Algérie. Article 63 et binationalité, Massinissa ou Jugurtha ?

En Algérie, la polémique sur la question de la binationalité et de l’accès aux postes supérieurs de l’administration et de l’État vient de rebondir avec l’annonce du projet de révision  de l’article 63 de la Constitution qui porte sur ce sujet. 

L’argument principal pour la révision de l’article 63, est qu’il est anticonstitutionnel, car il introduit une discrimination entre algériens en fermant certains postes et responsabilités aux binationaux. L’argument est spécieux ou plus exactement il s’agit d’une logique trompeuse. Aucune Constitution, par essence,  ne reconnait  la double nationalité, car cela poserait des problèmes inextricables. Ceci est du domaine de la loi qui peut, l’autoriser, ce qui est diffèrent de la reconnaître, et définir au besoin les cas dans lesquels elle est permise. De la même façon, on peut , et c’est ce qui se passe partout, définir les conditions d’éligibilité du Président, des élus sans que cela déroge au principe d’égalité des citoyens. 

Constitutionnellement,  les Algériens sont égaux en droit, en tant qu’Algériens. Sauf qu’ici, les binationaux sont aussi de nationalité étrangère, ce qui les différencie, au moins sur ce point,  des autres Algériens. La reconnaissance de droit  de la double nationalité peut donc créer  deux catégories de prétendants à certains postes sensibles et non l’inverse, au contraire de ce qu’elle proclame. Or, il ne tient qu’au postulant à abandonner son autre nationalité pour être dans la position  de la nationalité algérienne unique, et la question est alors réglée. Où est le problème et pourquoi tant de polémiques ? Ou alors, s’il ne le fait pas, et qu’il tient à conserver sa nationalité étrangère, et c’est la preuve même de l’importance de celle-ci pour lui. Ne faudrait-il pas dès lors s’en inquiéter  ?  

Alors plutôt que de rester sur les arguments juridiques, allons au fond des problèmes, dans la vie réelle. Continuons donc notre raisonnement : si le binational a cherché à acquérir cette nationalité étrangère, et qu’il tient à la conserver, c’est bien qu’elle lui procure quelques avantages: facilités de voyages et de circulations, ou d’obtention de visas, accès, par exemple en France, au fonctionnariat etc.. Comment peut-on prétendre accéder à un emploi supérieur et sensible en Algérie, si on ne vit pas les mêmes conditions que ses compatriotes. Lorsqu’on arrive d’Algérie dans un aéroport français ou européen, on peut voir ce moment où les Algériens se séparent en deux files, ceux qui ont le passeport vert et ceux qui ont le passeport rouge.  Ne perçoit-on pas  une  gêne à cette  séparation, dans les regards silencieux des uns et des autres ? 

C’est faux  

Toute une propagande est faite pour faire  croire que partout la double nationalité est autorisée et induire ainsi l’opinion publique algérienne en erreur. C’est faux. Certes beaucoup de pays autorisent la double nationalité dont certains seulement récemment (Belgique, Danemark, Suède etc..). Mais beaucoup d’autres (États-Unis, Chine, Japon, Pays bas etc.) interdisent formellement  la double nationalité ou ne l’autorisent que de façon très restrictive (Allemagne, Espagne, Norvège, Russie etc…). S’il y a bien un pays qui a un nombre immense d’émigrés accumulés par le passé mais qui est intraitable sur la question de la nationalité, c’est bien la Chine. Les USA font même de la prise d’une nationalité étrangère un cas de déchéance de la nationalité américaine. Les habitants de certains territoires américains ( Porto Rico, Gam, Iles Samoa etc..) ont la nationalité américaine sans avoir tous les droits liés à cette nationalité dont la participation aux élections. C’est le cas du Royaume Uni qui distingue, dans bien des cas, entre la nationalité et la citoyenneté. Il est donc faux de prétendre que c’est une règle de droit que celle d’avoir automatiquement les mêmes droits en matière de nationalité. Tout dépend , disons-le encore, de la loi. C’est ainsi que beaucoup  de pays limitent l’accès des binationaux à  certaines fonctions, notamment politiques, sauf abandon de la nationalité étrangère: Australie, Russie, Inde, Bulgarie, Jamaïque etc.. 

Peut-on faire le reproche d’ingérence à la France tout en acceptant que des Algériens, au plus haut niveau de la représentation nationale, soient aussi français. Il y a là pour le moins une inconséquence.

D’autre part, les situations sont toutes différentes et même exactement inverses: un pays comme la France, ou un pays comme la Russie dernièrement, et d’autres,  octroient leur nationalité pour attirer des compétences. Y a-t-il des français, ou autres,  qui se bousculent pour avoir « les avantages » de la nationalité algérienne. Il ne s’agit pas de plaisanter à ce sujet  mais de constater qu’entre  les pays forts économiquement et socialement et les pays faibles sur ce plan, » la pompe », « l’aspirateur « ne fonctionne que dans un seul sens. Donc arrêtons de duper l’opinion, de confondre les choses et de les présenter sous des formes d’égalité ou de réciprocité là où  les situations sont inégales et déséquilibrées.

Y a-t-il des études empiriques qui démontrent que la reconnaissance de la binationalité à tous les niveaux de responsabilité va régler le problème et pousser le développement du pays. Évidemment non, car le problème est ailleurs, dans les inégalités de développement entre les nations. Pourquoi  l’ouverture des postes supérieurs à la double nationalité ferait revenir les Algériens puisqu’ils avaient déjà cette possibilité avant d’acquérir une autre nationalité et qu’ils sont partis pour d’autres raisons, notamment de qualité de vie. Faudrait-il que quelqu’un se voit reconnaître sa double nationalité pour qu’il travaille pour son pays ? L’amour du pays ne dépendrait-il que de cela ? 

En fait, on voit partout, que les phénomènes de retour, se font, comme c’est le cas en Chine ou au Vietnam actuellement, avec le développement du pays, et non pour une quelconque autre raison liée au statut de la binationalité.

Ce sont les inégalités de développement qui expliquent essentiellement les flux migratoires. Il y a 500 000 Français qui travaillent au Royaume-Uni. Il y en  a trois millions aux États Unis. La question de l’émigration et de l’exode des compétences touche tous les pays, les plus avancés exerçant une attraction sur ceux qui le sont relativement moins, un peu comme des poupées russes.. Mais la différence c’est que dans ce cas de figure, ce ne sont pas des émigrés, et encore moins des « Harragas », mais des « expatriés »,  parce qu’il leur est octroyé naturellement un visa.

Cette émigration occidentale ne se pose pas des problèmes de nationalité ou de binationalité. Elle travaille tout normalement avec une « Green card » », une carte de résidence,  dans ces pays.  C’est d’ailleurs aussi en réalité le cas, on ne le sait pas assez, pour la plupart de nos compétences scientifiques qui  résident à l’étranger. Elles se suffisent  tout naturellement d’une carte de résidence ou de travail et c’est pour elles une question de principe.

Binationalité et exode des compétences

La propagande sur le sujet présente l’ouverture des postes supérieurs aux binationaux  comme un moyen de ramener au pays les compétences et donc de lutter contre les effets négatifs de l’exode des compétences alors que c’est exactement le contraire. Une telle politique risque de  fonctionner comme un encouragement à cet exode et à abattre, ainsi,  la derrière barrière de défense à ce sujet, la plus importante, la barrière morale. En effet, dans des situations d’inégalités de développement, la conscience nationale, celle de ses devoirs envers la patrie est essentielle, elle devient elle-même une force économique comme l’a montré historiquement le développement de pays comme le Japon ou l’Allemagne au 19 éme siècle, celui de la Chine, du Vietnam aujourd’hui. 

Que deviendrait l’Algérie s’il n’y avait pas des dizaines de milliers d’ingénieurs, de médecins, d’universitaires, de cadres de toutes catégories qui sont restés dans ce pays, dans des moments parfois terribles, en dépit de toutes les difficultés,  et qui ont construit et construisent ce pays. Lorsqu’un médecin par exemple part, pense-t-il qu’il faut des médecins qui restent pour soigner ses compatriotes, et aussi sa propre famille. 

« Ne vous demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous, mais demandez-vous ce que vous pouvez faire pour votre pays » (J.F. Kennedy).  Et  la dette envers la patrie n’est pas seulement morale. Elle est aussi matérielle. Les études en Algérie sont gratuites, la formation supérieure coûte cher, il s’agit de l’argent du peuple. Comment le lui rendre ? Le président Obama , pendant sa présidence, continuait de rembourser le prêt qu’il avait contracté pour faire ses études.

Combien de fois n’a-t-on pas entendu sur cette question d’ exode des compétences, cette réflexion  « Ce sont les meilleurs qui partent ».  Monde à l’envers,  inversion des valeurs. 

Il y a tout un discours qui est tenu, et parfois à un haut niveau, qui consiste,  peut être sans y prendre garde, à survaloriser les compétences se trouvant à l’extérieur et  à dévaloriser les compétences se trouvant sur le sol national. Celles-ci ont besoin de considération. La considération à leur égard, voilà ce qui devrait être l’aspect essentiel d’une vraie politique nationale et nationaliste des compétences. Et la considération devrait déjà commencer par créer les meilleures conditions de travail, de compétition, et de reconnaissance matérielle et morale des mérites concernant les compétences travaillant au  pays.

Les « Bledards » et les autres 

En 2016, l’article 51 (devenu 63 ) de la Constitution avait fini par  réduire, à la portion congrue, semble-t-il,  les postes et responsabilités réservés à la nationalité algérienne exclusive ( loi n° 17-01 du10 janvier 2017), à la suite d’une  intense campagne menée contre cet article. Il s’agissait des plus hautes responsabilités de l’État (1). Des listes non officielles sont actuellement publiées, notamment sur des sites électroniques ,qui affirment que la révision de l’article 63 va concerner effectivement ces mêmes  responsabilités. Ceci peut poser directement la question de la souveraineté et impose un débat à ce sujet.  Il est donc nécessaire que la liste des fonctions et responsabilités visées soit, au plus tôt, publiée pour qu’un tel débat se déroule dans la clarté.

Les statistiques sont très variables, mais on estime entre 2  et 4 millions le nombre total de binationaux franco-algériens vivants à l’étranger, pour la plupart en France, et en Algérie. Il faut bien distinguer, pour la France, entre  les émigrés de vieille date et leurs enfants, et les nouveaux venus, ceux que les premiers appellent « les bledards » car les comportements et les positions sont tout à fait différentes. 

Les « bledards » , ce sont les élites généralement francophones venues tard en France, beaucoup dans les années 90 fuyant la guerre civile, d’autres  par la suite, souvent jeunes diplômés et cadres supérieurs cherchant une meilleure qualité de vie. Ils ont une relation étroite  avec les binationaux résidents en Algérie d’où ils sont souvent  issus. Ce sont eux qui sont les plus actifs dans la reconnaissance de la binationalité franco-algérienne car elle correspond totalement à leur  mode de vie économique, social et culturel. Les « Bledards » sont très impliqués dans la vie politique algérienne comme le démontre leur présence dans les manifestations, de cette dernière année, aussi bien à l’étranger qu’en Algérie. 

Les émigrés de vieille souche et leurs enfants, on a pu le remarquer, participent peu aux manifestations politiques algériennes actuelles en France. Ils  ont eu, eux,  la nationalité française par le droit du sol. Ils s’aperçoivent souvent par hasard qu’ils sont binationaux. Non pas que leur attachement à leurs racines soit faible, mais il est vécu différemment. Un bon exemple est celui des joueurs, jeunes fils d’émigrés, de l’équipe nationale. Ils ont choisi  l’équipe nationale, sachant pertinemment qu’ils renonçaient ainsi à toute carrière en équipe nationale française. Ils l’ont fait sans bruit, sans conditions, sans ostentation, un peu l’équivalent d’un binational qui n’hésiterait pas, par patriotisme,  à abandonner son autre nationalité pour occuper une fonction nationale importante en Algérie.

En Algérie, d’après des estimations, il y aurait entre 500 000 et 800 000 Algériens qui y résident avec  la double nationalité. Le nombre est considérable. Cela donne un tout autre aspect aux choses. Les enjeux concernant la binationalité ne concerneraient plus alors des Algériens vivant à l’étranger et  la question de l’utilisation des compétences algériennes, mais ils concerneraient avant tout des Algériens vivant et travaillant en Algérie, une véritable communauté. Ceci expliquerait mieux alors l’âpreté des débats. Parmi ces binationaux résidents en Algérie,  des élites politiques, économiques, techniques, administratives, et notamment beaucoup de responsables, de hauts fonctionnaires et leurs familles qui vivent cette situation de façon discrète, quasi clandestine et qui souhaiteraient bien mieux la vivre au grand jour.

On se retrouve en fait devant un véritable problème de société. Par leur nombre, les binationaux,  qui  vivent en Algérie,  y représentent une part importante de la société occidentaliste. Ils incarnent une vision de la modernité qui traverse notre société depuis Ferhat Abbas, et même avant,   jusqu’à nos jours. Ils ont été très nombreux, depuis une année, à participer aux manifestations de masse, y apportant, aux côtés d’autres courants occidentalistes,  leurs approches de  solutions à la crise actuelle, et leur vision de la modernisation de l’Algérie, face à l’autre vision de la modernité, celle-là nationaliste et arabo-musulmane, chaque vision se proposant d’intégrer l’autre dans un effort proclamé et une nécessité ressentie partout d’unité nationale. L’avenir historique dira le devenir et la possibilité de cette synthèse. 

Au fond, dans tout ce débat sur la binationalité, il y a les non-dits, et ils cachent  l’essentiel. Ce débat  porte, de fait, sur la binationalité franco-algérienne. Gageons que le problème serait vécu avec moins de passions, d’enjeux et de pressions s’il s’agissait d’un autre pays. On ne peut faire, en effet, abstraction des déterminants  historiques de la question. Beaucoup craignent, en effet, le retour, sous une nouvelle forme, d’une nationalité franco-algérienne avec laquelle s’était faite la rupture, un certain premier novembre 1954. Ceux des Algériens qui font la démarche de demande de la nationalité française, ne parlent-ils pas de « demande de réintégration dans la nationalité française », comme cela se dénomme officiellement. C’est quand même, disons, là.. un problème. Il y a donc la crainte de la continuation, par ce relais, des formes économiques, culturelles et sociales de la dépendance. 

Combien de fois, dans notre Histoire, n’avons-nous pas été confrontés à de telles situations dans nos rapports mouvementés avec la rive nord de la méditerranée. Massinissa ou Jugurtha, comme deux repères, deux symboles opposés et permanents de notre Histoire. Massinissa qui collabore, avec les Romains,  à la défaite du roi numide Syphax et qui reçoit des Romains,  en récompense,  le royaume de celui-ci et le statut  d’ « ami des romains ». Masinissa,  qui accepte  leur  protectorat , qui en obtient même une relative autonomie,  qui veut parler, et vivre comme les romains, et Jugurtha farouche défenseur de l’indépendance de la Numidie et de l’Afrique du Nord. L’histoire ne cesse de se répéter. Les jeux restent ouverts.

Djamel Labidi

 

Note :

(1) Président du Conseil de la Nation, Président de l’APN (Assemblée Populaire Nationale), Président du Conseil constitutionnel, Premier ministre, membres du gouvernement (tous les postes de ministres), Secrétaire général du gouvernement, Premier président de la Cour suprême, Président du Conseil d’État, Gouverneur de la Banque d’Algérie (Banque Centrale), Responsables des organes de sécurité, Président de la Haute Instance Indépendante de Surveillance des Élections, Chef d’état-major de l’ANP, Commandants des forces armées, les commandants des régions militaires, et « toute autre responsabilité militaire définie par voie réglementaire ».



Articles Par : Djamel Labidi

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