Algérie – Le 11 décembre 1960 : le tournant décisif

 «Un seul héros le peuple» Slogan à l’indépendance

Cette citation répétée à l’infini a été vidée de son signifiant au fil du temps, à tel enseigne que l’on constate un hold-up sur la glorieuse révolution par, à la fois, les révolutionnaires de la vingt-cinquième heure, les martiens d’Algérie, et une nouvelle caste qui n’a aucun rapport avec la glorieuse révolution, mais qui se veut la seule dépositaire de ce patrimoine commun.

C’est un fait que pendant plus de 50 ans l’apport multiforme du peuple dans toute ses composantes a été minoré du fait que la visibilité a été donnée à une vision uniquement militaire de la guerre de libération. Et pourtant, sans le peuple, au premier rang duquel la femme algérienne, il n’y aurait pas eu d’indépendance. 

Le moment est venu de restituer à chacun son dû. S’il faut s’incliner humblement devant les chahids de la révolution devant les souffrances des moudjahidine, nous ne devons avoir aucune dette avec leurs descendants, cinquante ans après. Cela ne vient pas d’une quelconque frustration, mais il faut bien convenir qu’à trop galvauder la glorieuse révolution comme le fait le FLN post-1962, il n’en restera rien, mieux encore, il amènera un phénomène de rejet des jeunes pour avoir trop voulu exploiter la détresse des moudjahidine; on en a fait un fonds de commerce! A tel point que pour perpétuer l’exploitation du râtelier de la République on a créé le concept de famille révolutionnaire intimant par-là, le fait que les «autres» ceux qui ne le sont pas, sont des traîtres. C’est à se demander ce que c’est que la famille révolutionnaire au XXIe siècle Quelle est sa valeur ajoutée? Quel est son apport à l’Algérie du futur? 

Et pourtant, sans le peuple qui a donné ses meilleures filles et ses meilleurs fils à la révolution, point de victoire! A voir ce que sont devenus toutes celles et ceux qui ont fait la révolution et qui disent qu’ils n’ont fait que leur devoir à l’instar de ce professeur de mathématiques à l’Ecole polytechnique de Paris qui a quitté les bancs de l’université en 1956, est monté au maquis, a fait la révolution jusqu’en 1962, a repris ses études à Paris, a soutenu une thèse d’Etat en mathématiques et a enseigné à Polytechnique Paris. interviewé, il eut une seule réponse toute mathématicienne. «Le pays m’a appelé, j’ai fait mon devoir. Point.»
Combien sont-ils d’universitaires, de médecins, du corps médical, du théâtre, de la glorieuse équipe de football qui a fait résonner l’hymne national dans tous les stades du monde plus de 80 fois avec une grande majorité, cette équipe oubliée de Zitouni Makhloufi, Maouche, Bentifour, et tant d’autres qui ont tout quitté comme situation sociale acquise durement en France, tout ceci pour le pays. 

Combien d’acteurs et d’hommes de théâtre avec Mustapha Kateb qui ont expliqué la révolution algérienne par des pièces extraordinaires. Ces citoyens lambda qui, chacun à sa façon, a fait ce qu’il a pu sans rien demander en échange. Les rares survivants qui sont dans la détresse, loin du scandale de cette famille révolutionnaire.

Les Algériennes en première ligne 

On aura tout dit de cette date vue comme un accélérateur de la cause légitime de la révolution. Ces femmes qui confectionnaient des drapeaux pour aller manifester, que personne n’encadrait ni ne leur avait donné de consignes; la plupart des femmes avaient oeuvré, incognito, pour la révolution. Leur prise de conscience leur faisait comprendre que la seule issue était de se battre pour l’avenir de l’Algérie. 

«Les Algériennes ont été en première ligne des manifestations, elles ont aussi porté toute une part invisible de l’auto-organisation des soulèvements. Les enterrements des martyrs, qui permettaient de faire partir de nouvelles manifestations après les mises en terre, étaient aussi organisés principalement par des femmes. Dans le même temps, des centres de soins étaient installés dans des appartements ou des mosquées, avec des médecins et des infirmières algériens. Des cantines de rue permettaient à tous de manger dans les quartiers bouclés. Dans toutes ces expériences, on retrouve l’implication déterminée des femmes, des enfants et des anciens, et en général des civils jusque-là considérés comme la «population à conquérir» par les états-majors politiques et militaires français et par certaines fractions du FLN/ALN». (1)

L’issue de l’indépendance 

«Les fractions dominantes de l’armée française maintiennent que l’État s’est fait submerger parce qu’il n’aurait pas laissé l’armée s’engager dans la contre-insurrection. Or presque partout, les troupes ont été déployées et avec l’accord des autorités politiques, elles ont tiré et tué. Elles ont raflé et torturé. Les méthodes de guerre policière n’ont pas été empêchées par l’État gaulliste, mais débordées par le peuple algérien. Les autorités françaises reconnaissent alors officiellement 120 morts, dont 112 Algériens et des centaines de blessés, indique l’historien Gilbert Meynier. Des dizaines de colonisés, dont des adolescents ont été arrêtés, «interrogés» et pour certains ont «disparu» dans les jours et les semaines qui ont suivi». (1) 

Mathieu Rigouste va plus loin; il décrit la genèse du mouvement et les atermoiements du général de Gaulle sous l’emprise de colons prêts à tout pour garder «leur Algérie»:

«Le 11 décembre 1960, trois ans après la bataille d’Alger, de gigantesques manifestations du peuple algérien ont débordé la répression militaire française et changé le cours de la révolution algérienne. Alors que l’armée a largement démantelé le Front de libération nationale (FLN) dans les villes et les maquis de l’Armée de libération nationale (ALN), c’est une multitude de colonisés anonymes qui submerge l’ordre colonial. Avec souvent des anciens, et en première ligne des femmes et des enfants venus par milliers des bidonvilles et des quartiers ségrégués, le peuple algérien surgit au coeur des centres-villes coloniaux; drapeaux, banderoles et corps en avant. La répression est comme d’habitude terrible, elle n’a cependant pas réussi à soumettre.» (2) 

«Le général de Gaulle avait prévu un séjour en Algérie du 9 au 12 décembre 1960 pour promouvoir son projet néocolonial de «troisième voie», nommé «Algérie algérienne». Calqué sur les modèles imposés dans les anciennes colonies françaises, il consistait à placer au pouvoir une classe dirigeante inféodée à l’État français et chargée de mettre en oeuvre une nouvelle forme de vassalisation économique. Le 8 décembre, De Gaulle annonce qu’un référendum sur l’autodétermination sera organisé le 8 janvier 1961. Le FAF diffuse des tracts appelant à la grève et à l’action. (…) Un imposant dispositif de gendarmerie mobile et de policiers des compagnies républicaines de sécurité (CRS) est mis en place à Alger Le lendemain, De Gaulle atterrit près de Tlemcen. (…) C’est donc rue de Stora (devenue rue des frères Chemloul) à Oran ou rue de Lyon (Belouizdad) à Alger, qu’éclatent, le 10 décembre, les premières révoltes et c’est là aussi que se forment les premiers cortèges de colonisés insurgés. Les soulèvements naissent ainsi sur les frontières urbaines de la ségrégation coloniale». (2) 

Mostefa Hadj, un résistant oranais présent, raconte:

«Dès que l’alarme a été donnée, tous les habitants du quartier de M’dina J’dida se sont mis en autodéfense en scandant ‘Allahou Akbar », encouragés par les femmes et leurs youyous assourdissants. Elles s’étaient installées sur les terrasses et balcons en amassant toutes sortes de projectiles: bouteilles, gourdins, pierres, tuiles… prêtes à toute éventualité. (…) C’est avec une spontanéité extraordinaire que les Algériens des autres quartiers ont répondu à l’appel». «L’armée et la police utilisent des haut-parleurs pour exiger des colonisés qu’ils rentrent dans leurs quartiers, tandis que les ultras sillonnent les rues et klaxonnent inlassablement le rythme ponctuant les cinq syllabes «Al-gé-rie-fran-çaise». En réponse, et en dépit des barrages militaires et policiers qui bouclent plusieurs quartiers, les femmes accompagnent de leurs youyous les déplacements des colonisés, dont les cortèges affluent de partout. À Alger, les premières révoltes à Belcourt sont suivies par celles des habitants du bidonville de Nador. Des cortèges de femmes prennent la tête des manifestations et enfoncent des barrages militaires (…) En un après-midi, cette «flamme de Belcourt» s’étend aux quartiers populaires de la périphérie d’Alger puis, dans les jours qui suivent, elle gagne Constantine, Annaba, Sidi Bel Abbès, Chlef, Bône, Blida, Béjaïa, Tipasa, Tlemcen… Pendant près d’une semaine, des soulèvements, auto-organisés dans la spontanéité, se confrontent à des méthodes de répression impitoyables de la part de l’État et des ultras.» (2) 

«Les manifestations de décembre conclut Mathieu Rigouste forcent le général de Gaulle à abandonner son projet de «troisième voie» et renvoie les ultras à leurs conspirations. Cette séquence a fortement influencé le schéma répressif mis en oeuvre le 17 octobre 1961 à Paris par le préfet de police Maurice Papon, ancien «inspecteur général de l’administration en mission extraordinaire en Algérie6». Des milliers d’Algériens de tous âges, venus des bidonvilles et des quartiers populaires pour manifester contre le colonialisme et le racisme seront raflés, tabassés, internés et plusieurs dizaines tués ce soir-là par la police en plein Paris. Après les soulèvements, l’étau militaire est desserré dans les montagnes, Charles de Gaulle ordonne l’arrêt des exécutions, abandonne le projet de «troisième voie» et doit se résoudre à négocier avec le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA). Le 19 décembre, l’Assemblée générale des Nations unies vote la résolution 1573 (XV) reconnaissant au peuple algérien son droit «à la libre détermination et à l’indépendance»(2).

Le peuple toujours aux avant-postes

Il serait mal venu de minimiser le rôle du peuple à l’occasion d’un autre engagement du peuple. Un rare témoignage de Saâd Dahleb, un historique de la Révolution dans son ouvrage Mission accomplie nous éclaire «Sur la grève des huit jours qui paralysa Alger et déchaîna les paras, elle fut décidée, pour renforcer la position du FLN et démontrer au monde que le peuple algérien dans son ensemble réclamait son indépendance, au moment où allait s’ouvrir à l’ONU le débat sur l’Algérie. L’idée de la grève et de sa durée de 8 jours? La première proposition était de Ben M’hidi, quant à la durée de 8 jours.

«Ben M’hidi défendait avec fougue l’idée de faire la grève pendant un mois. (…) lorsque je m’aventurai à proposer plutôt un ou deux jours. Personne d’ailleurs ne me répondit et je battis en retraite sans discussion.» Eut-il été entendu, on aurait évité tant de morts à Alger, tant de tortures, tant d’arrestations et peut-être aussi l’emprisonnement, puis l’assassinat de Ben M’hidi.» Pourtant, pour Dahlab, vivre au maquis est moins risqué qu’en ville: «Malgré les privations et les dures conditions de vie du maquis, je ne sentais guère la peur et l’angoisse, qu’il me fallait vaincre tous les jours à Alger. Le maquisard risque la mort. Il est fixé pour ainsi dire sur son sort. Mais il fait face à l’ennemi avec les mêmes armes. En ville, le militant est désarmé et évolue dans l’inconnu. L’inconnu est égal à la terreur.» (3)

Ce que nous retenons de la barbarie de ce jour là 

Au-delà des morts et des bléssés,  Les autorités françaises reconnaissent alors officiellement 120 morts, dont 112 Algériens et des centaines de blessés, indique l’historien Gilbert Meynier. C’est l’image de l’innocence qui nous interpelle en la personne de cette enfant la petite Saliha Ouatiki, 12 ans, tombée sous les balles meurtrières des forces de répression françaises, car figurant dans le premier rang des contestataires. A un certain moment, les bérets rouges ont atteint  d’une balle son thorax et bien qu’une ambulance soit vite arrivée, la fillette ne tarda pas à rendre l’âme   Le jeune homme qui a pris sur ses épaules la petite Saliha pensait que le sang qui giclait de la poitrine de celle-ci était le sien. Il n’avait pas encore réalisé que la fillette avait été touchée la jeune  fillette, portée sur les épaules d’un jeune homme et brandissait le drapeau national… 

Conclusion: 

La guerre fut atroce le peuple algérien en paya le prix et du fait de l’impunité- amnistie-  les tortionnaires et les assassins ne rendront jamais compte.  Par ailleurs,  dans cette Algérie qui peine à se déployer du fait des pesanteurs de l’histoire et de l’omerta des gouvernants  le moment est venu de déconstruire des récits épars, certains injustes, d’autres délibérément faux pour faire apparaître une version de la révolution qui sert «les élites du moment». Mais le chantier de l’écriture de l’histoire reste à faire. Un récit national qui ne fait l’impasse sur aucune zone d’ombre est le plus sûr moyen enfin, de divorcer avec cette apesanteur de nos jeunes qui les cloue sans racine qui leur permettrait d’aller vers le futur avec une mentalité de vainqueurs.

Pr. Chems Eddine Chitour

Ecole Polytechnique Alger

Photo en vedette : Algérie Info

Notes

1.https://reseauinternational.net/decembre-1960-quand-le-peuple-algerien-se-soulevait-contre-le-colonialisme/
2.Mathieu Rigouste https://orientxxi.info/magazine/decembre-1960-quand-le-peuple-algerien-se-soulevait-contre-le-colonialisme,1613
3.https://www.tsa-algerie.com/saad-dahlab-ben-bella-a-brise-lunite-du-peuple/

Article de référence : http://www.lexpressiondz.com/chroniques/analyses_du_professeur_chitour/305515-le-tournant-decisi.html

 



Articles Par : Chems Eddine Chitour

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