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Amérique latine : la démocratie attaquée
Par John Pilger
Mondialisation.ca, 30 avril 2008
The Newstateman 30 avril 2008
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https://www.mondialisation.ca/am-rique-latine-la-d-mocratie-attaqu-e/8849

Au-delà du bruit et de la fureur de sa conquête de l’Irak et de sa campagne contre l’Iran, la première puissance mondiale mène une guerre discrète sur un autre continent, l’Amérique latine. En ayant recours à des intermédiaires, Washington vise à restaurer et renforcer le contrôle politique d’un groupe de privilégiés qui prétendent appartenir aux classes moyennes, à détourner la responsabilité des massacres et trafics de drogue du régime psychotique colombien et ses maffieux, et d’écraser les espoirs de la majorité pauvre d’Amérique latine qui ont été soulevés par les gouvernements réformistes du Venezuela, de l’Equateur et de la Bolivie.

En Colombie, le principal champ de bataille, la véritable nature de la lutte, une lutte de classes, est brouillée par les FARC qui se livrent aux enlèvements et trafics de drogue, fournissant ainsi des arguments à ceux qui tentent de salir l’image de tous ceux qui ont marqué l’histoire épique de la rébellion en Amérique latine par leur opposition au proto-fascisme du régime de Bush. « On ne combat pas le terrorisme par le terrorisme, » a déclaré le Président Hugo Chavez lorsque les avions de guerre US écrasèrent sous leurs bombes des milliers de civils afghans, après les attentats du 11 septembre. C’est ainsi qu’il devint l’homme à abattre. Pourtant, comme tous les sondages le confirment, il ne faisait qu’exprimer l’opinion de la grande majorité des gens qui ont compris que la « guerre contre le terrorisme » était en réalité une croisade pour la domination. Pratiquement le seul chef d’Etat à oser défier Bush, Chavez fût déclaré un ennemi, et son projet d’une social-démocratie indépendante des Etats-Unis fût considéré comme une menace pour le contrôle du continent par Washington. « Pire encore, » écrivait le spécialiste de l’Amérique latine, James Petras, « la politique nationaliste de Chavez représentait une alternative en Amérique latine au moment (2002-2003) où les insurrections massives, les révoltes populaires, les chutes de régimes marionnettes des Etats-Unis (Argentine, Equateur, Bolivie) faisaient tous les jours la une des journaux. »

Il est impossible de sous-estimer la menace que cette alternative représente aux yeux des « classes-moyennes » de ces pays où foisonnent privilèges et misères. Au Venezuela, leur « grotesque fantasme à affirmer qu’ils sont gouvernés par un dictateur communiste brutal », pour citer Petras, rappelle la paranoïa de la population blanche qui soutenait le régime de l’Apartheid en Afrique du Sud. Comme en Afrique du Sud, le racisme est omniprésent au Venezuela où les pauvres sont ignorés, méprisés ou traités avec condescendance, et où un commentateur peut se permettre de qualifier Chavez, qui est métissé, de « singe ». Ce venin est dispensé par les super-riches qui vivent derrière les murs de quartiers appelés « Country Club », mais aussi par ceux des classes moyennes qui aspirent à les rejoindre, cadres, journalistes, publicitaires, artistes, éducateurs et autres professions qui s’identifient à tout ce qui vient des Etats-Unis. Les journalistes ont joué un rôle clé – rôle reconnu par un des dirigeants et financiers du coup d’état avorté contre Chavez en 2002. « Nous n’aurions pas pu le faire sans eux, » dit-il. « Les média étaient notre arme secrète ».

Bon nombre de ces gens se considèrent comme « progressistes » et ont leurs entrées auprès des journalistes étrangers qui aiment se dire « de gauche ». Ce n’est pas une surprise. Lorsque Chavez fût élu la première fois en 1998, le Venezuela n’était pas une dictature archétype de l’Amérique latine, mais une démocratie libérale avec certaines libertés, dirigée par et pour ses élites qui pillaient les revenus pétroliers en laissant quelques miettes aux millions d’invisibles des barrios. Un pacte entre les deux partis principaux, appelé « puntofijismo », ressemblait à la convergence entre le New Labour et les Conservateurs en Grande Bretagne, ou les Républicains et les Démocrates aux Etats-Unis. A leurs yeux, l’idée de souveraineté populaire représentait un anathème, et le représente encore.

Prenez le cas de l’éducation supérieure. A l’Université Centrale Vénézuélienne, un établissement « public » financé par l’argent des contribuables et réservé à l’élite, plus de 90 pour cent des étudiants sont issus des classes supérieures et « moyennes ». Ce milieu élitiste, avec d’autres, a été infiltré par des groupes liés à la CIA et, lorsqu’ils ont défendu leurs privilèges, ont été soutenus par des « progressistes » à l’étranger.

Dans la guerre contre la démocratie en Amérique latine, la ligne de front est la Colombie et la cible principale est Chavez. Il est facile de comprendre pourquoi. Une des premières mesures de Chavez a été de relancer l’organisation des producteurs de pétrole, l’OPEP, et forcer le prix du pétrole à des niveaux historiques. Dans le même temps, il a réduit le prix du pétrole pour les pays les plus pauvres de la région des Caraïbes et d’Amérique centrale. Il a utilisé la nouvelle richesse du Venezuela pour rembourser la dette, notamment celle de l’Argentine, et de facto a expulsé le Fonds Monétaire International d’un continent sur lequel, jadis, ce dernier régnait. Il a réduit de moitié la pauvreté tandis que le PNB grimpait. Et surtout, il a donné aux pauvres l’espoir de voir leurs vies s’améliorer.

L’ironie de l’histoire est que Chavez, contrairement à Fidel Castro à Cuba, ne représente aucune menace réelle pour les riches qui sont devenus encore plus riches sous son gouvernement. Mais il a démontré qu’une social-démocratie pouvait se développer et s’occuper réellement des plus démunis, et sans les affres du « néolibéralisme » – une notion très peu progressiste qui fût endossée à une époque par le Parti Travailliste britannique. Ces Vénézuéliens ordinaires qui se sont abstenus lors du référendum l’année dernière voulaient protester et dire qu’une social-démocratie « modérée » n’était pas suffisante lorsque la corruption des fonctionnaires se poursuit et que les égouts débordent.

De l’autre côté de la frontière avec la Colombie, les Etats-Unis ont transformé le voisin du Venezuela en Israel de l’Amérique latine. Dans le cadre du « Plan Colombie », plus de 6 milliards de dollars d’armes, d’avions, de forces spéciales, de mercenaires et de logistique ont été déversés sur un des groupes les plus sanguinaires de la planète. Héritiers du Chili de Pinochet et autres juntes militaires qui ont terrorisé l’Amérique latine pendant toute une génération, leurs divers Gestapos ont été formées à l’Ecole des Amériques en Géorgie. « Non seulement nous leur avons appris à torturer » m’a confié un ancien instructeur étatsunien, « mais aussi à tuer, assassiner, éliminer. » Et ceci est encore vrai en ce qui concerne la Colombie, où le terrorisme d’état généralisé a été largement documenté par Amnesty, Human Rights Watch et de nombreux autres groupes. Dans une étude de 31.656 cas d’assassinats et disparitions entre 1996 et 2006, la Commission Colombienne de Juristes a découvert que 46 pour cent des meurtres avaient été commis par les escadrons de la mort et 14 pour cent par les FARC. Les paramilitaires étaient responsables de plus de 3 millions de personnes déplacées dans le pays. Cette misère est le résultat de la soi-disant « guerre contre la drogue » du Plan Colombie, dont le véritable objectif est l’élimination des FARC. A cette fin, une nouvelle guerre d’usure a été déclenchée contre les nouvelles démocraties populaires, particulièrement le Venezuela.

Les forces spéciales US « conseillent » les militaires colombiens de traverser la frontière avec le Venezuela et d’assassiner et d’enlever ses citoyens et d’y infiltrer des paramilitaires afin de tester la loyauté des forces armées vénézuéliennes. Le modèle suivi est celui de la campagne de la Contra dirigée par le CIA au Honduras dans les années 80 pour renverser le gouvernement réformiste du Nicaragua. La défaite des FARC est à présent considérée comme un prérequis à une attaque en bonne et due forme contre le Venezuela au cas où l’élite vénézuélienne – revigorée par son étroite victoire au référendum de l’année dernière – réussit à élargir sa base lors des élections locales et nationales prévues au mois de novembre 2008.

L’homme des Etats-Unis et le Pinochet de la Colombie est Alvaro Uribe. En 1991, un rapport déclassifié des serves de renseignement de l’armée des Etats-Unis révélait que le sénateur (à l’époque) Uribe « travaillait pour le Cartel de Medellin » en tant « qu’ami proche » du baron du cartel de la drogue, Pablo Escobar. A ce jour, 62 de ses alliés politiques ont fait l’objet d’enquêtes pour complicité avec les paramilitaires. Une des principales caractéristiques de son règne est le sort réservé aux journalistes qui osent éclairer le côté sombre du personnage. L’année dernière, quatre journalistes ont reçu des menaces de mort après avoir critiqué Uribe. Depuis 2002, au moins 31 journalistes ont été assassinés en Colombie. Une autre habitude d’Uribe est d’accuser les syndicalistes et les militants des droits de l’homme de « collaborer avec les FARC ». C’est une manière de les « marquer ». Les escadrons de la mort colombiens, écrit Jenny Pearce, auteur du livre Under the Eagle : US Intervention in Central America and the Caribbean (1982) « sont de plus en plus actifs, confiants dans le fait que le président (Uribe) a si bien réussi à mobiliser le pays contre les FARC et que leurs atrocités pourront ainsi passer quasi inaperçues ».

Uribe était personnellement soutenu par Tony Blair, ce qui est assez typique de l’interventionnisme ancien mais discret de la Grande Bretagne en Amérique latine. Une « assistance contre insurrectionnelle » est fournie à l’armée colombienne, impliquée jusqu’au cou aux escadrons de la mort, ainsi qu’un entrainement dispensé par des (forces spéciales) SAS à des unités telles que les Bataillons de Haute Montagne, souvent condamnés pour leurs atrocités. Le 8 mars, des officiers Colombiens furent invités par le Foreign Office (ministère des affaires étrangères britannique – ndt) à un « séminaire sur la contre-insurrection » au centre de conférences de Wilton Park au sud de l’Angleterre. Il est rare que le Foreign Office parade aussi ouvertement avec les tueurs qu’il forme.

Les rôle des médias occidentaux suit d’anciens modèles, comme les campagnes qui ont ouvert la voie à l’éclatement de la Yougoslavie et le crédit accordé aux mensonges sur les armes de destruction massive en Irak. La préparation psychologique pour une attaque contre le Venezuela est en bonne voie, avec la répétition des mêmes types de mensonges et de calomnies.

La route de la Cocaine

Le 3 février, le journal « the Observer » consacra deux pages aux accusations de complicité entre Chavez et les trafiquants de drogue colombiens. Similaires aux célèbres articles du journal sur les soi-disant liens entre Saddam Hussein et Al Qaeda, le titre du journal disait « Révélation : le rôle de Chavez dans la route de la Cocaïne vers l’Europe ». Allégations gratuites, rumeurs non recoupées, aucune source identifiée. En réalité, le journaliste a même écrit, avec la volonté évidente de se couvrir, qu’ « aucune de mes sources n’a accusé Chavez d’avoir un rôle direct dans le gigantesque business du trafic de drogue en Colombie. »

En fait, le Bureau des Nations Unies sur le Crime et la Drogue a rapporté que le Venezuela participait pleinement dans les opérations antidrogues et qu’en 2005 avait saisi la troisième plus grosse quantité de cocaïne au monde. Même le Ministre des Affaires Etrangères a reconnu « l’énorme effort de coopération de la part du Venezuela ».

Les calomnies sur la drogue ont récemment été renforcées par des articles sur « les alliances de plus en plus ouverts entre Chavez et les FARC » (voir l’article « Dangerous liaisons », New Statesman, 14 Avril). Là encore, « aucune preuve », dit le secrétaire général de l’Organisation des Etats Américains. A la demande d’Uribe, avec l’appui du gouvernement français, Chavez a joué le rôle de médiateur pour la libération d’otages retenus par les FARC. Le 1er mars, les négociations furent sabotées par Uribe qui, avec l’appui logistique des Etats-Unis, a fait tirer des missiles sur un camp en Equateur, tuant Raul Reyes, le premier négociateur des FARC. Selon les militaires colombiens, un « courrier électronique » découvert dans l’ordinateur portable de Reyes montre que les FARC ont reçu 300 millions de dollars de la part de Chavez. L’accusation est fausse. Le document en réalité mentionne Chavez dans une affaire d’échange d’otages. Et le 14 avril, Chavez a sévèrement critiqué les FARC. « Si j’étais un guérillero, » dit il, « je n’aurais pas besoin de retenir une femme, un homme qui ne sont pas soldats. Libérez les civils ! »

Tous ces mensonges ont cependant un objectif. Le 10 mars, l’administration Bush a annoncé qu’elle avait entamé la procédure pour placer le Venezuela sur la liste des « états terroristes », en compagnie de la Corée du Nord, de la Syrie, de Cuba, du Soudan et de l’Iran, ce dernier pays étant actuellement dans l’attente d’une attaque de la part du plus grand état terroriste au monde.

Article original publié par the New Statesman. http://www.newstatesman.com/200804240026

Traduction VD pour le Grand Soir http://www.legrandsoir.info, publié le 26 avril 2008.

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