (utsukushii kuni), qu’il y fait bon vivre, comme s’il cherchait à conjurer le sort. Je ne sais que lui dire, je lui réponds oui, mais déjà il s’est détourné et se plonge dans un manga dont il raffole. On n’aime pas montrer ses sentiments, les dévoiler, mais peut-être s’est-il senti libéré face à l’étranger que je suis. Des clients entrent, mais il ne pipe plus mot. Il a dit ce qu’il avait sur le cœur, et moi je rentre dans mon petit appartement, le cœur tout aussi serré pour ce peuple qui a toujours montré un grand courage dans l’adversité. Il me reste pour passer la nuit à bien calfeutrer mes fenêtres avec tout ce que je trouve pour éviter autant que faire se peut que des émanations n’y pénètrent trop. Mais ça passe par les ouvertures des appareils à air conditionné, rien à faire. Je me sens prisonnier dans l’île, dans cette grande ville, dans mon petit appartement. Un confinement qui commence à me peser sérieusement, d’autant qu’il est conseillé de ne pas trop sortir. Avec ces rafales de vent, et dans l’attente d’une réponse d’Air France, je ne risque pas d’aller flâner en ville. J’attends…

Coup de téléphone, encore : un père français dont je suis responsable, mais que je ne connais pas, me demande des conseils, car la position française, alarmante, et la position anglaise, plus prudente, presque à l’opposé, le laissent dans la confusion. Que lui dire ? Moi aussi, j’y suis. Je lui conseille néanmoins dans un premier temps d’envoyer sa femme japonaise et son fils à la campagne. On n’est jamais trop prudent. Après, il devra aviser pour lui-même. Je le sens un peu déçu de ne pas avoir de réponse plus claire. Mais c’est justement ça, qui croire ?, qui ne pas croire ?, le flou, qui mine tout le monde.

Et puis des rumeurs que m’apprennent mes amis japonais, confondants de naïveté. La dernière est en train de se propager très vite, à savoir qu’il suffirait de se gargariser avec de l’eau mélangée à de l’iode pour éviter toute contamination. Les médecins apprécieront !

Notes

[1] Christian Kessler, « Le dossier Hiro-Hito », L’Histoire, n° 239, janvier 2001.

Christian Kessler est historien et professeur à l’Athénée Français de Tokyo, et aux universités Musashi et Aoyama Gakuin (Tokyo).



Articles Par : Christian Kessler

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