Accélération du processus de dislocation de la fédération canadienne

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Je le dis et le répète sur tous les tons depuis trois ans ici même sur Vigile, le Canada est mal en point. Vous me direz que sa situation n’est ni meilleure ni pire que celle de bien d’autres pays, et je vous répondrai que la grande majorité des autres pays n’abritent pas en leur sein une nation, reconnue comme telle, qui, dans son cas, entretient l’ambition de devenir indépendante depuis sa conquête par les Anglais sur les Plaines d’Abraham en 1759.

Que l’intensité de cette ambition ait fluctué au cours des ans importe peu. Ce qui importe, c’est qu’elle existe et qu’elle témoigne d’un vouloir-vivre collectif profondément enraciné, un des critères de la reconnaissance des États en droit international. Ce simple fait précarise le Canada comme peu d’autres pays.

Dans ces conditions, lorsque surviennent des événements qui ont pour effet d’ébranler ses fondations, la question de la survie du Canada dans sa forme connue à ce moment-là se pose. C’est le cas à l’heure actuelle, à un degré que le Canada n’a jamais connu, et certainement pas à l’occasion des deux référendums tenus par le Québec en 1980 et en 1995.

Si la question de la survie du Canada s’est alors posée, c’est uniquement à cause de la menace que faisait peser sur son intégrité la perspective de la sécession du Québec. Cette sécession, si elle s’était produite, aurait été la cause du démantèlement du Canada.

Aujourd’hui, la question se pose tout autrement. Le Canada est la proie de forces tant endogènes qu’exogènes avec lesquelles le Québec a peu à voir qui contribuent toutes à sa dislocation. Dans de telles conditions, la sécession du Québec ne serait plus la cause principale du démantèlement du Canada, mais une de ses conséquences qui constituerait pour les Québécois non plus un geste d’hostilité à l’endroit du Canada et des Canadiens, mais un réflexe élémentaire de survie, un sauve-qui-peut lorsque le navire est en train de couler.

Effondrement des fondations culturelles du Canada

La crise que traversent les pays qu’on appelait autrefois développés n’épargne pas le Canada. De tout temps, la capacité des États à résister à ces crises a tenu en large partie à leur degré de cohésion nationale, et cette cohésion est elle-même fonction du partage de certains traits identitaires et culturels qui se traduisent en valeurs communes.

Or ce n’est un secret pour personne que, sur ce plan, le Canada est confronté à de nombreux défis. De façon à maximiser son développement économique, le Canada a ouvert toutes grandes les portes de l’immigration et, croyant se rendre plus attirant, a adopté l’approche multiculturelle, sans se soucier outre mesure de l’intégration de ces nouveaux arrivants.

En quarante ans, le Canada est devenu un méli-mélo de nationalités, une auberge espagnole où chacun a trouvé ce qu’il apportait. Toronto en constitue un exemple parfait. Les nationalités vivent aux côtés les unes des autres dans des villages (euphémisme pour ghettos) sans autre ciment que le commerce.

Quand le commerce prospère, tout va bien, mais dès qu’il bat de l’aile, les fractures communautaires et les tensions ethniques se mettent à apparaître, comme en témoignent certains incidents violents survenus ces dernières années. On ne bâtit pas un pays à coups de centres commerciaux, et le Canada est devenu au fil des ans une longue bande étroite de centres commerciaux qui se suivent les uns à la suite des autres.

Déjà réticents à l’endroit du Canada, chacun pour des raisons qui leur sont propres, le Québec et les Premières Nations constituent autant d’obstacles au développement d’une identité canadienne compatible avec les aspirations de la majorité anglophone, incapable de masquer sa profonde irritation et même son hostilité devant la spécificité linguistique du Québec et l’obligation du bilinguisme qui en découle pour le pays tout entier.

Conscient de la pauvreté des symboles d’union au Canada, le gouvernement Harper a sorti la monarchie des « boules à mites », pensant faire illusion. La tentative est à ce point dérisoire qu’elle a eu l’effet contraire et n’a servi qu’à mettre en relief combien le Canada est mal en point à cet égard. La reine en est réduite à servir de cache-misère au Canada, de feuille de vigne… Un régal pour les caricaturistes.

Effondrement des fondations sociales du Canada

La crise économique fait également apparaître des tensions sociales qui ne vont aller qu’en s’accroissant au fur et à mesure qu’elle va prendre de l’ampleur, d’où les efforts faits pour en masquer la dimension véritable, dans le fol espoir que la croissance reprendra à un rythme qui aura tôt fait de masquer la profondeur des divisions qui se creusent de plus en plus rapidement entre les Canadiens, tant sur le plan générationnel que sur celui des classes sociales dont l’une d’entre elles, la classe moyenne, a littéralement fondu sous leurs yeux au cours des vingt dernières années, sous l’effet de la mondialisation et de la délocalisation des emplois manufacturiers.

Depuis le début des années soixante-dix, le Canada s’est doté d’un filet de sécurité sociale très élaboré, et dans la psychologie collective, ce filet s’est substitué au mythe du chemin de fer transcontinental comme facteur d’unité canadienne. Toute menace à la couverture offerte par nos régimes sociaux est immédiatement perçue comme une attaque contre les valeurs canadiennes.

Mais dans la mesure où il devient de plus en plus évident que nous devons cette couverture à des emprunts massifs sur le crédit de nos gouvernements et que nous avons endetté les générations futures à un niveau qui soulève de très sérieuses questions d’équité intergénérationnelle, l’étendue et l’universalité de cette couverture vont être remises en question.

Déjà, nous avons vu jusqu’où certaines entreprises du secteur privé sont allées pour se délester de leurs obligations contractuelles envers leurs employés, et les gouvernements provinciaux s’apprêtent à faire de même. Comme ce sont eux qui ont la responsabilité constitutionnelle de dispenser les services publics (santé, éducation, transports publics et autres via les municipalités qui relèvent de leur autorité) et que leurs employés sont syndiqués, on devine facilement l’ampleur des affrontements qui se dessinent.

D’ailleurs, pour échapper à une situation qui devenait intenable et pour tâcher de gagner du temps, le premier ministre Dalton McGuinty de l’Ontario a préféré démissionner l’automne dernier, laissant pendant plusieurs mois la population dans l’ignorance de la gravité de la situation, et les syndicats de services publics, sans cible.

Hélas, aucun miracle n’est survenu depuis lors, et la situation économique a continué de stagner si elle ne s’est pas effectivement détériorée. Les mauvaises nouvelles tomberont plus tard, au printemps.

L’Ontario n’est pas la seule province dans une passe difficile. La première ministre de l’Alberta, Alison Redford, a bien prévenu sa population la semaine dernière que son gouvernement était confronté à des choix difficiles et que les Albertains s’en ressentiraient nécessairement très bientôt, soit par un alourdissement de la fiscalité, soit par une réduction des services, ou une combinaison des deux.

Dans les Maritimes, la situation est si mauvaise que les sénateurs de la région ont proposé, en novembre dernier, une fusion des provinces de la Nouvelle-Écosse, du Nouveau- Brunswick, et de l’Île-du-Prince-Édouard . Sur le coup, leur démarche a été accueillie froidement, mais il n’en demeure pas moins que la question soulevée et la réponse proposée sont des plus pertinentes.

Dans un contexte où les ressources financières se font très rares, les 1 800 000 habitants de cette région (moins que la population de l’agglomération de Montréal qui en compte 1 900 000) ne peuvent plus se permettre le luxe de soutenir trois gouvernements provinciaux distincts.

Lorsqu’il deviendra apparent dans quelques mois que l’Ontario absorbera à elle seule la part du lion des paiements de péréquation d’ici trois ou quatre ans, les provinces maritimes seront confrontées elles aussi à des choix budgétaires extrêmement difficiles qui auront des conséquences comparables à celles de l’Ontario sur le plan de leur capacité à offrir des services et sur la nécessité d’en réduire les coûts.

Leur situation est d’autant plus précaire qu’elles souffrent déjà des coupures annoncées par le fédéral au régime d’assurance emploi sur lequel repose une portion importante de leur économie vu le caractère saisonnier d’une activité comme la pêche. En fait, les Maritimes vont être confrontées à très court terme à une déstructuration complète de leur mode de vie, et il existe de nombreux signes que la population de ces provinces ne s’y résoudra pas sans réagir durement.

Pour avoir déjà vécu dans cette région et y avoir voyagé à de très nombreuses reprises pour les fins de mon travail, je peux témoigner de la force de l’esprit communautaire qui y règne, et qui s’est manifestée encore assez récemment avec l’opposition de la population du Nouveau-Brunswick à la prise de contrôle d’Énergie NB par Hydro-Québec.

Il est donc évident que le Canada sera confronté à court ou moyen terme à une crise sociale très grave, d’une ampleur jamais connue, qui va ébranler le pays dans ses fondements les plus profonds.

Effondrement des fondations économiques du Canada

Cette crise est d’autant plus inévitable que la situation économique du pays est en voie de s’aggraver. Pour bien la comprendre, il faut se rappeler que la prospérité du Canada a été longtemps assurée par le pacte de l’automobile et ses retombées qui ont surtout profité au secteur manufacturier de l’Ontario.

Ce sont ces retombées qui ont permis à l’Ontario de connaître une croissance si rapide de sa population et de son PIB, et de devenir la « vache à lait » du régime canadien de péréquation. Cette situation a perduré jusqu’à la fin du 20e siècle lorsque le dollar canadien, jusque là à un niveau très faible par rapport au dollar américain (il est en effet descendu à 0,64 $ dans les mois qui ont suivi le référendum de 1995), s’est mis à remonter sous l’effet de la réduction graduelle, puis l’élimination, du déficit du gouvernement fédéral, et l’enregistrement de ses premiers surplus depuis 1970.

Au moment de la crise de 2008, le dollar canadien était parvenu à remonter la pente par rapport au dollar canadien. Mais il faut comprendre que ce qui donnait aux Canadiens un motif de fierté nationale donnait par ailleurs des sueurs froides et des ulcères d’estomac aux manufacturiers ontariens. L’avantage concurrentiel que leur procurait la faiblesse du dollar canadien sur le marché américain fondait comme neige au soleil.

Lorsque la crise financière a éclaté aux États-Unis entraînant un effondrement de la demande pour les produits fabriqués en Ontario, les fermetures d’usine s’y sont très rapidement multipliées, et celle-ci n’est pas parvenue à récupérer le terrain perdu, comme en témoigne la détérioration aussi rapide que massive de ses finances publiques.

Le ralentissement de la croissance américaine observé au dernier trimestre de 2012 et la possibilité que les États-Unis soient retombés en récession est donc du plus mauvais augure pour l’Ontario, mais aussi pour le Canada dans la mesure où les Albertains ne parviennent pas à trouver preneurs pour leur pétrole à un prix qui en permette l’exploitation rentable, comme l’a expliqué à sa population la première ministre Redford la semaine dernière.

Et comme si ces problèmes ne suffisaient pas, le Canada est également confronté à l’éclatement prochain de la bulle immobilière qui s’y est développée depuis plusieurs années. De plus, à l’insu des Canadiens, et en dépit des belles assurances du ministre des Finances et du gouverneur de la Banque du Canada, le Canada a dû intervenir massivement sur les marchés pour éviter aux banques canadiennes d’être emportées dans la débâcle en 2008.

Son opération de sauvetage, exécutée par le truchement de la Société centrale d’hypothèques et de logement (SCHL), est parvenue à passer sous le radar des médias du fait que la SCHL est sans doute l’agence fédérale dont le profil est le plus bas.

Enfin, les Canadiens les plus branchés sur l’actualité économique ont appris au cours des derniers jours que la Banque du Canada s’était lancée depuis 2009 dans un programme agressif d’achat d’obligations du Canada dans une version très personnelle de l’assouplissement quantitatif pratiqué par d’autres grandes banques centrales.

Ainsi, on constate une progression quasi verticale de ses achats d’obligations canadiennes depuis deux ans, pendant une période où les autorités se faisaient rassurantes en soulignant la vigueur de l’économie canadienne, et où l’on croyait que la demande étrangère pour les titres du gouvernement fédéral canadien était élevée. Mauvaise surprise !

Par ailleurs, le gouvernement canadien devra procéder au refinancement de 267 milliards $ de ses obligations en 2013, et il faut donc s’attendre à ce que la Banque du Canada en rachète une portion nettement plus élevée qu’elle en a été coutumière dans le passé. De quoi fragiliser encore les équilibres financiers du pays.

Au bilan, on est obligé de constater que les effets combinés de la mondialisation et de la financiarisation de l’économie mondiale, de la montée en puissance du dollar canadien depuis le début des années 2000, de la crise financière de 2008 et de l’effondrement du secteur manufacturier en Ontario qui s’en est suivi, ont ravi au Canada son titre de puissance industrielle pour le ramener au niveau de ce qu’il était encore au début des années 1960, un très important fournisseur mondial de matière premières certes, mais en proie constante à l’alternance rapide des cycles d’expansion et de contraction au gré de l’évolution de la demande qui caractérise ce genre d’économie, qualifiée par les observateurs avertis d’« économie de casino ».

Effondrement des fondations politiques du Canada

Il va de soi que toutes ces secousses auront des conséquences politiques. Jamais le Canada ne s’est-il trouvé en position plus précaire, au point même d’être menacé de dislocation. Ce genre de processus est rarement très rapide, à moins qu’il ne s’agisse d’un cas de rupture franche comme la Tchécoslovaquie en 1992, séparée presque du jour au lendemain en République Tchèque et en Slovaquie.

L’arrivée au pouvoir des Conservateurs en 2006, formant d’abord un gouvernement minoritaire avant de devenir majoritaires à l’élection de 2011, marque un tournant important. Les Conservateurs rejettent la vision du Canada de Trudeau reposant sur un gouvernement central fort et ils imposent de plus en plus lourdement une autre vision, aux antipodes de la première.

Cette vision, fortement inspirée de celle de l’extrême droite américaine, braque une forte proportion de l’électorat canadien. Tout majoritaire qu’il soit à la Chambre des communes, le parti de Steven Harper n’a recueilli que 38,5 % des voix au pays. La revanche de l’Ouest et la polarisation gauche/droite de l’électorat ont été fatales au Parti Libéral et au Bloc Québécois qui sont sortis très diminués de l’élection de 2011, tandis que le Nouveau Parti Démocratique faisait une percée spectaculaire au Québec et ravissait le titre d’Opposition officielle aux Libéraux.

Depuis l’élection de 2011, le Parti conservateur s’applique à réaliser son agenda et creuse encore plus profondément le fossé qui existe entre les différentes parties et communautés du pays sur des enjeux aussi disparates que la réduction des gaz à effet de serre, le soutien inconditionnel du Canada à Israël, le traitement des jeunes délinquants, l’enregistrement des armes à feu, le retour en force de la monarchie, l’adoption d’une posture militaire agressive, l’alignement systématique de la politique étrangère canadienne sur celles des États-Unis, etc.

De plus, la diminution consentie de la capacité d’intervention du gouvernement fédéral dans la vie canadienne, en réduisant ses sources de revenus par le jeu de la fiscalité, crée les conditions propices à son effacement graduel de la scène, au grand dam des hautes sphères de la fonction publique fédérale qui voient non seulement leur pouvoir s’étioler mais aussi le prestige international dont elles jouissaient du fait de l’indépendance relative du Canada face aux États-Unis.

Le vacuum qui s’installe à Ottawa dans de nombreux dossiers où le gouvernement central était jusqu’alors fortement impliqué place les provinces dans la position où elles sont appelées à se substituer au fédéral dans un retournement assez spectaculaire de la situation qui prévalait antérieurement, le gouvernement fédéral se disant prêt à des ententes « pragmatiques » pour leur céder des activités dans certains domaines.

Ainsi, pour les fédéralistes de l’école Trudeau, la dernière réunion du Conseil de la Fédération qui a vu toutes les provinces afficher une indépendance presque désinvolte à l’égard du gouvernement fédéral a dû leur faire le même effet qu’un festival d’apprentis-sorciers.

Si certains refusent de voir dans ces réalignements autre chose qu’une application saine de l’esprit du fédéralisme, un examen complet de la situation a vite fait de révéler les lignes de fracture, voire même quelques profondes lézardes, qui sont en train de rendre irréversible le processus de dislocation dans lequel le Canada est engagé depuis déjà quelques années.

Indépendance du Québec

Peu habitués à s’intéresser à ce qui se passe ailleurs au Canada, et tenus dans l’ignorance par les médias à la solde des fédéralistes des forces centrifuges qui agitent le pays, les Québécois ne voient pas l’avenir qui se dessine, un avenir dans lequel le choix de demeurer à l’intérieur du Canada n’apparaîtra non seulement plus comme le plus apte à garantir leur prospérité économique, mais plutôt comme une entrave de plus en plus lourde à leur essor. Il est dans leur intérêt de comprendre le plus rapidement possible ce qui s’annonce, au risque de ne pas pouvoir tirer le meilleur parti de la situation.

Prêts, pas prêts, l’indépendance s’en vient.

 

Richard Le Hir



Articles Par : Richard Le Hir

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