Agent orange : Mise au point et effets sanitaires des agents chimiques

Extrait du livre : Agent Orange - Apocalypse Viêt Nam

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Avec la permission de l’auteur, nous publions un extrait du livre d’André Bouny « Agent Orange – Apocalypse Viêt Nam ». Ce texte est le cinquième chapitre du livre.
 

La molécule de dioxine est d’une grande stabilité. Au Viêt Nam, elle se trouve dans les sols, les boues et les sédiments, et passe ainsi dans la chaîne alimentaire. Liposoluble, mais pouvant également être transportée par l’eau, elle est véhiculée dans les lipides du sang et se fixe dans les tissus adipeux où elle se concentre. On la retrouve en grande quantité dans les graisses animales, les viandes, le lait, les œufs, les poissons, mollusques et crustacés. En revanche, du fait de sa très faible hydrosolubilité, elle est peu présente dans les plantes, les légumes ou les fruits. Toutefois, à Hambourg, par simple retombée atmosphérique sur le sol, le chou (choisi comme légume sentinelle) contient 4,78 pg de TEQ(1) par gramme de matière sèche, une teneur considérée comme valeur moyenne en région industrielle. Des plantes de la famille de cucurbitacées peuvent absorber les PCDD et les PCDF(2) à partir du sol et sont capables de les transférer à leurs feuilles et fruits.

Avec le temps, la dioxine s’accumule dans l’organisme humain. Le noyau d’une cellule est protégé par un « périmètre de défense » dont le rôle est d’empêcher les molécules n’ayant pas la structure requise d’y pénétrer et donc d’interférer avec son patrimoine génétique. Mais, au sein du cytoplasme – c’est-à-dire l’ensemble des éléments de la cellule à l’exception du noyau – la dioxine se lie à une molécule naturellement présente dans chaque cellule, le récepteur aryl-hydrocarbone. Elle va ainsi pénétrer les défenses du noyau qui la « lisent » comme une hormone. C’est cet ensemble « dioxine-récepteur » qui va brouiller les messages hormonaux de notre système endocrinien, et activer certaines régions de l’ADN, zones dites « sensibles aux dioxines », provoquant ainsi l’effet toxique.

La famille des composés TCDD agit sur la mise en mouvement du récepteur cellulaire, ce qui explique la très grande vulnérabilité du fœtus et du nouveau-né. De plus, lorsque la dioxine TCDD ne parvient pas à traverser le placenta et que l’enfant naît sain, la maman l’empoisonne en l’allaitant : le lait maternel est en effet la principale voie de déstockage de la dioxine. Il est facile d’imaginer la dévastation psychologique des mères, dans un pays qui éprouva de sévères famines il y a peu de temps encore, et souffre toujours de malnutrition chronique.

EFFETS TÉRATOGÈNES ET ENFANTS MONSTRES

C’est le point le plus insupportable de ce drame, terreur des femmes vietnamiennes enceintes.3 Quand un être échappe à la morphologie générique de l’espèce, il fait peur, alors même qu’il a besoin du plus grand secours. Comment aimer et aider une créature qu’on ne parvient pas à regarder ? Des mères en sont mortes. Au minimum, il en résulte un tourment physique et psychique accablant, une affliction spirituelle et sociale insurmontable. Le plus souvent, il n’existe aucune possibilité de communiquer avec « l’enfant ». Et quand les échanges sont possibles, n’est-ce pas plus terrible encore ? Le projet de faire grandir l’enfant vers un avenir impossible anéantit. Tout peut arriver… y compris par amour. Parmi les anomalies et malformations les plus souvent rencontrées, indépendamment du sexe de l’enfant, citons :

– l’enfant phocomèle (du grec, « aux membres de phoque ») est né avec une absence partielle ou totale des bras et des jambes. De son tronc partent des embryons de membres avec des petits doigts, parfois palmés, faisant penser à des nageoires. Le plus souvent, cet enfant est très éveillé et d’une ingéniosité extraordinaire. Selon son état, c’est-à-dire s’il possède un membre ou plus, complets ou pas, il parvient à se mouvoir et à se débrouiller. Un enfant sans bras peut ainsi apprendre à écrire avec ses orteils d’une façon remarquable. Ou manger avec des baguettes, se servir du clavier d’un ordinateur, etc. Face aux difficultés, il sait s’adapter avec une grande intelligence. En revanche, l’enfant tronc, né sans aucun membre, n’a pas cette « chance » ; toute sa vie se concentre dans ses yeux, dans son regard. Il adore le contact des mains sur son corps, donne des coups avec la nuque et mobilise tous les muscles de son tronc pour se mouvoir un peu… Imaginer sa vie adulte est désespérant.

– L’enfant anophtalme (né sans yeux) a un visage terrifiant, même si sa bouche sourit. Les sons et les vibrations l’alertent. Une voix inconnue, un bruit inhabituel, et le voilà qui se dresse ! Il tourne inlassablement sa tête d’un côté et de l’autre comme un radar, vient vers vous en ramant l’air avec ses bras, quand il en a. Si c’est le cas, il cherche et palpe vos contours, sourit et repart. Puis revient sur ses pas, vérifier quelque chose, obtenir une précision…

– l’enfant « pelé », vit pieds et poings liés aux barreaux de son lit pour ne pas qu’il se détruise sous le feu des démangeaisons qui le dévorent ; il sourit quand on passe devant son enfance assassinée.

– l’enfant hydrocéphale au corps d’oiseau lesté d’une énorme tête.

– l’enfant « tumeur », au visage envahi par la prolifération anarchique d’une horrible tumeur faciale, conscient comme on peut l’être à 8 ans, reste immobile, écrasé sous le poids de la laideur.

– l’enfant né avec des membres surnuméraires soudés au ventre, souvent atteint de fente palatine grave. Anéanti, il aspire sa lèvre supérieure et les ailes de son nez. Ses yeux sont ceux du supplicié. Un grand nombre d’opérations chirurgicales l’attendent : une vie de martyr jusqu’à sa mort.

– l’enfant né sans cerveau (anencéphalie) possède une tête plate au-dessus d’yeux proéminents qui rappelle la grenouille. Les membres et la tête à l’anatomie torturée émettent des gestes spinaux-végétatifs, apathiques et répétitifs. 

– les enfants siamois soudés sur tout ou partie de la surface de leur corps.

– les enfants nés avec deux têtes ; enfants nés avec deux visages ; avec les organes génitaux au milieu du visage…

La liste des difformités d’une nature devenue folle n’en finit pas. « C’est un crime hideux », m’écrivait Noam Chomsky.
 

TRANCHE DE VIE

Cette fille de 24 ans vit allongée sur son lit de planches depuis sa naissance. Paralysée, elle est aveugle, sourde et muette. Elle grogne. À ses côtés, gît un petit corps lesté d’une énorme tête. C’est son frère. Il gémit. Ses membres minuscules bougent autour de cette tête démesurée qu’il ne peut ni soulever ni tourner. La mère n’en peut plus. Exténuée, elle est assise à côté d’eux. L’intérieur de la paillote est d’une pauvreté incommensurable. Sur la terre battue, l’aîné des garçons frappe le sol avec les bras et le front. Puis il se calme et fixe sa mère. Bouche ouverte sur des dents désordonnées, il bave et crie de nouveau. Ensuite, il rampe et pleure aux pieds de sa maman. Parfois, il la bat. La mère ne s’appartient plus, elle doit s’occuper d’eux jour et nuit jusqu’à la mort du dernier d’entre eux. Elle met de la nourriture dans leur bouche et s’efforce de les tenir propres. C’est plus dur que la guerre. D’ailleurs, le mari a déserté la famille. Seule, elle ne peut pas travailler pour gagner sa vie. 

Comme ses voisins, elle se demande ce qu’elle a fait de mal dans cette vie ou la précédente pour endurer cet enfer. Maintenant que les autorités du pays expliquent l’origine du mal, elle reçoit un peu d’aide et de réconfort. Cette année, le village a fait une collecte de nourriture pour les familles comme la sienne et les voisins ont réparé le toit en paille de riz, emporté par le dernier typhon. La mère répète : « Que vont-ils devenir quand je ne serai plus là et qui va s’occuper d’eux ? Bien que trois de mes enfants soient déjà morts, j’ai peur que ceux-là me survivent et qu’ils soient maltraités. » Deux cabanes plus loin, c’est la même situation.

(…)

 

Légende photographie page 205

Mme Kan Lay, 55 ans, avec son fils Ke Van Bec, 14 ans, handicapé physique et mental, devant un panneau dénonçant l’opération Ranch Hand (Ouvrier agricole), dans la vallée d’A Luoi. Ici, il est désormais interdit de cultiver ou de faire paître les animaux.

© 2004, Alexis Duclos. 

 

 Notes 

1. Acronyme de Toxic Equivalent Quantity, le TEQ est l’unité de valeur, utilisée par les scientifiques pour estimer la toxicité potentielle d’un milieu (sol, sédiment, aliment, organisme) contenant la dioxine TCDD ou des substances similaires. Elle est exprimée en picogramme, soit un millionième de millionième de gramme.

2 . « Dioxine » est un terme générique, car il n’y a pas une molécule appelée dioxine, mais un grand nombre de composés de structures diverses. Il existe deux catégories de composés, les polychlorodibenzo-para-dioxines (PCDD) et les polychlorodibenzofuranes (PCDF). La 2,3,7,8-tétrachlorodibenzo-para-dioxine (dite TCDD), est de la famille des hydrocarbures aromatiques halogénés. Elle est la plus toxique. Les dioxines ont toujours existé mais n’étaient pas connues avant que des moyens scientifiques permettent d’atteindre l’infiniment petit.

3. Il en est de même pour les mères des Balkans, d’Afghanistan, d’Irak, de Gaza et de tout autre endroit où l’Uranium Appauvri, lui aussi tératogène, a été utilisé durant les guerres, avant de se disséminer dans l’atmosphère et de contaminer la planète entière

André Bouny, père adoptif d’enfants vietnamiens, président du Comité International de Soutien aux victimes vietnamiennes de l’Agent Orange et au procès de New York (CIS). Il est l’auteur de « Agent Orange – Apocalypse Viêt Nam », Éd. Demi-Lune, juin 2010.



Articles Par : André Bouny

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