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Algérie – L’enjeu principal
Par Djamel Labidi
Mondialisation.ca, 03 juin 2019

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Dans quel pays a-t-on vu des militaires réclamer avec insistance le respect de la Constitution tandis que des partis politiques de la société civile le refusent ? Où a-t-on vu des militaires demander la tenue rapide d’élections alors que des partis d’opposition s’y opposent ? 

Quelles sont les raisons données à ces refus et comment pourrait-on expliquer cette situation paradoxale à laquelle elles aboutissent.

La première raison avancée est que  les élections ne peuvent se dérouler et être honnêtes tant que demeurent  le président actuel de l’État,, Mr Bensalah, ainsi que le Gouvernement  Bedoui. En contradiction avec cet argument, il faut rappeler que le FIS avait remporté les élections à deux reprises, les communales en 1990 et les législatives en 1991, malgré un pouvoir qui lui était totalement hostile.

Il est question, en même temps, du danger du trucage  électoral, le Premier ministre du gouvernement actuel étant accusé d’en être « un spécialiste ». Cet argument de trucage des élections fonctionne comme un postulat, et il est à la base d’un ensemble d’arguments politiques qui, sans lui, s’effondrerait. Mais n’ayons pas peur de bousculer ce qui peut paraitre une évidence. Est-ce si  évident ? Y a-t-il eu jamais un ensemble de preuves matérielles, indiscutables, systématiques en démontrant la réalité. Y a-t-il eu jamais des procès intentés en justice par des partis politiques , à ce sujet, contre le pouvoir ou ses représentants. Des livres  blancs ont été promis qui n’ont jamais vu le jour ou qui n’ont rien révélé de vraiment décisif.. 

Le problème réel n’est-il pas en réalité ailleurs, celui de l’abstention,  une l’abstention massive, de 70 à 80% du corps électoral. Ce sont ceux-là aujourd’hui qui sont dans le Hirak ou qui le soutiennent. Avec un tel taux d’abstention, il suffisait que votent les centaines de milliers de militants et sympathisants du FLN et du RND, partis électoralistes par excellence, pour que  la plupart du temps, ils l’emportent. Il n’est donc pas besoin de recourir à l’argument du trucage pour expliquer les choses. 

 Un système politique qui a produit l’abstention 

Ce qu’il y a à reprocher au pouvoir , c’est justement cette abstention, c’est de l’avoir à la fois suscité, au moins par défaut, et exploité. 

 Le système politique, très vite après l’indépendance, comme tous les systèmes semblables de cette époque, et après Octobre 1988,  malgré les changements importants survenus depuis, ,était un système qui produisait l’abstention et s’en nourrissait. Il fonctionnait ainsi, aussi bien pour les partis soutenant le pouvoir que pour la plupart des  partis de l’opposition. Il permettait aux uns de se maintenir au pouvoir, et aux autres de trouver dans le pouvoir, l’explication de leurs échecs. Cela peut expliquer le rejet de tous par le Hirak, le rejet de tout le système politique comme il fonctionnait.

Dans ce système, la conviction , chez  la grande  majorité, était que les élections étaient sans enjeux et qu’aucune des  forces politiques en lice ne méritait qu’on se mobilise massivement pour elle. Être mobilisateur, c’est ce qu’avait su faire le FIS en 90 et 91. Avant lui d’ailleurs, et depuis l’indépendance , il y avait le même phénomène d’abstention, si ce n’est qu’elle n’était pas comptabilisée. C’est dire que le phénomène est ancien. D’ailleurs, contre le FIS aussi, l’argument de la fraude électorale avait été utilisé. Mais le pouvoir n’avait pas , en réalité, songé à refaire les élections, il les avait simplement annulées, persuadé que le FIS pouvait les emporter de nouveau.

La question des enjeux est en effet cruciale dans toute élection, en Algérie comme partout ailleurs. Il faut dire tout cela pour qu’on ne se retrouve pas sans arrêt,  dans l’avenir, devant la remise en question permanente d’ élections futures, pour une raison ou une autre, chaque perdant devenant un mauvais perdant et accusant l’autre d’avoir triché.

Cette question des enjeux se confond avec celle du changement. En 1990 et 1991, la participation aux élections était très forte car le FIS apparaissait alors, à une grande partie du peuple, comme une force de changement. Un peuple n’a d’autre raison de se mettre en mouvement que par l’espoir, la perspective de changement. D’ailleurs, au fond, le mot d’ordre principal du Hirak est celui-ci , le changement, auquel il ajoute celui de « changement de régime » ou « du régime ». 

Certes, les partis d’opposition  pourraient légitimement se plaindre d’ingratitude du Hirak, eux qui n’ont cessé de faire la critique du pouvoir. Mais telle n’est pas, quand même, la réalité. Le Hirak est apparu comme un mouvement en dehors des forces politiques existantes car aucune ne  présentait à ses yeux, une véritable alternative politique. Le peuple s’est dressé seul contre la putréfaction et la bureaucratisation de la vie politique, telle qu’elle a culminé avec le cinquième mandat mais telle qu’elle apparaissait aussi à travers des incidents marquants comme juste auparavant, le cadenassage  des portes de l’Assemblée nationale.

Le Hirak, c’est l’immense majorité qui sort de l’abstention, c’est son entrée massive dans la vie politique. Les grands mouvements populaires comme le Hirak drainent et font entrer d’un coup, dans la vie politique active, dans le débat et dans l’initiative politiques, des masses énormes qui n’y participaient pas auparavant. C’est une chance inouïe car, pour reprendre une formule connue, « ce sont les masses qui font l’Histoire ». En mouvement,  elles apprennent très vite. Elles cherchent leurs amis véritables et leurs ennemis. Les évènements alors se succèdent rapidement, sans cesse. Cependant, Il ne faut pas idéaliser le Hirak. Des millions de personnes entrent, interviennent dans l’action politique mais elles y viennent avec ce qu’elles sont, avec leurs sensibilités, leurs visions, leurs croyances, leurs expériences, leur inexpérience, bref avec leurs représentations. Dans le Hirak, il y a par exemple, ce vieux rêve d’un consensus, celui d’une harmonie générale. C’est peut-être là la raison du succès d’une proposition comme celle d’une ou plusieurs personnalités de consensus, Nous aurions  donc  inventé en Algérie, la recette miracle d’ un président représentatif sans  élections.  Alors, pourquoi les faire, et pourquoi ne pas déjà  les reporter. Le consensus est une notion non démocratique. La démocratie sert, au contraire, à gérer pacifiquement les différences, les divergences, les conflits, les contradictions.

On peut trouver, de même dans le Hirak l’expression de positions quasiment anarchistes. Le désir ardent de changement, combiné à la méfiance et l’hostilité envers une bureaucratie d’État étouffante et méprisante, explique des slogans comme « qu’ils partent Tous » où ce « Tous » est indéfini, et où il peut s’apparenter à des positions nihilistes de destruction d’un État qui est tour à tour considéré par les uns comme le prolongement de l’État colonial et par d’autres comme un État dictatorial, totalitaire, qui étouffe les libertés. Cet anarchisme peut converger avec une vision  qui estime qu’il faut faire table rase de ce qui a été fait jusqu’à présent et construire l’État sur de nouvelles bases « saines ». 

Il s’est accumulé une méfiance générale envers tout ce qui se fait officiellement. Cet élément subjectif devient  dès lors un élément politiquement  objectif et il doit nécessairement être pris en compte, dans la gestion des évènements et dans l’accompagnement du Hirak, pour que les tensions inévitables trouvent toujours un esprit de compromis, et une issue pacifique.

Il y a, enfin, aussi, l’argument que le pays n’est pas préparé à la tenue d’élections. De quelle préparation s’agit-il ? Celle du peuple ? Des élections durent une journée. Ou celle des forces politiques ?

L’armée

Tous les arguments précités ont un point commun: ils convergent vers l’exigence du report des élections présidentielles. Ils peuvent avoir un écho, dans de larges couches populaires et notamment dans une partie de la jeunesse de statut social instable et fragile (25% des jeunes sont en chômage), du fait de la méfiance accumulée contre l’État,.

On remarquera cependant que ces arguments n’abordent pas au fond la question des garanties d’élections régulières, en la plaçant ou en la reportant derrière la question d’un changement des instances exécutives, c’est-à-dire d’un changement immédiat de pouvoir.

On se retrouve ainsi au final, à quelque formulation prés, devant le même problème qu’en 90-91. Là, il était demandé l’arrêt du processus électoral, ici il est demandé son arrêt immédiat et son report sine die.

C’est d’ailleurs en partie le même casting qu’à l’époque grâce…à l’allongement de l’espérance de vie en Algérie. Beaucoup des protagonistes sont les mêmes, ils ont simplement vieilli.

Il y a cependant une différence, et elle est de taille: en 90-91 , le courant démocrate laïque occidentaliste demandait l’intervention de l’armée et a soutenu l’état-major de l’époque , et son chef, tout au long du conflit qui s’en est suivi. Aujourd’hui, il  ne soutient pas l’état-major de l’armée et exprime son opposition à son chef le général Gaid Salah, autour duquel se regroupe le courant nationaliste. 

Le Chef de l’état-major a la réputation d’être un nationaliste. Il a voulu, dès le début du Hirak, prendre solennellement l’engagement que jamais plus l’armée ne fera couler « une goutte de sang » de son peuple  Il refuse tout achat significatif  d’armes en France et en Occident.. Il a maintenu la politique de non intervention de l’armée algérienne à l’extérieur des frontières. Il ne s’exprime ostensiblement qu’en Arabe et en a généralisé l’usage dans l’armée.  Il proclame la filiation de l’ANP avec l’ALN. Chaque inauguration d’un site, au nom d’un chahid, est l’occasion de ce rappel nationaliste. 

On retrouve ainsi la vieille  fracture socio-culturelle entre deux sociétés, l’une occidentaliste  et l’autre nationaliste arabo-musulmane. Cette fracture rebondit, et elle est réactivée dramatiquement chaque fois que la question du pouvoir se pose.

On arrive, alors,  probablement, à l’explication de la situation paradoxale décrite au début de cet article. Les raisons invoquées ne le seraient que pour traduire une opposition à l’état-major de l’armée. Ce n’est pas la question des élections présidentielles qui serait actuellement l’enjeu principal, mais celle de la direction de l’armée. Pas celle du pouvoir, mais celle du pouvoir dans l’armée. Et la tenue de ces élections ne résoudrait pas précisément cette question  aux yeux des forces politiques qui s’y opposent. On aurait alors là le secret du paradoxe, la logique cachée de chaque proposition. 

Mais il faut se demander aussi si une telle position, celle du refus de la Constitution, celle du refus de la tenue des élections, quelles que soient les motifs invoqués, est défendable sur le plan des principes, et est tenable avec le temps qui passe, et l’accumulation des retards et des difficultés économiques et sociales.

Aujourd’hui, l’inquiétude en Algérie est grande. Va-t-on tirer réellement les leçons des déchirements tragiques d’il y a trente ans. Un pas avait été fait avec la politique de concorde et de réconciliation nationale. La sécurité et la paix retrouvées avait permis des progrès économiques et sociaux. Mais tout cela s’est avéré insuffisant. Des blessures sont restées ouvertes. Le développement économique n’a pas atteint le rythme capable de répondre aux besoins et aux aspirations d’une population multipliée par plus de 4 en 60 ans. Des questions comme celles du dépassement de l’influence coloniale et d’une démocratie véritable n’ont pas été réglées.  Le Hirak a surgi  pour montrer qu’elles restaient à résoudre en même temps que, tirant les leçons des années 90,  il a indiqué la voie à suivre:  le faire  dans l’esprit du Hirak, fait entièrement pour la grande majorité,, d’amour du pays, de tolérance, de fraternité humaine, d’esprit de compromis et de pacifisme, de volonté d’union nationale. Espérons que c’est cette voie qui l’emportera. Tel est le véritable enjeu principal.

Djamel Labidi

 

Paru dans « Le Quotidien d’Oran du jeudi 30 mai  2019

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