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Afghanistan, du cavalier au Predator
Par Jacques Isnard
Mondialisation.ca, 20 décembre 2001
Le Monde 18 décembre 2001
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https://www.mondialisation.ca/afghanistan-du-cavalier-au-predator/1604

L’opération « Liberté immuable » n’a pas été un laboratoire, comme le furent celles lancées en Serbie et au Kosovo, en 1999. Si les militaires américains ont innové, c’est en combinant les différentes possibilités de leur « quincaillerie » : missiles intelligents, drones de combat, robots-espions…

D’un côté, comme la télévision l’a popularisé par des images prises à la dérobée, il y a ce commando des forces spéciales ­ auréolé du prestige d’appartenir à une élite militaire ­ caracolant à cheval sur les sentiers de la montagne afghane. Vision d’une guerre d’antan, quand le cheval préfigurait la mécanisation des armées. Vision dépassée, du temps où l’armée polonaise, héroïque, se lançait à cheval à l’assaut des chars allemands. D’un autre côté, mais, là, les images se font rarissimes à la télévision pour des raisons de secret militaire, il y a le drone, cet avion-espion sans pilote, aussi silencieux qu’un oiseau dans le ciel, qui évolue au-dessus de ses prochaines cibles, contrôlé à distance depuis le sol. Vision de la guerre de demain. Vision futuriste, quand les avions bourrés d’armes n’auront plus personne à bord et qu’ils seront eux-mêmes guidés automatiquement, recevant leurs ordres de qui les manipule sur un simple écran, comme dans ces jeux vidéo où les adversair! es n’ont pas un regard l’un pour l’autre ou comme un enfant le fait pour son modèle réduit.

Le choc de ces deux images, c’est, d’une certaine façon, l’opération « Liberté immuable » que les Américains mènent en Afghanistan depuis le 7 octobre. Avec, probablement, une troisième image ­ celle-là davantage médiatisée au moins depuis la guerre du Vietnam dans les années 1970 ­ du sillage de condensations en plein ciel du bombardier B-52 propulsé par ses huit puissants réacteurs et crachant son interminable chapelet de bombes avec, à terre, les champignons de fumée de leurs explosions.

A dos de cheval et armement high-tech, en soutien à une rébellion chichement équipée de matériels anciens par les Russes, face à une troupe talibane dotée d’un fusil d’assaut et de quelques munitions. La guerre en Afghanistan n’a pas été un laboratoire comme ce fut le cas, en 1999, en Serbie et au Kosovo, quand les Américains usèrent et abusèrent de ces bombes au graphite, inconnues jusqu’alors, qui avaient l’art de plonger les villes dans le noir en neutralisant, mais sans les détruire, les transformateurs d’électricité. Même la gigantesque bombe Daisy Cutter (coupeuse de marguerites), qui ne pèse pas moins de 7,5 tonnes, a la taille d’une voiture Coccinelle et a eu des effets terrifiants pour les combattants, avait déjà servi au Vietnam, pour dépouiller le sol de sa végétation, et en Irak, pour effrayer les soldats de Saddam Hussein. Ce sont, comme en Irak, des AC-130, surnommés « canonnières volantes », qui en ont largué, dans le geyser de feu dont est capable cet avion hér! issé de canons, de mitrailleuses à cadence très rapide et de lance-roquettes.

De fait, s’il y a eu, en terre afghane, expérimentation par les Etats-Unis de leur « quincaillerie », comme disent les militaires, c’est davantage dans l’ordre de la combinaison de leurs différents types d’armes, de manière à tirer profit de la panoplie disponible pour obtenir les effets désirés sur le terrain, avec le plus d’efficacité possible.

C’est, par exemple, le cas de la Task Force 58, composée de marines, qui a accompli ­ exploit passé inaperçu ­ la plus longue des missions d’assaut jamais confiées à ce corps depuis sa création. A partir du porte-aéronefs Kitty-Hawk, des hélicoptères AH-1-W Cobra, UN-1N Huey ou CH-53E Super Stalion, appuyés par des avions Harrier à décollage et atterrissage verticaux, ont amené près de Kandahar une infanterie de 1 500 hommes avec ses matériels, après 650 kilomètres de vol en rase-mottes. Le colonel Peter Miller, chef d’état-major de ce raid baptisé Swift Freedom (Liberté rapide), estime que les équipages et leurs machines ont opéré « à la limite extrême de leurs capacités ».

C’est aussi le cas du B-52. Voilà un bombardier qui a ses quarante-sept ans bien sonnés depuis son premier vol. Au début, durant la guerre froide, il transportait des bombes nucléaires pour dissuader l’Union soviétique. C’était à l’époque le symbole du Docteur Folamour, ce héros d’un film hollywoodien qui stigmatisait l’Apocalypse. Ce mastodonte de 220 tonnes à pleine charge est devenu, ensuite, un « camion à bombes », selon l’expression imagée de spécialistes, puisqu’il est capable à lui seul de larguer une trentaine de tonnes de bombes classiques, de missiles air-sol ou de croisière, à quelque 14 000 kilomètres de sa base d’envol.

Depuis, le B-52 a été modernisé et il connaît une seconde jeunesse. Des 744 exemplaires construits durant les années 1950 et 1960, il existe encore une centaine, qui sont entretenus pour tenir pendant une quarantaine d’années supplémentaires. Pour les besoins de la guerre en Afghanistan, l’appareil a subi une « révolution » technique, en ce sens qu’il est passé du stade de bombardier stratégique, lourd et peu manœuvrant, à celui d’avion tactique, apte au combat rapproché malgré son envergure. On l’a doté d’un nouveau système de données qui lui permet de recevoir en vol les coordonnées de ses objectifs pour viser des cibles « émergentes », celles qui se découvrent au dernier moment. Pour ce type de raids, et en Afghanistan il en a été abondamment pourvu, il est muni désormais de bombes à fragmentation et de missiles « intelligents » (smart bombs).

Très controversées, les bombes à fragmentation (cluster bombs) sont un peu des poupées russes : le B-52 en largue une trentaine (des CBU-87), chacune d’elles lâche plus de deux cents petites bombes (des BLU-97) qui, à leur tour, libèrent, chacune, trois cents engins explosifs, de couleur jaune et de la taille d’une canette de bière. De quoi « arroser », avec une seule CBU-87, la superficie d’une douzaine de terrains de football américain et laminer tout ce qui peut y avoir été concentré, hommes et matériels. En moyenne, 10 % de ces engins lâchés en grappes n’explosent pas au sol. De sorte qu’ils agissent après-coup à la manière insidieuse et anarchique d’une mine antivéhicules et antipersonnel, interdite par traité international, qu’on ne parvient pas toujours à détecter à temps.

A côté, le missile « intelligent » paraît, si l’on ose dire, moins barbare. Le joint direct action munition (JDAM), une bombe de 1 tonne que largue un B-52, est guidé jusqu’à son objectif par le système GPS (global positioning system), bien connu des plaisanciers, depuis le sol où se dissimule un commando censé transmettre à l’équipage les coordonnées de tir au moyen d’un satellite. Mais le JDAM n’est pas aussi précis que veut bien le dire son constructeur. Les performances de la technologie ne sont pas toujours au rendez-vous. La preuve ? Le 5 décembre, près de Kandahar, un tel missile est tombé tout près d’une position tenue par des soldats américains : trois GI ont trouvé la mort, vingt autres ont été blessés, et Hamid Karzaï, le responsable pachtoune choisi pour diriger l’exécutif provisoire afghan, a été légèrement blessé. Neuf jours avant, cinq autres commandos américains avaient été blessés par un JDAM tiré d’un B-52 pendant le siège de la prison-forteresse de Mazar-e-C! harif.

Durant la guerre du Golfe, en 1991, quelque 10 % des munitions étaient guidées. En Afghanistan, ce sont 90 % qui le sont. Avec le bombardier B-1, qui, à l’origine, avait été conçu pour lui succéder et qui dépasse la vitesse du son, les B-52 assurent 10 % des missions, mais ils larguent 70 % du tonnage global des munitions. C’est en quelque sorte la revanche, si on peut dire, d’un avion que certains avaient prématurément enterré.

Aujourd’hui, encore, ce bombardier traque le mollah Omar, Oussama Ben Laden et ses mercenaires dans leurs refuges, en compagnie des F-15 de l’armée de l’air et des F-18 de la marine américaine. Si les B-52 pilonnent le terrain, les deux autres avions ont reçu une mission plus sélective.

C’est, en effet, à ces deux appareils, relevant de longue date de la panoplie américaine, qu’il est revenu de viser les tunnels, labyrinthes et grottes où sont censés se cacher les derniers talibans. Avec leurs moyens de détection thermique, qui repèrent la chaleur dégagée par toute présence humaine, même enfouie, ou par un système de ventilation même camouflé. Avec les missiles AGM-65 Maverick mais, surtout, avec une bombe mieux adaptée, la GBU-28, dont la charge de 300 kilogrammes d’explosifs à haut pouvoir de destruction a été spécialement conçue pour traverser, grâce à sa pointe résistante et pénétrante, des parois jusqu’à 6 mètres d’épaisseur et pour déclencher une déflagration à l’intérieur des locaux où elle atterrit. Au sol, un commando de guidage ou, en vol, un autre avion d’accompagnement désignent l’objectif en « l’illuminant » avec un laser. La GBU-28 s’oriente en épousant le rayon laser. Pour autant, ce n’est pas véritablement une nouveauté. Par deux fois, en Irak! , la GBU-28 a déjà été utilisée à l’encontre de cibles souterraines par des bombardiers F-111.

En réalité, ce qui a été nouveau en Afghanistan, c’est l’existence de ce trio tactique fondé sur l’action des commandos spéciaux, le recueil de renseignements par des agents tous azimuts et le recours intensif à l’aviation. Sans oublier les initiatives des guerriers antitalibans en première ligne, non pas de simples supplétifs, mais des hommes habitués au terrain et épaulés par les forces spéciales américaines.

Par exemple, dès le 7 octobre, le capitaine Jason Amerine, envoyé en Afghanistan avec une dizaine de ses hommes, a eu pour tâche de trouver un chef pachtoune qui pouvait jouer les rassembleurs. Le sort a voulu que ce soit précisément Hamid Karzaï. Pendant des semaines, le commando va vivre avec ses miliciens, partager leurs repas, coucher sous le même toit et, en fin de compte, gagner leur confiance. « Hamid, a rapporté l’officier américain au quotidien Washington Post, a organisé les défections et les ralliements. Nous avions mis tous nos espoirs en lui. A mon avis, l’outil le plus efficace de cette guerre aura été son téléphone. » Conclusion : « Tant qu’on a de bons moyens radio, dit le capitaine Amerine, on peut y aller en petite tenue, avec des babouches et faire notre travail. »

De bonnes communications, certes, avec le commandement. Mais aussi de bons yeux et de bonnes oreilles. Et, sur ce point, les Etats-Unis sont restés singulièrement discrets. Jamais auparavant, en effet, pas même dans les Balkans, les Américains n’auront fait un emploi aussi massif de leurs drones, ces petits ou gros avions-espions sans pilote. Les armées en ont fait un large usage, la Central Intelligence Agency (CIA) aussi.

Le chef d’état-major de l’armée de l’air américaine, le général John Jumper, l’admet du bout des lèvres. « La guerre du renseignement, dit-il, a commencé. » Et, sous-entendu, nous en sommes le leader. Au-dessus d’un pays montagneux et enclavé, difficilement accessible, le drone s’est révélé un outil-clé. Le Predator, notamment, mais aussi le dernier-né de la gamme, le Global Hawk. Le drone Predator a beau être lent, peu ou pas « furtif », vulnérable à des défenses sol-air, il n’en a pas moins été les yeux et les oreilles du haut commandement, croisant pendant quarante heures d’affilée, à 7 000 mètres d’altitude, et guidé par un opérateur au sol qui demeure à l’abri, à des centaines de kilomètres de là. Il fournit des images de nuit et de jour, démasque des objectifs camouflés, écoute et, dans certains cas, sert de relais radio à des unités engagées.

C’est même une première, en Afghanistan. Les nouveaux systèmes de données qu’il embarque ont permis au Predator de réaliser en plein vol des liaisons d’images vidéo transmises à l’AC-130 pour que, dans la foulée, la « canonnière volante » matraque les combattants au sol sur la foi des informations qu’elle venait de recevoir. La CIA est allée plus loin encore : elle a armé un drone, en lui adjoignant ­ du jamais-vu à ce jour ! ­ deux missiles antichar Hellfire tirés ainsi à distance et sans risques pour ses servants sur des cibles mobiles. Voilà donc le drone de combat. En quelques années, on est passé du robot-espion UAV (Unmanned Aerial Vehicle), relativement classique, au robot de combat UCAV (Unmanned Combat Aerial Vehicle), agissant en toute impunité. A terme, c’est peut-être la fin des « chevaliers du ciel », comme souvent on surnomme les pilotes d’avions de combat. Demain, pourquoi pas, les pilotes auront disparu du ciel. Ils seront derrière leurs consoles, à terre, en tra! in de manipuler frénétiquement leurs ordinateurs et leurs manettes pour s’affronter par robots interposés. Ce sera la guerre « zéro mort », sauf pour les populations soumises à leurs bombardements.

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