Al-Jazeera : les dessous d’un média devenu incontournable

Depuis une semaine, tous les observateurs internationaux, y compris les plus hauts  responsables politiques de la Maison Blanche, ont les yeux rivés sur la version anglaise du site d’Al-Jazeera (NY Times du 31/01/11), seul média diffusant des images en direct et en continu de la révolte égyptienne.

Al-Jazeera, de par sa situation unique en tant que relais et producteur d’informations au Moyen-Orient, ainsi que par la croissance exponentielle de son audience, a donc pris une place à part entière dans les dynamiques de la région.

En effet, les principaux enjeux géopolitiques en termes de stabilité et de sécurité sont aujourd’hui situés au Moyen-Orient (terme qu’on élargira durant cet article à l’Afrique du Nord). Tant dans la menace terroriste islamiste qui pèse sur les Etats Occidentaux que dans les conflits concentrés autour d’Israël (Conflit Israélo-Palestinien, Guerre du Liban, les tensions importantes avec la Syrie ou l’Iran) le Moyen-Orient est dorénavant la zone scrutée avec le plus d’attention par les différents états et organisations internationales.

Paradoxalement, l’obtention d’informations est très difficile et  Al-Jazeera est l’unique média à avoir pu couvrir chacun des grands évènements de ces dix dernières années, en obtenant à chaque fois des images exclusives – de la diffusion de la première vidéo de Ben Laden à la diffusion des images de la place Tahrir ces derniers jours.

On imagine bien que cette position unique confère un pouvoir important à Al-Jazeera, et il est donc nécessaire de comprendre tout d’abord les raisons de ce succès, pour ensuite évaluer les risques et enjeux qu’implique la place exceptionnelle d’Al-Jazeera dans le paysage médiatique arabe.

La création d’un média « panarabe »

La chaîne Al-Jazeera a été lancée par le Sheikh Hamad bin Khalifa Al Thani en 1996, un an après avoir renversé son propre père à la tête du pouvoir qatarie. On le comprend déjà, l’histoire d’Al-Jazeera est intimement liée à celle du pouvoir qatarie, qui a souhaité sa création pour différentes raisons.

Tout d’abord, il s’agissait de rompre avec l’habitude prise par de nombreux pays arabes de contrôler de façon totale les messages délivrés par les médias, et ce par la création d’une chaîne libre et permettant la confrontation de toutes les opinions; de celles des leaders israéliens à celles des responsables d’Al-Qaeda. C’est là le deuxième point fort de ce projet, sortir des logiques d’informations nationales en créant un média régional (destiné au monde arabe dans un premier temps, au monde entier aujourd’hui). En effet Al-Jazeera ne s’occupe pas seulement de politique qatarie, mais traite également de nombreux sujets concernant d’autres pays arabes, dont les médias nationaux, sous le coup de la censure, ne peuvent pas traiter.

Une position unique au Moyen-Orient

C’est après les évènements du 11 Septembre 2001 qu’Al-Jazeera s’impose comme le média incontournable de la région ; premièrement parce qu’en étant la seule chaîne autorisée à Kaboul elle détient le monopole sur toutes les images qui seront transmises de par le monde, ensuite parce qu’elle accepte de jouer le rôle de vitrine pour Ben Laden et les autres kamikazes en diffusant les nombreuses vidéos que ces derniers lui font parvenir.

Un autre élément décisif dans le succès de la chaîne est la volonté pour le monde arabe de ne pas avoir à se référer obligatoirement aux médias occidentaux – BBC (anglais) et CNN (américain) – pour suivre l’intervention militaire américaine en Afghanistan ou en Irak par exemple.

En effet, l’objectivité du traitement de l’information par les médias américains et anglais est remise en cause par une partie de la population arabe, notamment sur la justification des interventions occidentales dans la région, les frappes effectuées, les bavures commises. Dès lors Al-Jazeera s’affirme comme un média proposant sa propre grille de lecture, dont l’objectif est de représenter au mieux la réalité vécue par la population arabe plutôt que les intérêts américains, ou bien même ceux des talibans ou de Saddam Hussein.

Au cœur de la révolte Egyptienne

Plus récemment encore, la révolte égyptienne a été le sacre d’Al-Jazeera, unique média ayant pu couvrir de façon si importante les évènements, avec notamment la possibilité d’observer pendant plusieurs jours en direct la place Tahrir depuis leur site internet, alors que tous les autres médias internationaux devaient se contenter de photos ou de courtes séquences vidéos. L’illustration de cette consécration est d’ailleurs mise en avant dans les deux graphiques suivants, issus de l’outil « Google tendances de recherche ».

Figure 1

Figure 1 : Index retraçant l’évolution de Janvier 2004 à Février 2011 de la recherche du mot « Al-Jazeera » sur Google au niveau mondial

Figure 2

Figure 2 : Index retraçant l’évolution de Novembre 2010 à Février 2011 de la recherche du mot « Al jazeera » sur Google au niveau mondial. « A » Correspond à l’arrêt de la transmission d’al-jazeera en Egypte et « B » à une fuite dans Wikileaks à propos d’Al-Jazeera, qui sera évoqué ci-dessous.

On remarque ainsi l’importance qu’a joué en Egypte Al-Jazeera, mis en évidence dans la figure 2 où l’on voit le trafic s’effondrer lorsque Moubarak, le président égyptien, ordonne la coupure de la chaîne (moment « A »), signe que l’essentiel des connexions provenait des égyptiens en quête d’informations fiables sur la révolte en cours. Son importance stratégique a bien été identifiée par le pouvoir égyptien qui a d’ailleurs détruit ses bureaux du Caire et fait arrêter sa retransmission, obligeant Al-Jazeera à émettre sur d’autres satellites afin de continuer à être retransmis.

Un essor international

Pour poursuivre dans l’analyse du succès d’Al-Jazeera, une étude géographique  – toujours grâce à l’outil « google tendances de recherche » – nous permet de mettre en évidence que non seulement les égyptiens souhaitent s’informer sur leur pays, mais que – comme dit précédemment – Al-Jazeera est devenu incontournable pour les pays du monde entier (avec son édition en anglais notamment), pour les Etat-Unis déjà en 2004 ; pour l’Europe et l’Afrique du Nord plus récemment.- Figures 3,4,5 –

Figure 3

Figure 3 : Index géographique de recherche des termes « Al Jazeera » sur Google tendances de recherche de Janvier à Avril 2004

Figure 4

Figure 4 : Index géographique de recherche des termes « Al Jazeera » sur Google tendances de recherche de Janvier à Avril 2007

Figure 5

Figure 5 : Index géographique de recherche des termes « Al Jazeera » sur Google tendances de recherche de Janvier à février 2011 – 6 févr. 11 –

On remarque que le petit pays très sombre au centre de la figure 5 qui correspond…à la Tunisie évidemment !

Par la puissance qu’a gagnée Al-Jazeera (qui revendique un auditoire de 30 Millions de téléspectateurs) il convient donc de s’intéresser à son éventuel rôle politique.

Al-Jazeera, un média islamique ?

De nombreuses voix se sont régulièrement élevées en occident pour dénoncer la visibilité donnée aux terroristes sur la chaîne d’informations. Cela a d’ailleurs fait associer dans l’esprit des occidentaux les notions de terrorisme avec « Al-Jazeera », puisque les seules images d’al-Jazeera reprises par les médias occidentaux étaient les messages des principaux dirigeants terroristes – Ben Laden, Mollah Omar… – ainsi que différents testaments de kamikazes.

Paradoxalement, alors que la chaîne est souvent accusée de trop grande connivence avec un islam radical de la part des occidentaux, plusieurs voix dans le monde arabe reprochent à Al-Jazeera d’être un outil de négociation utilisé par le pouvoir qatari pour amadouer son allié américain.

« Un outil diplomatique efficace »

Al-Jazeera est en effet considéré comme un outil diplomatique par le pouvoir qatari, comme l’a révélé Wikileaks en Décembre dernier, où l’ambassadeur américain au Qatar Joseph LeBaron explique dans un télégramme diplomatique que pour le pouvoir en place la chaîne d’informations est « un  outil diplomatique efficace ». Toujours d’après ce télégramme le cousin de l’émir du Qatar aurait proposé au président égyptien Moubarak de suspendre la diffusion de la chaîne en Egypte contre un plus grand soutien à la cause palestinienne.

Mais en réalité l’argument diplomatique ne doit pas non plus être survalorisé, les américains ayant à de nombreuses reprises exercé des pressions sur le Qatar afin qu’Al-Jazeera modifie sa ligne éditoriale – lors de l’intervention en Irak,Paul Wolfowitz, secrétaire adjoint à la défense, avait fait une demande appuyée auprès du pouvoir qatari afin que la Chaîne modifie son jugement sur les agissements américains -, mais sans que cela ait permis un quelconque infléchissement de la part de la chaîne. (1)

Le « processus d’arabisation » d’Al-Jazeera

Si l’on ne peut donc pas considérer qu’Al-Jazeera est l’organe de communication du pouvoir qatari, il faut alors décrypter le positionnement politique de la chaîne, sur des sujets clivants, comme par exemple Israël.

Mohammel El Oifi, auteur d’un article de référence sur Al-Jazeera, explique ce qu’il nomme le « processus d’arabisation » de la chaîne initié après la deuxième intifada en 2000 : « La couverture de la répression israélienne est alors sans concession ni précaution. La multiplication des directs, les prises de parole des dirigeants du Hamas et du Jihad islamique, au même titre que les représentants de l’autorité autonome palestinienne, légitiment aux yeux de larges pans de l’opinion publique arabe les mouvements islamistes palestiniens. Concrètement l’accès aux médias n’est plus le monopole des membres du gouvernement. »(1)

Ce court extrait permet de résumer en quelques mots la politique d’Al-Jazeera : agir comme contre pouvoir dans la défense du peuple arabe, et ce dans toutes ses dimensions : réaction contre les agissements d’Israël, mais pas seulement, rôle de contre-pouvoir et de défense des peuples arabes soumis à la censure étatique, comme en Tunisie, l’Egypte, L’Arabie Saoudite… On ne peut donc pas parler de média islamique, mais bien au contraire de média libre acquis à la cause des populations arabes, dont les détracteurs pourront au pire l’accuser de populisme.

La présence d’Al-Jazeera est donc importante car elle a permis d’ouvrir le champ médiatique du Moyen-Orient, par un traitement transnational de l’information et une présence inédite dans la couverture de tous les évènements.

Néanmoins, Al-Jazeera, comme tout autre média, impose sa grille de lecture, et c’est donc dans l’intérêt de tous que d’autres chaînes d’informations (occidentales mais surtout arabes) puissent se  développer et atteindre le niveau de couverture médiatique d’Al-Jazeera , en poursuivant les mêmes objectifs que ceux qui ont permis la naissance de cette dernière : permettre une confrontation plus importante des opinions. C’est d’ailleurs ce qu’ont initié les Etats-Unis en créant la chaîne arabe Al-Hurra, destinée à être une alternative à Al-Jazeera.

Mathieu Joselzon

Sources :

(1)   Lire l’article très complet- et en accès libre – de Mohammed El Oifi, maître de conférence IEP Paris et chercheur à l’IFRI,

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/polit_0032-342x_2004_num_69_3_1140

Leparisien.fr – 04.02.2011 – Guerre des chaînes : la télé d’Etat égyptienne balayée par Al-Jazeera

http://www.leparisien.fr/crise-egypte/guerre-des-chaines-la-tele-d-etat-egyptienne-balayee-par-al-jazeera-04-02-2011-1300083.php

Wikipédia – Al-Jazeera

http://fr.wikipedia.org/wiki/Al_Jazeera

New-York Times – 31.01.2011 – Al Jazeera English Finds an Audience

http://www.nytimes.com/2011/02/01/world/middleeast/01jazeera.html

Lafabriquedelinfo.fr – Institut de Journalisme de Bordeaux – Le Qatar, Al-Jazeera et Wikileaks

http://www.lafabriquedelinfo.fr/numero-2/la-confection/232-le-qatar-al-jazeera-et-wikileaks

Outil Google tendances de recherche

http://www.google.com/insights/search/?hl=fr#



Articles Par : Mathieu Joselzon

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