Agonie de l’idéal financier déréglementé de Thatcher

Fin des années 70 et dans les années 80, le premier ministre conservateur britannique Margaret Thatcher et les intérêts financiers de Londres qui l’appuyaient, présentèrent en vrac des mesures de privatisation, des coupes dans le budget de l’État, des mesures contre les travailleurs et la déréglementation des marchés financiers.
Elle le fit en parallèle à l’instauration de mesures identiques aux États-Unis par les proches conseillers du Président Ronald Reagan. L’affirmation du besoin de ce remède de cheval, pour juguler l’inflation et la bureaucratie étatique hypertrophiée, était le cœur du problème.
Au nom de l’« efficacité, » pendant près de trente ans, les facultés économiques de l’université anglo-américaine se convertirent à la déréglementation thatchérienne des marchés financiers, dans un processus qui détruisit nombre d’acquis personnels âprement disputés, la sécurité sociale, les soins de santé publique et la garantie des pensions de la population. Le résultat marquant de la révolution Thatcher, l’économie britannique sombrant désormais comme le fameux Titanic, atteste de l’incompétence de ce qui est appelé en général néolibéralisme ou idéologie du marché libre.
La révolution néolibérale ayant commencé dans l’économie étasunienne et britannique, on ne devrait pas s’étonner de voir l’épicentre du cataclysme de la débâcle mondiale se situer maintenant dans l’économie des États-Unis, du Royaume-Uni et d’une poignée de pays incluant le Canada, l’Irlande, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et l’Islande, tous ayant adhéré le plus fortement ces dernières années à l’ordre du jour du marché libre thatchérien. Notamment, à l’ère de Tony Blair en Grande-Bretagne, l’homme qui mit en œuvre personnellement la réforme thatchérienne du marché financier et de la déréglementation était Gordon Brown, alors secrétaire au Trésor.
Exemple instructif des tous derniers développements britanniques, selon les dernières estimations de l’UE, l’économie britannique est sur le point de subir la chute la plus abrupte depuis 1946, une diminution drastique de 2,8 pour cent cette année. On prévoit que, dans toute la grande l’économie européenne, le Royaume-Uni subira la pire récession.
Les conséquences pour le Royaume-Uni incluront la montée en flèche du chômage, tandis que l’économie sera de surcroît à deux doigts d’une déflation de la plus grande envergure. Le chômage s’étoffera de plus de 900.000 personnes au cours des 12 prochains mois, poussant le total des chômeurs à 2,55 millions à la fin de l’année, soit 8,2 pour cent de la main-d’œuvre, contre 5,3 pour cent actuellement.
Parallèlement, à cause de la peur grandissante du naufrage de l’économie et du système bancaire britannique ces dernières semaines, la livre sterling, qui ne fait pas partie des devises de la zone euro, a chuté de façon dramatique par rapport à l’euro et même au dollar US. La livre sterling est tombée sous 1,40 dollar, son point le plus bas en sept ans et demi, du fait de l’appréhension concernant la profondeur de la crise bancaire en Grande-Bretagne et de la progression de la dette du gouvernement. Cette année, le niveau d’emprunt du gouvernement britannique pourrait dépasser 118 milliards de livres, soit 8 pour cent du PIB.
La Grande-Bretagne ne pourra guère tirer bénéfice du déclin de la livre dans l’exportation, car, dans le cadre de la révolution Thatcher, l’économie nationale est en sous-traitance, en désindustrialisation et tournée vers l’économie des services, avec, comme aux États-Unis, la finance et la banque servant de moteur à la croissance économique depuis les deux dernières décennies. Ce moteur est désormais hors-service.
Montée en flèche de l’endettement public
Alimentée par le coût du renflouage bancaire de l’État, la dette nationale du Royaume-Uni devrait atteindre 1,06 billions de livres sterling, soit 72 pour cent du PIB en 2010, une énorme hausse de plus de 70 pour cent sur son niveau actuel.
Le gouvernement de Gordon Brown, applaudi il y a moins de trois mois pour avoir adopté des mesures compétentes visant à endiguer la débâcle financière mondiale, a été contraint mardi de lancer un autre train de mesures de renflouage pour sauver le secteur bancaire. Son refus de plafonner la somme que cela pourrait exiger à terme a créé une grande méfiance à Bruxelles et dans toute l’UE.
Les banques britanniques réunies ont une dette extérieure de l’ordre de 4,4 billions de dollars. C’est deux fois la hauteur de l’économie britannique. Avec 60,6 milliards de dollars, les réserves du Royaume-Uni sont quasiment réduites à néant. Il n’étonne guère que les cambistes et les hedge funds avisés ont décidé que la livre sterling ne peut plus aller que dans un sens, vers le bas. De manière inquiétante, la dette publique explosant, les marchés de swap pour CDS évaluent à présent la probabilité du manquement de la Grande-Bretagne à ses engagements sur la dette d’État à 10 pour cent dans les prochaines années.
Au début du 14ème siècle, lors de la dernière défaillance de l’Angleterre envers le remboursement de sa dette d’État, quand le roi Edward III décida de déclarer ne plus pouvoir honorer ses énormes dettes auprès de la grande maison bancaire italienne Bardi & Peruzzi, cette grande banque tomba avec lui et la ruine se répandit à travers l’Europe.
« … faire du bouche à bouche à un cadavre »
Le gouvernement Brown admet ne pas savoir si le deuxième train de mesures du sauvetage bancaire qu’il vient juste de lancer marchera. Un ministre est cité anonymement dans la presse britannique : « La vérité est que nous ne pouvons être sûrs que ce sera efficace. Nous devons rechercher le calme pour tenter d’établir quelque confiance dans le système. Mais nous ne savons pas ce qui arrivera après. Personne ne peut être sûr que ce sera terminé. Nous sommes dans l’obscurité totale. La situation change tout le temps. » En bref, au Royaume-Uni les autorités ont perdu tout contrôle.
Gordon Brown et Alistair Darling, le secrétaire au Trésor, affirment que le deuxième renflouage ne signifie pas que les premières mesures présentées en octobre dernier ont échoué. Ce marché, insistent-ils, était pour empêcher la faillite des banques ; celui-ci est pour faire en sorte qu’elles aient confiance pour accorder des prêts aux entreprises et au public.
Le gouvernement refuse de révéler ce qu’il en coûtera au contribuable. Des fonctionnaires révoqués parlent de 200 milliards de livres de renflouage, disant que quelques mesures sont à faible risque et que les chiffres ont toujours été calculés. Les députés travaillistes ont reconnu qu’il pourrait être ardu de « fourguer » ce plan de sauvetage avec un public de plus en plus hostile. Comme on s’y attendait, les sondages ont tourné de façon spectaculaire contre les travaillistes, et Brown découvre à présent qu’en tenant des élections aujourd’hui le Parti conservateur obtiendrait sur eux un avantage de 9 à 13 pour cent. De manière étonnante, 49 pour cent de la totalité des Britanniques craignent également de perdre leur emploi cette année.
L’obstacle majeur à toute action gouvernementale rapide et conséquente, visant à contenir l’impact de la crise bancaire, se situe dans la domination de l’idéologie thatchérienne, quasiment un dogme religieux imprégnant toujours le Parti Travailliste, dans lequel Tony Blair était décrit comme la version travailliste de Thatcher. L’absurdité de cette position idéologique a été mise en évidence récemment, quand l’opposition conservatrice a proposé un large soutien aux mesures d’hier, même si sa préoccupation face à la flambée d’emprunts l’a conduite à s’opposer aux 20 milliards de livres sterling de la stimulation budgétaire du gouvernement pour maintenir l’économie.
En outre, il est évident que, suite à la nationalisation de Northern Rock l’année dernière, et à la participation étatique forcée à hauteur de 70 pour cent dans la grande Royal Bank of Scotland, il s’agit d’un type d’approche identique à celle utilisée lors de la crise bancaire suédoise au début des années 90, où l’État nationalisa les banques insolvables et incapables de mobiliser des capitaux privés. La Suède sépara ensuite en « bonnes » et « mauvaises » les banques. Le prêt à l’économie réelle se poursuivit sans relâche dans les bonnes banques. Les avoirs des mauvaises banques, en grande partie des patrimoines immobiliers suédois difficilement convertibles en espèces, furent gardés par l’État jusqu’à ce que la croissance économique permette au gouvernement de les revendre sur le marché assaini. Le coût final du modèle Securum suédois fut estimé à zéro pour le contribuable, et même à un petit profit quand tous les coûts furent inclus.
Le gouvernement travailliste refuse obstinément par idéologie d’admettre la logique de la situation, et finit par se disperser dans des détails chimériques. Alors que certains députés travaillistes exigent la nationalisation intégrale des banques, le gouvernement dit que ce n’est pas son objectif. Le Chancelier Darling a déclaré : « Nous pensons nettement que les banques britanniques appartiennent au secteur commercial et sont mieux gérées par lui. Cela reste notre politique. »
Lors d’un débat récent à la Chambre des Communes, John McFall, président de la haute commission des finances du Parti travailliste, convaincu du besoin de nationaliser complètement le secteur bancaire, a demandé à Darling si le gouvernement allait prendre une participation de cent pour cent dans les banques dans le cas où le nouveau train de mesures ne relancerait pas le prêt. Vince Cable, le porte-parole des finances des libéraux-démocrates, a déclaré : « Le gouvernement ressemble de plus en plus à quelqu’un qui essaye de faire du bouche à bouche à un cadavre. En fait, le gouvernement contrôle désormais l’une des plus grandes banques du monde. Il est pratiquement certain qu’il devra encore mettre de l’argent dedans ; il pourrait aussi acquérir d’autres banques. » Cable a aussi prédit l’éclatement des prix de l’immobilier, la bulle de l’endettement personnel et la nationalisation de la banque Northern Rock.
Après Royal Bank of Scotland
Le jour même où le gouvernement Brown annonçait son deuxième train de renflouage bancaire, Royal Bank of Scotland (RBS) publiait une déclaration révélant qu’elle s’attendait à 28 milliards de pertes en 2008, bien au-dessus de tout ce qui était prévu, ce qui a déclenché de nouvelles liquidations dans toutes les grandes banques britanniques. Les lourdes pertes annoncées chez RBS découlent notamment de son acquisition d’ABN Amro en 2007. RBS a payé un prix élevé pour ABN et a reconnu mardi que cette affaire valait environ 20 milliards de livres de moins que son estimation initiale. Cette annonce inopinée a fait chuter de 67 pour cent la valeur de ses actions.
Tentant pathétiquement de détourner la responsabilité, Brown a déclaré être particulièrement « irrité » par le dossier des pertes accumulées de RBS et par la grande perte sèche des dettes extérieures. Selon la rumeur, la Lloyds Bank est la suivante à avoir besoin d’une aide d’urgence, pendant que, tragique panégyrique du thatchérisme, l’économie de la Grande-Bretagne fait le plongeon.
Origines du modèle néolibéral
Le fameux idéal financier néolibéral, adopté par le gouvernement Thatcher en 1979, a ses origines dans une décision de la direction du pouvoir financier anglo-américain et de ses cercles, selon laquelle il était temps de commencer à récupérer en bloc les concessions accordées sous la contrainte, comme nous l’avons vu, lors de la Grande Dépression des années 30 et, pour la Grande-Bretagne, pendant les difficultés économiques de l’après-guerre.
Aux États-Unis, les origines de cette avancée remontent à un livre peu connu qui a fait école, intitulé La Deuxième Révolution américaine, de l’un des descendants de la richissime famille Rockefeller, le dernier John D. Rockefeller. Là, au milieu d’une rhétorique soporifique sur la création d’un « capitalisme humaniste, » il réclame la réduction drastique du rôle et de la taille de l’État dans l’économie. Ce thème fut ensuite propagé grâce au pouvoir suprême des Rockefeller et à l’efficacité de leur appareil de propagande, avec l’aide du gourou en économie de l’Université de Chicago, Milton Friedman.
Au milieu de la croissance endormie de la mal nommée « stagflation, » une ère de grande inflation à la fin des années 70 jusque dans les années 80, cette machine de propagande, ignorant opportunément le rôle central de l’utilisation des chocs pétroliers — des chocs soit dit en passant manipulés et créés par cette même famille Rockefeller, comme je l’expose en détails dans Pétrole, une guerre d’un siècle : L’ordre mondial anglo-américain –, reprochait tous les maux à l’« étatisme. » Paul Volcker, le protégé des Rockefeller chez Chase Manhattan Bank, fut envoyé à Jimmy Carter en octobre 1979 sur les ordres de David Rockefeller, pour « extraire l’inflation du système, » au moment même où Thatcher, de la Banque d’Angleterre, imposait sa propre formule de « remède de cheval » économique.
La causalité réelle en économie est cachée, et la masse de copies de presse du camp du marché libre friedmanien à l’ère Thatcher-Reagan prétendait que la « défaite de l’inflation » était due à la discipline impitoyable des Volcker-Thatcher. C’est pourquoi, nous l’avons dit encore et encore, le marché doit être libre de tout règlement gouvernemental, affranchi sans limite dans les techniques de son propre génie innovateur. Les résultats de ce « capitalisme humaniste » débridé, qu’Alan Greenspan appelait d’un ton approbateur la « révolution de la finance, » apportent aujourd’hui dans les deux hauts lieux du néolibéralisme, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, la ruine économique. Quelque part, entre ça et la planification centralisée du Soviet de Staline, il existe une meilleure façon de faire.
Article original en anglais: Death Agony of Thatcher Deregulated Finance Model, publié le 22 janvier 2009.
Traduction: Pétrus Lombard.
F. William Engdahl est l’auteur de deux livres traduits en français : Pétrole, une guerre d’un siècle : L’ordre mondial anglo-américain, et le dernier, préfacé par José Bové, OGM : Semences de destruction – L’arme de la faim. Le présent article est adapté de son prochain livre dont la sortie est prévue pour l’été 2009 : « Power of Money: The Rise and Decline of American Century. » Il peut être contacté par l’intermédiaire de son site Internet : www.engdahl.oilgeopolitics.net.