Argentine, Dette, FMI et audit de la dette

Mauricio Macri qui arrive en fin de mandat après avoir été battu aux élections présidentielles du 29 octobre 2019 par le candidat péroniste Alberto Fernández n’a pas pu retarder le début de la crise qu’il transmet au prochain président et laisse une économie en ruine. Il a échappé à des élections anticipées et à une rébellion populaire semblable à celle de l’Équateur, mais il arrive au bout du rouleau à la fin de son mandat.

Les adieux de ce président tellement affaibli sont pathétiques, ses promesses ridicules et sa gestion déroutante. Ses derniers drapeaux néolibéraux sont en berne, avec le soutien des prix, le contrôle des changes, la loi sur l’approvisionnement et le début du défaut de paiement. Et comme il met en œuvre ces mesures sans grand enthousiasme, les résultats sont désastreux. Mais la grande inconnue est la puissance de la bombe qu’il laisse derrière lui. Qui peut dire si le pire est déjà passé ?

Des improvisations à foison

La fuite des capitaux a déclenché l’effondrement que l’on connait actuellement. L’exode des capitaux a atteint son plus haut niveau depuis 2003 et cumule 20 milliards de dollars depuis le début de l’année. Les réserves sont vendues à l’encan au rythme de la dévaluation, certains jours se sont des enchères furieuses, d’autres un simple goutte à goutte.

Les économistes orthodoxes eux-mêmes ont exigé l’introduction d’un plafonnement des changes et Macri a jeté l’éponge. Il n’a pas pu arrêter l’hémorragie vertigineuse des dollars et a eu recours au contrôle tant dénigré. Il a improvisé pour camoufler cette régulation, mais il est en train de renforcer toutes les restrictions de change.

On s’attend à de nouvelles limitations à l’achat de devises étrangères (tourisme, paiement des importations), et il est probable que le marché se scinde en un dollar touristique – financier et un dollar commercial. Ce que l’on appelle le « cash avec liquidation » (utilisé par les entreprises pour acheter des obligations dans le pays et les vendre à l’étranger) anticipe cette segmentation.

Les communicateurs s’adaptent au nouveau scénario et rangent leurs vieilles rengaines contre le contrôle des changes. Mais comme le gouvernement l’applique tardivement et sans conviction, le contrôle des devises prend l’eau à un rythme accéléré. Cette supervision nécessite des règlementations et des inspections, qui ont été démantelées par les responsables de Cambiemos [1].

On constate la même inefficacité dans la récupération des dollars que les exportateurs retiennent. Les céréaliers ont ignoré l’obligation de changer ces devises contre des pesos argentins. Ils savent que le gouvernement ne veut pas et ne peut pas les forcer à remettre ces dollars et ils attendent un nouveau pic de dévaluation pour faire rentrer leurs fonds. Ils surveillent de près la cotation du dollar sur le marché noir et spéculent sur le meilleur moment pour le vendre.

Le plus grand danger qui plane est une nouvelle ruée sur les banques. Les petits déposants ont commencé à retirer leurs dépôts à la suite du comportement des grands spéculateurs. Le souvenir du Plan Bonex [2] (1989) et du corralito [3] (2001) alarme fortement la classe moyenne.

Le gouvernement a réagi en prolongeant les heures d’ouverture des banques et en important massivement des billets américains. Il a également expliqué que la contrepartie actuelle des dépôts en dollars est constituée de prêts dans la même devise aux exportateurs et de réassurances auprès de la Banque centrale. Mais au fur et à mesure que le nombre de dollars de cet organisme s’amenuise du fait de l’accroissement des demandes, les difficultés à satisfaire les épargnants s’accroissent.

Les banques ne sont pas seulement confrontées à la sortie continue de dépôts. Elles ont troqué leur fonction traditionnelle de crédit par la spéculation sur les obligations publiques à haut rendement. C’est pourquoi elles ont incubé la bombe des Lebacs (Letras del Banco Central = les titres du trésor à court terme), qui ont fondu lors de la dernière méga-dévaluation. Le sort des titres de substitution (Leliqs, Lettres de liquidité de la Banque centrale) est plus incertain. Si le refinancement de la Banque centrale s’épuise, un change compulsif pourrait intervenir. Les banques ont déjà commencé à s’échapper vers d’autres titres (transferts), mais la course folle de leur bicyclette pourrait s’arrêter.

La tragédie sociale

L’inflation que Macri avait promis de résoudre d’un revers du pied s’est emballée. Elle avoisine déjà les 60 % par an et les effets de la dernière dévaluation n’ont pas encore été répercutés sur les prix de détail. Les capitalistes révisent leurs prix à un rythme effréné, ignorant les rustines posées par le gouvernement. Le régime des « prix essentiels » et la réduction de la TVA n’ont pas atténué la cherté.

Le parti au pouvoir a perdu le contrôle de tous les ressorts de l’économie

La crédibilité des fonctionnaires qui sont congédiés est aussi réduite que l’efficacité de leurs actions. Les ministres eux-mêmes oublient les décrets qu’ils ont pris la veille. Le gel de trois mois du prix des carburants n’a duré que 33 jours et le programme rigoureux d’émissions zéro a été abandonné immédiatement.

Le parti au pouvoir a perdu le contrôle de tous les ressorts de l’économie. La baisse de 2,7 % du PIB en 2019 renforcera un cycle récessif, qui a dévalorisé les entreprises à un niveau comparable à celui de 2002. Les cours boursiers des principales entreprises ont chuté de 80% et elles sont littéralement données à de grands investisseurs étrangers. Reste à voir si une nouvelle grande vague de dénationalisation de l’appareil productif va se réaliser.

La gravité de la situation économique a engendré une tragédie sociale majeure. Les dévaluations, les hausses de prix et les atteintes aux revenus populaires ont fait grimper la pauvreté à 35,4 % et ce pourcentage approchera les 40 % d’ici la fin de l’année. Dans l’un des principaux pays exportateurs de denrées alimentaires, cinq millions de personnes n’ont pas accès aux produits de première nécessité. Il suffit de faire un tour dans les cantines communautaires pour corroborer cette nouvelle épidémie d’insécurité alimentaire.

Le plan d’urgence de lutte contre la faim approuvé par le Congrès ne fait que redistribuer des lignes d’un budget sous-exécuté. En fait, il ne dispose que de très peu d’argent ce qui ne permet pas d’assurer le lait, la viande ou les repas à des millions de personnes indigentes. Au drame de ce secteur, il faut ajouter la paupérisation des travailleurs salariés, qui ont perdu 30% de leur salaire depuis 2015. Cet héritage dantesque de Macri pourrait même être aggravé si de nouvelles convulsions monétaires, bancaires ou inflationnistes éclatent avant l’investiture du nouveau président.

Amplification du défaut de paiement

L’héritage le plus lourd de Macri est le nouveau défaut de paiement de la dette. Ce grand fantasme agité par le gouvernement pour dénigrer l’opposition et faire peur aux électeurs s’est finalement matérialisé dans ce même gouvernement. Pour l’instant, le défaut de paiement est limité, mais il a de grandes chances de s’étendre.

La prorogation forcée des échéances affecte différentes obligations à court terme. Il s’agit de titres internes que le gouvernement n’a pas été en mesure de rembourser et qu’il a promis de refinancer selon un plan toujours en cours d’élaboration. Jusqu’à présent, on ne sait même pas quels sont les titres inclus dans cette restructuration.

Macri met en œuvre le défaut le plus insolite des huit qu’a connus l’histoire nationale. Avec la « meilleure équipe des cinquante dernières années », il a cessé de payer une dette émise pendant son propre mandat. Cette décision implique un passif en monnaie nationale que très peu de pays laissent en suspens.

Les médias spécialisés ne sont en désaccord que sur la date ou l’étendue d’un défaut plus généralisé

Les titres impayés sont généralement utilisés par les entreprises pour financer leurs opérations quotidiennes. Ces firmes les remplacent maintenant par un crédit bancaire devenu plus cher ou simplement en coupant la chaîne des paiements. Cette adversité aggrave la dégradation de la situation des entreprises et l’effondrement de l’économie qui en résulte. Mais pour masquer le défaut, les propagandistes officiels ont trouvé un nouvel euphémisme : « le reprofilage de la dette ».

C’est sous ce nom que le Congrès a été saisi d’une proposition d’échange d’une autre partie du passif à long terme, émis sous la juridiction argentine. Les requins de la finance (qui contrôlent toujours le ministère des Finances) aiment à rappeler le « mega-échange » qu’avait négocié Cavallo. Ils prétendent gonfler par des taux plus élevés une dette qui se dirige vers le défaut de paiement, afin de tirer profit des litiges futurs en matière de recouvrement. Selon certains, Caputo [4] et les grands fonds d’investissement (Templeton, BlackRock) ou les banques (JPMorgan) seraient derrière cette opération.

Les médias spécialisés ne sont en désaccord que sur la date ou l’étendue d’un défaut plus généralisé. Le taux de risque-pays confirme ces prédictions, compte tenu de l’absence évidente des dollars nécessaires pour honorer les engagements. Attribuer cette faillite à la déroute électorale subie par Macri lors des primaires est une nouvelle absurdité du journalisme aux ordres. Ce résultat n’est qu’un épisode anecdotique supplémentaire de l’effondrement financier qui a commencé en avril 2018. À ce moment-là, le crédit a été coupé et la corde que le FMI a enroulée autour du cou de l’Argentine est apparue, Macri ayant battu tous les records imaginables. La dette a augmenté à un rythme de 4 millions de dollars par heure, 90 millions par jour, 3 milliards par mois et 35 milliards par an. Il laisse à son successeur des échéances de 223 milliards de dollars, soit 40 % du PIB, avec 77 % des intérêts et du capital en devises étrangères.

Ces passifs asphyxient les provinces avec la même intensité, qui depuis 2016 ont multiplié leur endettement par six. La charge a déjà explosé à Chubut, qui a engagé 70 % de son recouvrement auprès des créanciers et paie les salaires par tranches. Le même drame se profile dans d’autres provinces.

Suspendre et rééchelonner les paiements

Le défaut de paiement décrété par Macri commence à modifier les lieux communs distillés par le parti de droite Cambiemos. La priorité inébranlable au paiement des créanciers pâlit face à d’autres urgences, comme la faim engendrée par l’ajustement. La cessation des paiements n’est plus un tabou. Beaucoup admettent la nécessité de transformer sa généralisation chaotique en une suspension ordonnée des décaissements. Une telle gestion permettrait de contenir la dévastation de l’économie.

Un allégement de la dette est indispensable pour reconstituer les revenus et réactiver la production. Sans ce répit, le rebond attendu après la récession est bien incertain. L’excédent commercial ou la forte capacité inutilisée générée par la crise ne suffiront pas. L’étranglement continuera de provoquer un cercle vicieux de rechutes de plus en plus graves, si les financiers sont payés tandis que l’Argentine continue de végéter.

La recomposition de la consommation devrait être le moteur de la reprise. Mais elle n’aura pas lieu si l’économie reste soumise à l’engrenage de la dette

Les expectatives d’une reprise spontanée à partir de décembre se fondent sur l’analogie avec 2002. Mais il convient de rappeler que cette reprise s’est maintenue au cours de cinq années de parenthèse totale dans les paiements de la dette. La même suspension est plus nécessaire encore dans la conjoncture actuelle, étant donné les graves contraintes qui pèsent sur la sortie de la récession.

Malgré l’ajustement budgétaire massif, Macri partira avec un déséquilibre primaire très éloigné de l’excédent promis avec le FMI. Le déficit secondaire est énorme en raison de l’accumulation des intérêts (qui engloutissent déjà 21,5 % des ressources fiscales) et le trou créé par les Leliqs est directement explosif et pèse sur les finances publiques. Dans ce contexte, le levier des dépenses publiques pour « rallumer l’économie » est en contradiction avec les demandes de réductions d’impôts que les financiers exigent.

Il est vrai que le secteur du commerce extérieur affiche à nouveau des excédents importants, après des dévaluations en cascades. Mais ce résultat est dû à la baisse des importations et à l’importante récolte qui a suivi la sécheresse. Il convient de noter que la stagnation des prix internationaux n’augure pas de scénarios favorables pour le commerce extérieur.

D’autre part, l’investissement privé continue d’être écrasé par une inflation très élevée, des taux d’intérêt astronomiques et la contraction brutale du marché intérieur. Pour réactiver le circuit industriel paralysé, ces entraves doivent être supprimées.

La recomposition de la consommation devrait être le moteur de la reprise, après la chute impressionnante du pouvoir d’achat. Mais elle n’aura pas lieu si l’économie reste soumise à l’engrenage de la dette.

Alternatives de renégociation

Le nouveau président élu Alberto Fernández, qui entre en fonction le 10 décembre 2019, a souligné la nécessité de renégocier la dette, au lieu d’en suspendre le paiement. Il a l’intention d’entreprendre des négociations qui incluront la prolongation des échéances et (ou) la réduction éventuelle du capital dû. Dans les deux cas, il faut s’attendre à des conversations très dures.

Parmi les différentes options en jeu, le futur président s’est penché sur le modèle uruguayen, qui prolongeait les paiements sans réduction significative du volume de la dette. C’est l’alternative privilégiée par les fonds d’investissement, qui occultent les ajustements anti sociaux sévères qui seront nécessaires à sa mise en œuvre. Ils omettent également de dire que le volume des obligations uruguayennes était très faible, comparé à la montagne d’obligations que connait l’Argentine.

Le FMI est actuellement très divisé et les règlements de compte se multiplient en son sein pour déterminer qui portera la responsabilité d’une telle aventure

Ceux qui analysent l’avenir de l’hypothèque actuelle avec plus de réalisme soulignent la forte probabilité d’une remise de dette. Lors des 10 dernières restructurations internationales de passifs, six réductions de ce type ont été enregistrées (Argentine, Irak, Equateur, Côte d’Ivoire, Grèce et Ukraine). La réduction moyenne a été de 40 % pour les 187 recompositions de dettes publiques effectuées depuis 1970.

Le cas le plus récent de l’Ukraine (2015) était inférieur à cette moyenne et la réduction effective de la dette grecque fait l’objet de controverses. Ce que tout le monde connait de ce pays, c’est l’interminable cauchemar d’ajustements endurés par ses habitants.

La remise la plus importante a eu lieu en Argentine entre 2002 et 2007 (voir Argentine : La restructuration frustrée de la dette en 2005 et en 2010 http://www.cadtm.org/Argentine-La-restructuration-frustree-de-la-dette-en-2005-et-en-2010). C’est le précédent qu’Alberto propose d’éviter. Il fait valoir que le pays ne peut pas répéter – à si court terme – une réduction aussi drastique. Mais il oublie qu’en un temps aussi court une autre dette scandaleuse a été consommée.

La grande nouveauté de la prochaine renégociation sera la place du FMI, en tant que principal créancier du passif. Cet organisme n’a jamais été aussi impliqué en tant que créancier. Il a déboursé 45 milliards de dollars en très peu de temps et a soudainement fait de l’Argentine son plus grand emprunteur. Le seul but de cet octroi colossal d’argent a été de financer, selon les exigences de Trump, la réélection ratée de Macri.

Le FMI est actuellement très divisé et les règlements de compte se multiplient en son sein pour déterminer qui portera la responsabilité d’une telle aventure. La priorité de l’organisme est de se faire rembourser et donc d’encourager la réduction de la dette argentine due aux créanciers privés. Ce sont ces besoins de recouvrement qui expliquent cette violation flagrante de ses propres règles. C’est pourquoi il exige des autres créanciers qu’ils acceptent une réduction des paiements qu’ils perçoivent.

Le Fonds cherche à éviter un défaut à ses dépens alors qu’il est au centre des refinancements mondiaux. De plus, ses administrateurs comprennent que la crise argentine pourrait avoir un impact dans le monde entier. Si elle affectait directement le Fonds lui-même, elle provoquerait de nouvelles turbulences sur les marchés.

Pour l’instant, le FMI sonde le terrain et joue un double jeu. D’une part, il a maintenu son véto sur la concrétisation de la dernière tranche de son méga-crédit (54 milliards de dollars). Les gestes de dernière minute de Macri ont été insuffisants. Le décret autorisant l’importation dangereuse de déchets recyclés n’a pas suffi. La colère du FMI vis-à-vis de l’échec de sa marionnette du Cône Sud persiste, même si l’Argentine s’est transformée en dépotoir des États-Unis.

Mais dans le même temps, le Fonds a autorisé l’utilisation de 7 milliards de dollars supplémentaires (que la Banque centrale maintenait comme une réserve intouchable) pour ouvrir une porte de négociation avec Fernández. Ce clin d’œil permet d’éviter l’extension immédiate du défaut à d’autres obligations.

Le FMI doit cacher ses faiblesses afin de préserver l’image d’un organisme tout-puissant face au trou généré par l’insolvabilité de son dernier client. Comme pour toute dette importante, le problème se trouve déjà dans les comptes du créancier. Le montant du passif est moins important que son impact. Le cas argentin vient renouveler sous différentes latitudes la critique généralisée du comportement de pillards adopté par les organismes financiers internationaux comme le FMI.

Un audit pour déterminer les responsabilités

Le modèle économique, le gouvernement Macri et le FMI se partagent la responsabilité du scénario dramatique actuel. L’incidence du modèle est évidente et reproduit le résultat néfaste de toutes les expériences néolibérales. Cet effondrement n’était pas une intention délibérée du parti au pouvoir, pour discipliner la population et enrichir ses partenaires. Macri ne voulait pas s’immoler ni finir brouillé avec les grands capitalistes. Ce qui s’est passé a une explication plus simple. Cambiemos a repris les mêmes mesures appliquées par tous ses prédécesseurs de droite.

Le gouvernement tente de diluer cette culpabilité directe par des critiques méprisantes envers tous les Argentins (« nous sommes irresponsables »). Il accuse la société dans son ensemble (« elle ne nous a pas accompagnés ») et fait remonter les maux actuels à l’histoire nationale (« toujours endettés »). Mais aucun de ces prétextes ne dégage la responsabilité des fonctionnaires qui ont signé l’hypothèque.

Ces personnes doivent répondre de dettes contractées avec une infinité d’irrégularités. A partir du moment où la dette n’est pas passée par le Congrès, sa légalité est très discutable. Elle a été décidée par simples décrets intempestifs. L’illégitimité de cette opération est mise en évidence par plusieurs mouvements et personnalités, qui exigent la publicité de tous les termes de l’accord avec le FMI. Les connaître permettrait d’en promouvoir la nullité.

La responsabilité du Fonds est évidente. L’organisation a violé sa propre charte organique en accordant un prêt énorme (qu’elle a renouvelé plusieurs fois), sans tenir compte des défauts de paiement du débiteur. Plus grave encore a été l’aval donné à la fuite des capitaux, qui est explicitement pénalisée dans ce type de crédits.

Le FMI soutient qu’il a répondu à un appel au secours, mais il occulte qu’il l’a fait à la demande de Trump, désireux de soutenir Macri. Il oublie aussi qu’il a promis d’agir en apportant son attention à la question sociale et qu’il a laissé intactes de terribles séquelles d’indigence.

L’expérience de la Grèce et de l’Équateur en matière d’audit pourrait servir de modèle pour une investigation en Argentine

La dette envers le FMI est une arnaque majeure. Le pays tout entier assume un engagement pour un argent qui a disparu de manière vertigineuse. Pas un seul dollar sur les 50 milliards de dollars prêtés ne s’est traduit en investissements. Ces ressources ont été accaparées par des groupes financiers qui ont commis la plus grande fraude de l’histoire récente. Ils doivent faire face aux conséquences de cette appropriation. C’est la dette d’une poignée de multimillionnaires et non celle de tous les Argentins.

Les fuites de capitaux ont eu lieu à cette occasion au vu et au su de tous les citoyens. Elles concernent notamment les 80 milliards de dollars expatriés au cours des quatre dernières années. Comme il existe des données très précises sur ces transferts, un audit rapide permettrait d’identifier les bénéficiaires de cette opération. Avant de discuter du montant et des modalités du paiement de la dette, il est nécessaire de mettre en lumière l’identité de ceux et celles qui se sont appropriés cet argent.

L’expérience de la Grèce et de l’Équateur en matière d’audit pourrait servir de modèle pour une investigation en Argentine. Il n’est pas nécessaire de revenir au passé dictatorial, ni de s’occuper des documents perdus. Il faut mettre la loupe sur des fonctionnaires comme Caputo, qui ont émis des obligations inhabituelles à 100 ans et qui ont fait des affaires pour leur propre firme de consultants.

Le rapatriement immédiat de l’ensemble du patrimoine des cadres supérieurs de Cambiemos constituerait un début symbolique du nouveau traitement de la dette. Il conviendrait également d’examiner comment le Fonds de garantie des pensions a été dilapidé, il était de 67 milliards de dollars l’arrivée de Macri et il l’a restitué avec moins de 22 milliards de dollars.

Il existe de multiples outils permettant d’effectuer un audit rapide. Le blanchiment d’argent fournit une base de données pour le recoupement des informations. Il représente 116,8 milliards de dollars sur les 300 milliards placés à l’étranger.

L’audit est également une nécessité politique pour tout gouvernement qui veut légitimer sa gestion. Il est essentiel de savoir ce qu’il est advenu de la dette. Cette clarification serait le point de départ d’un véritable « plus jamais ça » (comme ce fut le cas avec la CONADEP). [5] Elle introduirait une rupture définitive dans la fraude récurrente dont souffre l’Argentine.

Reconstruire en démobilisant ?

Le nouveau président Alberto Fernández évite la question de l’illégitimité de la dette et propose de « combler la brèche » en repartant à zéro. Mais son message de reconstruire le pays « ensemble » (et sans que personne ne paie) manque de réalisme. Il n’y a aucun moyen de reconstruire l’économie si l’on consacre l’impunité de ceux qui ont pillé le pays. L’illusion de reconstruire l’Argentine avec ses fossoyeurs sera utilisée par la droite pour recomposer ses rangs. Elle utilisera le répit pour préparer son retour.

Fernandez espère faire face à un scénario similaire à celui qui avait prévalu pendant l’administration de Nestor Kirchner. Il suppose que le Pacte social permettra la réactivation de la consommation et de la production et estime que les hommes d’affaires mettront leur rentabilité au second plan pour faciliter le rebond de l’économie. Mais il oublie que les capitalistes répondent toujours avec leurs poches à ces messages du cœur. Il ignore également que ce contexte idyllique pourrait être neutralisé si le scénario turbulent auquel Menen, par exemple, a été confronté au début de son mandat se répétait. À cette occasion, il a fallu deux ans pour qu’une crise non résolue touche le fond.

Pendant la campagne électorale, Alberto Fernandez tient à chaque public le discours qu’il veut entendre. D’un côté, il tient un discours progressiste d’amélioration salariale, de récupération des revenus, de pénalités aux banquiers, d’impôt sur le patrimoine et de plans de cartes alimentaires.

Il s’adresse à l’establishment dans un autre langage de garantie des affaires. Les rumeurs sur l’exploitation de Vaca Muerta [6]par des fidéicommis externes sont l’autre facette du modèle bolivien de capture du revenu par l’État. Les candidats au fauteuil du ministère de l’Économie sont plus durs. Ils veulent pondérer le dollar concurrentiel et exigent de remettre à plus tard la redistribution des recettes.

Le plus inquiétant, c’est la cogestion immédiate d’une transition qui avalise une inflation galopante. Cette hausse des prix pourrait terminer le « sale boulot » qui est à l’origine de la dernière méga-dévaluation. Présenter cette offensive comme un fait étranger (« c’est Macri qui gouverne ») est aussi trompeur qu’exiger que « l’on prenne soin des dollars des réserves », en ne tenant pas compte des conséquences dévaluatrices de ce message.

Alberto Fernandez promet un répit qui viendrait par les urnes, les rues étant vides. Il insiste sur l’opportunité de la démobilisation populaire, et appelle à l’abandon des manifestations sociales et à la levée de la grève dans l’aéronautique. Ses porte-parole affirment qu’il s’agit d’un appel transitoire pour élargir sa base électorale. Mais ils préparent un message similaire pour les prochains mois, qui s’opposera aux revendications actives contre un gouvernement nouvellement arrivé.

C’est sur ce terrain que se joue la possibilité de rétablir le revenu populaire. Sans lutte sociale, victoires d’en bas et changements dans les rapports de force, il n’y aura pas d’améliorations significatives pour la majorité de la population. Il ne faut pas oublier que les conquêtes réalisées pendant le Kirchnerisme ont été un écho tardif de la rébellion de 2001. Toute confrontation avec le FMI, sans les gens dans la rue, sera une bataille perdue d’avance.

Sans lutte sociale, victoires d’en bas et changements dans les rapports de force, il n’y aura pas d’améliorations significatives pour la majorité de la population

La force de la mobilisation a été clairement vérifiée ces dernières semaines. Les marches et les occupations des mouvements sociaux ont imposé l’adoption accélérée de la loi d’urgence alimentaire, dans le but évident de décompresser la rue. Tout n’a pas été obtenu (réouverture des plans aux nouveaux chômeurs et augmentation de l’AUH [7]), mais le problème de la faim a été mis dans l’agenda.

Le grand niveau d’organisation des mouvements sociaux constitue une différence avec 1989 et 2001 qui effraie les classes dominantes. Cette résistance ouvre des perspectives pour imposer les exigences populaires. Il en va de même pour le mouvement syndical renforcé, s’il émerge de la léthargie imposée par sa direction. L’action directe définit l’avenir du pays. C’est le grand dilemme actuel. Occuper la rue pour récupérer les conquêtes ou accepter la démobilisation et abandonner ce qui a été perdu.

Claudio Katz

 

 

Traduction : Lucile Daumas en collaboration avec Eric Toussaint
L’ensemble des notes sont des notes des traducteurs.

Notes :

[1« Changeons », le parti de Mauricio Macri.

[2Plan économique mis en œuvre en Argentine en 1989 pour tenter de réduire les liquidités des épargnants en leur proposant des BONs Externes pouvant se négocier sur les marchés secondaires.

[3Mesures prises en Argentine en 2001, lors de la crise économique, par le ministre de l’économie Domingo Cavallo dans le but de mettre fin à la course à la liquidité et à la fuite des capitaux.

[4Luis Andrés Caputo a été Ministre des Finances de janvier à juin 2017 et président de la Banque centrale de la République argentine entre juin et septembre 2018.

[5Commission Nationale sur la Disparition des Personnes mise en place en 1983 pour enquêter sur les violations des droits humains dans les années de dictature militaire, 1970-1980.

[6Gisement pétrolifère et gazier du Nord de la Patagonie argentine.

[7Asignación Universal por Hijo, Dotation universelle par enfant.

Claudio Katz est économiste, chercheur au CONICET (Consejo Nacional de Investigaciones Científicas y Técnicas), professeur à l’Université de Buenos Aires, membre de l’EDI (Economistas de izquierda).. Il tient également un blog : katz.lahaine.org



Articles Par : Claudio Katz

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