Armes de destruction légale : les procès en ISDS et l’assaut de Lydian International sur la souveraineté arménienne

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En exploitant le mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États (en anglais Investor-State Dispute Settlement ou ISDS) inclus dans les traités bilatéraux d’investissement de l’Arménie avec le Royaume-Uni et le Canada, les filiales anglaises et canadiennes de Lydian International – « Lydian UK » et « Lydian Canada » – ont officiellement porté plainte contre le gouvernement arménien à la suite des barrages routiers en cours et ont renforcé la résistance populaire contre la mine d’or sur le mont Amulsar. Les communautés arméniennes environnantes sont déjà sous le choc des effets de la mine sur l’environnement et, si celle-ci devenait pleinement opérationnelle, les conséquences sociales, économiques et sur la santé publique seraient calamiteuses.

Tandis que le premier ministre Nikol Pachinian continue de séduire les investisseurs étrangers européens avec une politique fiscale de la « porte ouverte » et des projets gouvernementaux de déréglementation, la société civile arménienne se trouve prise au piège dans une bataille pour les droits aux ressources avec les actionnaires de Lydian International. Dans les tribunaux d’arbitrage clandestins qui ne relèvent pas de la législation arménienne, 2 milliards de dollars [3] sont en jeu dans le procès imminent de Lydian International contre l’Arménie. Si la multinationale anglaise l’emporte, c’est le peuple arménien, dont 26 % vit en-dessous du seuil de pauvreté, qui paiera la note [4]. Afin que le mouvement populaire triomphe, il est impératif de démystifier le mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États et les promesses redoutables d’accords de commerce et d’investissements.

Le cheval de Troie des traités bilatéraux d’investissement

La signature d’un traité entre un gouvernement et un investisseur étranger implique une perte unilatérale de souveraineté pour l’État hôte, ce qui est en définitive jugé nécessaire pour attirer des capitaux étrangers.

La logique derrière cette concession est ancrée dans le discours sur le développement promu par la Banque mondiale et le FMI selon lequel les investissements directs à l’étranger (IDE) sont l’unique solution pour le développement économique national des pays du Sud. En vertu du paradigme de la « croissance tirée par les exportations », les États périphériques sont contraints de privilégier les matières premières destinées à l’exportation vers le centre, les entreprises du centre fournissant la technologie et les capitaux nécessaires à leur extraction. Dans les pays intégrés dans les « chaînes de valeur mondiales », les multinationales se voient dès lors accorder un accès sans entrave aux champs de pétrole, aux forêts, aux terres agricoles, aux sources d’eau douce, aux gisements miniers et autres ressources naturelles de la périphérie. Par conséquent, l’environnement est réduit à rien de plus qu’une simple marchandise à vendre et à acheter sur les marchés mondiaux, et les entreprises européennes et nord-américaines se taillent la part du lion des bénéfices.

Les États en concurrence pour attirer les IDE sont donc obligés de se plier au régime international d’investissement qui garantit aux investisseurs le cadre juridique le mieux adapté à leurs intérêts économiques. Cela implique une réduction du contrôle public sur le capital transnational par le biais d’une série de réformes du libre marché et l’octroi d’avantages considérables aux investisseurs dans un réseau de plus en plus dense constitué de TBI et autres accords d’investissements. Dans les faits, peu de preuves empiriques étayent la conviction largement répandue selon laquelle les TBI stimulent les investissements directs à l’étranger [5], et les traités ne sont pas non plus une condition préalable essentielle à la sécurisation des investissements. Le Japon n’a signé que quatre TBI et est le second plus grand destinataire mondial d’investissements directs à l’étranger. Les flux d’investissements américains en Chine se sont élevés à 276 milliards de dollars depuis 1990, et les deux États ne détiennent aucun TBI [6]. Le Brésil ne détient aucun TBI ratifié et constitue pourtant une destination importante pour les investissements étrangers [7]. Bien qu’ils ne soient pas un gage d’accroissement des flux d’investissement, les traités jouent néanmoins un rôle fondamental pour permettre aux investisseurs d’extraire d’énormes profits dans les pays du Sud et, surtout, leurs clauses permettent aux sociétés transnationales de poursuivre facilement les États hôtes en justice s’ils agissent dans l’intérêt collectif de leurs citoyens.

Renoncer à la souveraineté : ce que les pays acceptent lors de la signature d’un traité d’investissements

1. « Le traitement juste et équitable » des investisseurs

La clause de « traitement juste et équitable » (en anglais Fair and equitable treatment ou FET) est « une clause très large qui vise à protéger l’investisseur étranger contre tout traitement qui pourrait affecter de quelque manière que ce soit son activité ou ses intérêts économiques et qui pourrait être considéré comme inéquitable » [8]. Selon l’interprétation de cette clause souvent utilisée par les investisseurs pour poursuivre en justice les gouvernements, l’État hôte ne peut pas adopter unilatéralement des changements de politique qui encouragent un « préjudice économique » pour l’investissement. Par exemple, lorsqu’un gouvernement applique des mesures anti-tabac sous forme d’avertissements de santé publique illustrés sur les emballages de paquets de cigarettes, les grandes compagnies du tabac peuvent affirmer que ces mesures gouvernementales bouleversent leurs « attentes légitimes » de conditions économiques stables et favorables (comme dans l’affaire Philip Morris c. Uruguay) [9]. Le caractère fourre-tout et volontairement obscur de cette clause tend à décourager les décideur·se·s politiques de faire adopter des lois d’intérêt public, de peur d’enfreindre la clause de FET présente dans les traités d’investissement.

2. La libre mobilité des capitaux des investisseurs

Cette clause interdit aux gouvernements d’appliquer des restrictions sur les flux de capitaux, ce qui signifie qu’à tout moment les investisseurs peuvent retirer leurs capitaux liés aux investissements. Le contrôle des capitaux est un instrument essentiel de politique monétaire utilisé par les gouvernements dans le but de réguler l’économie intérieure. Même si le FMI a reconnu son importance en période de crise financière et de volatilité macroéconomique [10], les États hôtes sont contraints de renoncer à leur capacité d’appliquer ce contrôle des capitaux.

3. Le régime de la nation la plus favorisée pour les investisseurs

La clause de la nation la plus favorisée (en anglais, Most Favored Nation ou MFN) oblige les États à accorder aux investisseurs un traitement non moins favorable que celui réservé aux autres investisseurs en vertu d’autres traités d’investissement. Dès lors, les multinationales créent des filiales et/ou des sociétés écran dans des pays dotés de TBI offrant les meilleures protections aux investisseurs, ce qui permet à ces derniers de pratiquer le « chalandage de traités » (en anglais, treaty shopping) lorsqu’ils souhaitent poursuivre des gouvernements en justice. Par exemple, le réseau néerlandais d’investissement bilatéral est l’un des plus vastes au monde, et de nombreuses multinationales s’établissent aux Pays-Bas pour utiliser les clauses favorables de l’ISDS dans les TBI néerlandais conclus avec d’autres pays. Dans la majorité des cinquante affaires d’ISDS déposées par les investisseurs « néerlandais », ceux-ci étaient en réalité des filiales étrangères qui invoquaient la clause de la nation la plus favorisée (MFN) [11].

4. La protection de l’investisseur contre « l’expropriation directe et indirecte »

L’investisseur est protégé d’ « expropriation directe et indirecte » par l’État hôte. Bien que la notion d’ « expropriation directe » soit en général clairement définie (à savoir la saisie des propriétés ou des avoirs d’un investisseur étranger par la nationalisation), l’ « expropriation indirecte » se révèle ambiguë et problématique. Toute initiative politique, réglementation ou action ayant un impact négatif sur les bénéfices escomptés (telles que la nécessité de mener une étude d’impact environnemental, une réglementation sur les déchets dangereux ou encore l’interdiction de produits chimiques nocifs) peut être considérée comme une « expropriation indirecte ». Étant donné l’ampleur que recouvre la formulation de cette protection des investisseurs, toute législation qui protège le bien-être public peut devenir un motif utilisé par les multinationales pour poursuivre un État en justice.

5. Le droit des investisseurs à une « indemnisation juste ou équitable 

Les investisseurs ont le droit d’exiger une indemnisation s’ils sont soumis à une expropriation « directe ou indirecte » de leurs bénéfices escomptés. Cette disposition permet également aux investisseurs d’estimer l’indemnité sur base de la « valeur marchande » des actifs expropriés, ce qui a tendance à donner lieu à des indemnités financières considérables. Par exemple, la société minière canadienne Gabriel Resources réclame 5,7 milliards de dollars de dommages et intérêts depuis que le gouvernement roumain a refusé de délivrer les permis d’exploration requis, alors qu’elle n’avait investi que 650 millions de dollars dans la mine de Roșia Montană [12]. Ce droit est réservé exclusivement aux investisseurs étrangers, les investisseurs nationaux étant soumis à des estimations inférieures à la valeur du marché.

6. Le traitement national des investisseurs étrangers

Les droits et les privilèges des investisseurs nationaux doivent être équitablement étendus aux investisseurs étrangers. De plus, aucune stratégie de développement économique ne peut inclure des mesures politiques telles que des avantages ou des exonérations fiscales qui stimulent les entreprises publiques et évincent les investisseurs étrangers. Les économies les plus prospères du monde ont, à un moment donné, appliqué de telles politiques nationales de développement qui donnent la priorité à l’industrie locale, mais en vertu de cette clause, les États hôtes ne disposent plus de ce droit. Les entreprises locales sont en réalité mises en concurrence sans aucune chance avec des géants économiques transnationaux.

7. Les États doivent accepter l’arbitrage obligatoire d’investissement

Cette clause confère aux investisseurs une protection juridique internationale sous la forme d’un ISDS, les investisseurs ayant souvent le choix du lieu d’arbitrage. Cela signifie que les investisseurs peuvent contourner les tribunaux locaux pour recourir à des tribunaux d’arbitrage internationaux privés (comme le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements ou CIRDI) qui défendent principalement les intérêts des entreprises. Les décisions prises dans ces affaires ont peu à voir avec la jurisprudence ou le droit international, mais elles sont pourtant contraignantes et, surtout, exécutoires [13].

À maintes reprises, les gouvernements du Sud ont ouvert leur porte au cheval de Troie de l’investissement bilatéral, en acceptant le discours selon lequel accorder aux investisseurs des pouvoirs supranationaux déclencherait un afflux accru d’investissements et que le jeu en vaudrait la chandelle. Cependant, les firmes transnationales sont tout sauf des bienfaiteurs étrangers qui apportent emplois et prospérité aux économies en difficulté. Elles sont le nouveau visage du colonialisme, en soumettant les États périphériques à un sous-développement permanent qui les transforme en réservoirs de main d’œuvre bon marché et de matières premières prêtes à être pillées. Les instruments juridiques que les TBI mettent à disposition des investisseurs étrangers ne font que cimenter la subordination économique de la périphérie au capital étranger à grande échelle.

La Cour permanente d’arbitrage (CPA) de La Haye, la Cour d’arbitrage international de Londres (LCIA), la Chambre de commerce internationale (ICC) de Paris, la Chambre de commerce de Stockholm (SCC), la Commission des Nations Unies pour le droit commercial international (CNUDCI) et le CIRDI sont autant de lieux de règlement des différends entre investisseurs et États.

Chaque instance d’arbitrage est régie par son propre système de règlementations, même si dans certains cas les règles d’un tribunal peuvent être appliquées à une autre institution qui administre les procédures (les règles de la CNUDCI peuvent par exemple être sollicitées au CIRDI). Les traités d’investissement contiennent des clauses dans leurs dispositions ISDS qui précisent quels lieux ou quelles règles d’arbitrage sont admissibles pour le règlement des différends entre investisseurs et États. Alors que les tribunaux nationaux de l’État hôte sont spécifiquement interdits dans la majorité des cas, les tribunaux qui ne dépendent pas de la juridiction d’une souveraineté locale sont largement accessibles aux multinationales à la recherche d’indemnisations vertigineuses [14]. Près de 75 % des affaires connues ont été déposées auprès du CIRDI à Washington D.C. [15] [16].

Le CIRDI

Le CIRDI, l’arme judiciaire de facto de la Banque mondiale, a été principalement fondé en réponse au mouvement de « nationalisation des ressources » durant la période des décolonisations. Dans les années 1950 et 1960, les nouveaux États indépendants ont commencé à nationaliser les propriétés des investisseurs étrangers qui relevaient de leur juridiction. Les terres, les ressources naturelles et les infrastructures clés qui étaient sous le contrôle des multinationales ont été converties en actifs publics et les États hôtes ont cherché à modifier les conditions d’extraction des ressources afin d’apporter des avantages tangibles à leurs citoyens. Les permis d’exploration, de même que les concessions minières et pétrolières ont été suspendus et des réglementations politiques strictes ont été mises en place. C’est ce coup fatal porté au capital transnational qui a poussé les investisseurs étrangers à vouloir reconquérir ce qu’ils avaient perdu [17].

Lors du Forum de la Banque mondiale de 1964, surnommé « El no de Tokyo », 21 gouvernements des pays du Sud ont voté contre la création du CIRDI. Malgré la résistance initiale, la Convention pour le Règlement des Différends relatifs aux Investissements entre États et Ressortissants d’autres États a recueilli les signatures de plusieurs États, jusqu’à ce que le CIRDI se concrétise en 1966 [18]. La méfiance à l’égard du CIRDI, manifestée dès son origine, il y a plusieurs décennies, par les gouvernements des pays du Sud a persisté dans l’action concrète des États. La Bolivie, l’Équateur et le Venezuela ont pris part au vote du « El no de Tokyo » et ont tous trois quitté le CIRDI. L’Afrique du Sud est en train d’élaborer une nouvelle loi sur les investissements afin de contraindre les différends entre investisseurs et États à être réglés devant des tribunaux nationaux. L’Inde évalue en ce moment ses traités d’investissement, et l’Indonésie a annoncé son intention de ne pas renouveler ses traités bilatéraux d’investissement. Le Brésil s’est quant à lui abstenu de tout mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États et l’Australie a refusé que des droits d’une telle envergure soient accordés aux compagnies américaines dans le traité d’investissement signé avec les États-Unis en 2005 [19].

Du point de vue des investisseurs, plusieurs caractéristiques du CIRDI en font une organisation idéale pour l’arbitrage. Selon les règles de la CNUDCI, les indemnités financières ne sont pas obligatoires si elles ont été « annulée[s] ou suspendue[s] par un tribunal du pays dans lequel, ou en vertu de la loi duquel [la sentence] a été rendue ou si le tribunal constate que (…) la reconnaissance ou l’exécution de la sentence serait contraire à l’ordre public du présent État » (art. 36-1). Le CIRDI n’accorde aucune considération de ce type à l’égard de l’autorité du tribunal et de la politique publique de l’État hôte, ce qui rend ses décisions définitives, sans procédure d’appel [20]. « Les tribunaux devront considérer [la] sentence comme un jugement définitif des tribunaux de l’un des États fédérés. » [21] En outre, les demandes d’arbitrage déposées auprès du CIRDI n’exigent pas « l’épuisement des recours internes » comme condition préalable de recevabilité [22], ce qui obligerait les investisseurs étrangers à réparer le non-respect présumé du traité par le biais des systèmes administratif et judiciaire de l’État hôte avant même de saisir un tribunal d’arbitrage international. L’admission par le CIRDI de demandes d’ISDS sans l’épuisement des recours internes permet de contourner la souveraineté nationale et d’arriver plus vite devant les tribunaux d’arbitrage favorables aux investisseurs, où ils sont davantage susceptibles de recevoir un jugement positif [23]. La Convention CIDRI exige également de ses arbitres qu’ils garantissent leur « indépendance dans l’exercice de leurs fonctions » [24]. En pratique, les arbitres qui ont exercé en tant que conseil juridique pour un investisseur étranger, puis comme arbitres du CIRDI dans un différend ultérieur qui met en cause le même client investisseur ne sont pas exclus du CIRDI, malgré le conflit d’intérêts flagrant [25].

Au cours des vingt dernières années, les clauses des traités d’investissement ont entrainé une augmentation du nombre de poursuites d’investisseurs à l’encontre des États. En 1996, 38 différends entre investisseurs et États avaient été déposés au CIDRI. En décembre 2018, ce nombre était de 706 [26] ; bien que le nombre réel d’affaires soit probablement bien plus élevé en raison de la confidentialité de la plupart des instances d’arbitrage. Cette ascension fulgurante reflète non seulement l’intrusion accrue des capitaux étrangers dans la périphérie grâce aux clauses sournoises des traités d’investissement, mais aussi l’énorme indemnité compensatoire qui est en jeu pour les entreprises étrangères dans les tribunaux d’arbitrage.

Le mécanisme d’un différend d’investissement international

1. L’investisseur étranger adresse une notification d’arbitrage

2. L’investisseur et l’État sélectionnent conjointement le tribunal arbitral

La plupart des panels d’arbitrage sont composées de trois personnes. L’État et l’investisseur désignent chacun un arbitre (parmi des avocats privés qui jugent et président le différend), avant de sélectionner conjointement un troisième arbitre comme président. Dans certains cas, une « tierce partie » préalablement désignée telle que la Banque mondiale ou la Chambre de commerce internationale (des institutions avec un agenda pro-entreprises résolument néolibéral) choisit les arbitres.

3. La procédure judiciaire

Les différends entre investisseurs et États peuvent durer des années et les procédures judiciaires sont gardées secrètes, de sorte que peu d’informations sont mises à la disposition du public et que celui-ci ignore même souvent que l’affaire est en cours. C’est d’autant plus paradoxal étant donné que les indemnités compensatoires dont il est question sont financées avec l’argent des contribuables.

4. Les arbitres rendent leur jugement

Le tribunal détermine si une compensation doit être accordée à l’investisseur, ainsi que le type et le montant de la compensation financière. Les gouvernements ont peu d’occasion de contester la nature de la sentence arbitrale ou le jugement en tant que tel une fois que les arbitres ont rendu leur décision.

5. La sentence arbitrale

Les États hôtes doivent respecter le verdict final du tribunal. Si un gouvernement ne se conforme pas aux sentences arbitrales (qui représentent en moyenne 522 millions de dollars) [27], les avoirs étrangers détenus par l’État sont alors saisis ailleurs dans le monde. Cette obligation est rendue possible grâce à la « Convention pour la reconnaissance et l’exécution des sentences arbitrales étrangères », aussi appelée « Convention de New York », un accord de longue date qui oblige les États à utiliser leurs tribunaux nationaux pour faire appliquer les sentences arbitrales [28]. La firme Dayyani a eu recours à la Convention de New York pour saisir des avoirs sud-coréens aux Pays-Bas après un refus du gouvernement de verser une indemnité compensatoire de 60 millions de dollars à l’investisseur iranien. Les tribunaux néerlandais ont alors ordonné aux sociétés sud-coréennes opérant aux Pays-Bas de ne pas payer leurs dettes au gouvernement de Séoul, ce qui priverait le budget de l’État de millions de dollars [29].

En matière d’investissement, le mécanisme d’arbitrage ne fonctionne qu’à sens unique. Les investisseurs étrangers jouissent de droits et de privilèges étendus sans être tenus d’en assumer une quelconque responsabilité. Alors que seuls les investisseurs peuvent engager un litige et demander réparation, le pays hôte ne peut pas porter plainte contre les investisseurs devant le même tribunal. Dans le meilleur des cas, une décision favorable permettra à l’État de ne pas verser de sentence arbitrale à l’investisseur, même si les gouvernements doivent malgré tout supporter les charges considérables de la procédure. La logique perverse du système d’ISDS est telle qu’un État qui tente de sauvegarder un important bassin hydrographique des ravages de la fracturation hydraulique est pénalisé par des poursuites judiciaires d’investisseurs plutôt que récompensé pour avoir empêché les dégâts provoqués par les activités néfastes des multinationales.

Le faible fondement juridique des différends entre investisseurs et États : la fixation par les tribunaux des « droits commerciaux » des investisseurs

Les considérations pour les droits humains et la politique publique sortent en général du « champ d’application » de l’arbitrage d’investissement et les recours à l’ISDS sont traités avant tout comme des litiges commerciaux. Les traités internationaux d’investissement contiennent des sources de droit que le tribunal peut appliquer dans les affaires d’arbitrage, dont notamment le TBI lui-même, le droit national de l’État hôte, et « les principes du droit international », le TBI revêtant une importance capitale [30]. [Il faut souligner que les accords d’investissement sont par essence des contrats commerciaux signés entre deux États qui garantissent des protections et des privilèges supranationaux aux investissements d’investisseurs d’un État dans un autre État, et ce contrat est élevé au niveau de la loi internationale.] Lorsqu’un ISDS leur est présenté, les membres de l’arbitrage, dans leur petit esprit de paroisse, se préoccupent uniquement de savoir si l’État hôte a enfreint les termes du traité, ce dernier ne faisant que peu ou pas du tout référence aux droits humains et à l’environnement. En 2014, une étude de l’OCDE révélait que seuls 0,5 % d’un échantillon de 2 107 traités d’investissement tiennent compte des droits humains, 10 % font référence à la protection de l’environnement et seulement 5 % mentionnent les normes et les conditions de travail [31].

De manière assez déroutante, tels qu’ils sont appliqués dans les tribunaux d’arbitrage, les « principes du droit international » tendent à minutieusement faire référence aux protections des investisseurs décrites dans les TBI. Dans l’affaire de Von Pezold contre le Zimbabwe, les tierces parties ont demandé l’application des droits des peuples autochtones, ce qui, selon elles, était pertinent par la référence du TBI Allemagne-Zimbabwe au « droit international ». Les arbitres ont rejeté l’appel, affirmant que « les règles du Droit international général applicables ne peuvent pas englober la totalité du droit international tel que le Droit international des droits de l’homme des peuples autochtones ». Il s’avérait que seuls les droits internationaux en rapport avec le TBI étaient applicables, comme les normes du droit international du « Traitement juste et équitable » [32]. La légitimité juridique de l’arbitrage en matière d’investissement est, au mieux, fallacieuse. Au final, les conventions universelles des droits humains des Nations unies et les accords internationaux de protection de l’environnement sont soumis au régime de droits des entreprises des investisseurs étrangers. L’insatiable course au profit et la criminalité d’entreprises du capital transnational sont en réalité au-dessus de toute loi.

Le procès impliquant la compagnie minière canadienne Gold Reserve Inc. et le Venezuela est emblématique de la suprématie des droits des investisseurs dans les différends entre investisseurs et États. Gold Reserve Inc. a introduit une demande d’indemnisation pour pertes financières après que le gouvernement vénézuélien a révoqué à la compagnie son autorisation de construire une mine d’or dans la Réserve forestière d’Imataca. Cette révocation a eu lieu en raison des précédentes activités minières et des dommages irréparables qu’elles ont causées sur la population locale, les communautés autochtones, mais aussi « la grave dégradation environnementale des rivières, des sols, de la faune, de la flore et de la biodiversité en général » [33]. Le tribunal du CIRDI s’est prononcé en faveur de Gold Reserve Inc. et a ordonné au gouvernement vénézuélien de verser à la multinationale une sanction arbitrale de 760 millions de dollars [34], affirmant que « le tribunal reconnaît qu’un État a la responsabilité de préserver l’environnement et de protéger les populations locales qui vivent dans la zone où se déroulent les activités minières. Cependant, cette responsabilité ne dispense pas un État de respecter ses engagements envers les investisseurs internationaux » [35]. Comme mentionné, le Venezuela s’est retiré du CIRDI depuis lors.

Les tribunaux d’entreprise secrets

Le caractère clandestin du processus d’arbitrage a longtemps été un point sensible dans le débat sur l’ISDS. Le manque de transparence dans les différends entre investisseurs et États a suscité de vives critiques de la part d’universitaires, d’ONG, de groupements d’intérêt public et de la société civile. Soucieux de préserver la renommée du système d’arbitrage en matière d’investissements, les partisans du régime international d’investissement ont salué les récentes modifications des règles d’arbitrage de la CNUDCI comme une avancée vers une plus grande transparence, mais il ne s’agit de rien de plus qu’un leurre.

Le règlement de 2014 de la CNUCDI sur la transparence établit des normes qui n’existaient pas auparavant, comme l’exigence que les informations essentielles et les documents importants du litige soient rendus publics, l’autorisation de soumettre au tribunal des observations écrites, et ce via une « tierce partie » (par exemple, d’amicus curiae) et, l’ouverture des audiences du tribunal au public. Si, en théorie, tout cela semble positif, il y a de nombreuses mises en garde. Seuls les traités d’investissement conclus après le 1er avril 2014 pour lesquels le règlement d’arbitrage de la CNUDCI a été choisi appliqueront automatiquement le règlement sur la transparence dans les litiges à venir. En moyenne, les investisseurs ne choisissent le règlement de la CNUDCI que dans 30 à 35 % des litiges, ce qui signifie qu’environ 70 % des affaires d’ISDS restantes ne sont pas soumises aux normes de transparence de la CNUDCI. De plus, pour les 2.600 traités d’investissements conclus avant le 1er avril 2014 [36], les États signataires doivent ratifier une convention supplémentaire (la Convention de Maurice) permettant l’entrée en vigueur du règlement de la CNUDCI sur la transparence. Étant donné que la Convention de Maurice donne aux investisseurs la liberté de ne pas adhérer aux amendements de 2014, une grande majorité des traités d’investissement reste en dehors du champ d’application des règles de transparence de la CNUDCI. Par ailleurs, vu que les normes de transparence de la CNUDCI sont rarement appliquées aux affaires d’arbitrage, leur application comporte également de nombreuses exceptions. L’article 7 du règlement de la CNUDCI sur la transparence autorise les tribunaux à ne pas divulguer les « informations commerciales confidentielles », ainsi qu’à protéger les informations qui, en étant rendues publiques, pourraient compromettre « les intérêts essentiels de sécurité » des parties au litige et « l’intégrité du processus arbitral ». La formulation délibérément vague de l’article 7 donne aux investisseurs la possibilité d’invoquer des interprétations larges des aspects de la procédure d’arbitrage qui peuvent être jugés confidentiels [37]. Par exemple, si des manifestations éclatent en réponse à une compagnie minière qui utilise du cyanure dans une mine à ciel ouvert, exposant les populations locales à des risques sérieux pour la santé publique, le tribunal peut juger que ces manifestations menacent « l’intégrité procédurale » du processus arbitral, ainsi que « les intérêts essentiels de sécurité » de l’investisseur et donc bâillonner les audiences publiques. Si on tient compte des nombreux vides juridiques à la portée des investisseurs, les réformes de la CNUDCI se révèlent creuses et sans conséquence. À la différence de la CNUDCI, le CIRDI n’a même pas offert aux sceptiques la politesse d’entreprendre une quelconque réforme en matière de transparence. La Convention et le Règlement d’arbitrage du CIRDI « ne renferment pas de présomption générale de confidentialité ou de transparence », celles-ci étant soumises au consentement des parties [38]. Les tribunaux du CIRDI ne sont autorisés à publier que « des extraits du raisonnement juridique », ainsi que des informations relatives à l’enregistrement des requêtes d’arbitrage et de conciliation et des recours post-sentences pour les affaires enregistrées. Même la publication des sentences arbitrales n’est pas obligatoire et est subordonnée au consentement des parties en litige [39]. Il va sans dire que le consentement des investisseurs est peu probable lorsque les différends portent sur des questions d’intérêt public comme la santé, les conditions de travail, la sécurité alimentaire, l’environnement ou l’accès à l’eau potable. Garder les procédures arbitrales en dehors du domaine public permet d’empêcher que la société civile s’en mêle et d’étouffer efficacement la mobilisation d’acteurs non-étatiques contre les multinationales qui attaquent des États pour obtenir des indemnités financières dont les montants relèvent de l’escroquerie. Par conséquent, les différends entre investisseurs et États peuvent, dans la plupart des cas, continuer à se dérouler dans l’ombre, à l’abri des regards du public, tandis qu’ils privent des populations entières de milliards de dollars qui viennent de la poche des contribuables.

Les soumissions de l’Amicus curiae : l’inclusion des « tiers »

L’arbitrage d’investissements a connu un récent changement à travers l’inclusion d’une tierce partie, à savoir les soumissions en amicus curiae (« ami de la cour ») d’ONG ou de groupe de la société civile qui font part des préoccupations en matière de droits humains ou de l’environnement. L’acceptation de telles soumissions par les tribunaux d’arbitrage est relativement neuve, le premier cas admis par le CIRDI n’ayant eu lieu qu’en 2005. Bien que les mémoires d’amicus curiae ont permis aux parties qui seraient touchées par le résultat de l’affaire de présenter des arguments juridiques devant les arbitres qui président, dans les faits, leur impact a été au mieux limité. Les tribunaux font rarement référence explicite aux soumissions de tierces parties dans leurs décisions et les arguments d’amicus curiae qui sont en faveur de l’application du Droit international des droits de l’homme sont snobés par les arbitres compte tenu de leur interprétation stricte du droit international axée sur le droit des investisseurs [40]. Les amendements du CIRDI et de la CNUDCI concernant les soumissions d’amicus curiae n’incluent le public qu’en apparence dans les différends entre investisseurs et États. Ils ne confèrent en aucun cas une légitimité au processus d’arbitrage.

Les décisions d’arbitrage : au-delà des statistiques

Les défenseurs du système d’ISDS mettent souvent les résultats de l’arbitrage en évidence pour assurer que les gouvernements s’en sortent bien dans les différends entre investisseurs et État, dans une vaine tentative de prétendre à la soi-disant impartialité du système. Selon les statistiques officielles, 35 % des affaires sont jugées en faveur de l’État, 29 % en faveur de l’investisseur et 23 % sont réglées par arrangement, les autres étant interrompues ou jugées en faveur d’aucune des parties (lorsque la responsabilité est reconnue, mais qu’aucune indemnité n’est accordée) [41]. Ces chiffres sont intentionnellement trompeurs et ne font pas apparaître à quel point l’arbitrage est propice aux investisseurs étrangers. Parmi les affaires jugées en faveur de l’État, la moitié a été rejetée pour des raisons techniques. Si l’on considère les procédures d’ISDS dans lesquelles il y avait une réelle décision sur le « fond » de l’affaire, 61 % ont été jugées en faveur de l’investisseur et 39 % en faveur de l’État [42]. Il est clair que lorsqu’un litige en matière d’investissement est porté devant le tribunal les investisseurs sont beaucoup plus susceptibles de recevoir une décision favorable. Les arrangements à l’amiable, qui représentent 23 % des résultats d’arbitrages, ne sont en aucun cas une victoire pour l’État, car ils impliquent généralement une série de concessions au profit de l’investisseur. À titre d’exemples, la Pologne a dépensé plus de 4 milliards de dollars dans un accord afin d’éviter les litiges, tandis que l’Argentine et le Venezuela ont versé respectivement 2,3 et 6 milliards de dollars de la même manière. Étant donné que seuls certains de ces accords entre États et investisseurs étrangers sont rendus publics, les estimations sont probablement bien plus élevées [43]. À l’instar des sentences arbitrales accordées aux investisseurs dans les litiges entre investisseurs et États, les transactions financières versées aux investisseurs à la suite d’arrangements détournent des ressources publiques essentielles du budget de l’État, ressources qui sont indispensables pour des investissements à finalité sociale. De plus, les détails qui entourent ces arrangements sont encore plus dissimulés dans le secret que ceux déjà opaques des tribunaux d’arbitrage.

Les concessions accordées aux investisseurs ne sont pas toujours de nature financière. Lors de son premier différend avec le conglomérat suédois Vattenfall, l’arrangement impliquait que le gouvernement allemand lève les restrictions environnementales imposées à l’une des centrales à charbon de Vattefall après que la multinationale a déposé une plainte en ISDS d’1,9 milliards de dollars devant le CIRDI [44]. La décision du gouvernement d’affaiblir les mesures de protection de l’environnement plutôt que de laisser le différend aboutir devant le CIRDI est révélatrice du parti pris réel et perçu des tribunaux en faveur des investisseurs. Souvent, la simple menace d’un différend investisseur-État suffit à convaincre les États hôtes de se soumettre. L’Indonésie a, par exemple, levé l’interdiction des mines à ciel ouvert dans les forêts protégées suite à des menaces d’investisseurs étrangers de recourir à un arbitrage s’élevant entre 20 et 30 milliards de dollars. Des multinationales du tabac ont menacé le gouvernement canadien de poursuites judiciaires en 1994 et 2001, lorsqu’il cherchait à modifier les emballages de paquets de cigarettes. Les menaces ont suffi à contraindre le gouvernement fédéral de retirer ses propositions de politique publique [45]. Tant que les investisseurs pourront intimider les États avec des poursuites en ISDS de plusieurs milliards de dollars lorsque leurs profits (escomptés) sont affectés, les décideurs politiques risquent toujours de faire machine arrière sur des réformes essentielles d’intérêt public. L’effet de dissuasion produit sur les réglementations gouvernementales est sans doute la principale fonction de l’arbitrage international d’investissements.

Les arbitres : des gardiens neutres du système d’arbitrage d’investissements ?

En fin de compte, les arbitres qui décident du sort des différends entre investisseurs et États ne sont pas des gardiens impartiaux du droit international d’investissements. Ce sont des avocats d’entreprises grassement rémunérés qui ont un intérêt direct dans la préservation du secteur d’arbitrage d’investissements et qui ne sont jamais tenus responsables devant les électeur·rice·s. Contrairement aux juges, il n’y a aucune limite sur les rémunérations financières des arbitres, et celles-ci ne sont pas forfaitaires. En fait, être choisi comme membre d’un tribunal arbitral d’un différend investisseur-État est hautement convoité, précisément en raison des importantes rémunérations. Dans un différend de 100 millions de dollars, un arbitre qui préside peut gagner en moyenne 350 000 dollars, et les attaques d’investisseurs contre les États impliquent généralement des indemnités financières bien plus importantes [46]. Non seulement leurs revenus et leur carrière dépendent de la capacité des investisseurs étrangers à poursuivre les États en justice, mais ils ont une vision résolument favorable aux entreprises et ont des liens étroits avec le monde des affaires. Nombre d’entre eux ont siégé au conseil d’administration de sociétés transnationales, et souvent dans ces mêmes sociétés qui poursuivent des gouvernements devant les tribunaux d’arbitrage. Ils partagent le point de vue de ces entreprises selon lequel la protection des bénéfices issus des IDE n’est pas négociable dans leurs décisions. Dans l’ensemble des affaires traitées au CIRDI, la proportion d’arbitres d’Amérique du Nord et d’Europe occidentale est de 68 % [47]. Par ailleurs, le pouvoir décisionnel est concentré dans les mains d’une « mafia interne » composée de treize arbitres (qui, à une exception près, sont tous d’Europe ou d’Amérique du Nord) qui ont statué sur près de 80 % des affaires connues du CIRDI [48]. Sachant qu’en ce qui concerne le CIRDI, seulement 12 % des affaires impliquent un État du Nord, on ne peut que s’interroger sur le degré d’impartialité des décisions des arbitres [49]. En fait, une étude empirique de 2012 révèle un biais systémique en faveur des investisseurs dans les tribunaux du CIRDI. Dans celui-ci, les arbitres ne favorisent pas seulement la position des requérants, mais statuent aussi plus favorablement si le requérant provient d’un État occidental qui exporte des capitaux [50]. L’homogénéité des arbitres du CIRDI, qui sont dans la plupart des cas nommés sur base d’une liste prédéterminée de membres du jury et qui ont un parti pris inhérent pro-investisseur et pro-occidental, discrédite invariablement la prétendue neutralité du système d’arbitrage. Outre la sentence arbitrale en cas de victoire de l’investisseur, l’arbitrage d’investissements se révèle extrêmement couteux pour les gouvernements. L’État hôte et l’investisseur ne partagent pas seulement les coûts administratifs, ils doivent également payer les arbitres ainsi que leurs conseillers juridiques respectifs. Selon l’Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE), les coûts juridiques et d’arbitrage s’élèvent en moyenne à 8 millions de dollars et dépassent fréquemment les 30 millions de dollars dans les litiges entre investisseurs et États. Dans l’affaire de l’opérateur aéroportuaire allemand Fraport contre les Philippines, le gouvernement a dépensé 58 millions de dollars uniquement en frais juridiques – ce qui, pour mettre les choses en perspective, équivaut à environ un tiers du budget annuel des soins de santé de l’Arménie, les salaires de 19 333 infirmier·e·s arménien·ne·s, et plus de deux fois le budget de l’éducation [51]. Les experts du secteur estiment que, dans les différends investisseurs-États, environ 80 % de l’ensemble des coûts liés à l’arbitrage vont aux équipes juridiques. Les principales firmes d’arbitrage d’investissement, majoritairement américaines, britanniques et canadiennes, réalisent des revenus allant de plusieurs centaines de millions à plusieurs milliards de dollars et sont de loin les principales gagnantes du système d’arbitrage [52]. À titre d’exemple, la société britannique Freshfields Bruckhaus Deringer a gagné 1,8 milliard de dollars en 2018 [53].

L’affaire imminente de Lydian International contre la République d’Arménie

Il semble que l’administration de Pashinian ait capitulé devant la menace d’arbitrage de 2 milliards de dollars de Lydian International et ait autorisé la poursuite des opérations dans la dangereuse mine d’or d’Amulsar. Le discours officiel du gouvernement a toujours maintenu que la poursuite du processus dépendait des résultats d’un rapport indépendant sur l’impact de l’environnement (publié en août, il disculpait en apparence Lydian de toute accusation criminelle). Cependant, il y a de sérieuses raisons de mettre en doute la légitimité de l’enquête elle-même et de ses conclusions. Non seulement elles contredisent les nombreux avertissements de scientifiques de l’environnement contre l’inévitable drainage acide dans la plus grande réserve d’eau douce d’Arménie, le lac Sevan, mais elles nient également les répercussions tangibles déjà ressenties par les communautés avoisinantes. L’audit public sert néanmoins de prétexte opportun au gouvernement pour faire part de sa préoccupation pour les droits humains et pour la protection de l’environnement tout en marquant son consentement aux demandes des investisseurs.

Même si Pachinian s’est rangé du côté des actionnaires de Lydian, ce n’est pas le cas du peuple arménien. Les efforts héroïques des communautés autochtones et des activistes locaux pour bloquer l’accès à la mine Amulsar ne montrent aucun signe de faiblesse, ce qui rend d’autant plus probable l’affaire imminente de Lydian International contre la République d’Arménie. L’équipe juridique soutiendra que l’inaction de l’administration Pachinian concernant le blocus de la mine Amulsar constitue un non-respect de la clause de FET (traitement juste et équitable) des TBI britannique et canadien et conduit, en outre, à une « expropriation indirecte » de l’investissement. La sentence arbitrale surestimée grossièrement à 2 milliards de dollars représenterait 17 % du PIB annuel de l’Arménie et 63 % des dépenses de l’État [54], et les perspectives d’une décision favorable au gouvernement ne semblent pas prometteuses si le différend se poursuit devant un tribunal d’arbitrage. Le TBI entre le Royaume-Uni et l’Arménie désigne le CIRDI comme seul lieu d’arbitrage, alors que celui-ci ne dispose pas de normes exécutoires de transparence, les décisions sont obligatoires, sans procédure d’appel. De plus, sans se soucier de questions éthiques, les règles d’arbitrage sont indulgentes envers les membres qui présentent des conflits d’intérêts. De plus, parallèlement aux importantes protections d’investisseurs accordées aux actionnaires de Lydian, le TBI entre le Royaume-Uni et l’Arménie ne contient aucune référence à la santé publique, à l’environnement, aux normes de travail ou au « droit de l’État de réglementer » dans l’intérêt public [55]. Étant donné que la compétence du tribunal est principalement définie par le contenu du traité d’investissement, il sera difficile d’établir la responsabilité de Lydian. Et ce malgré la tentative explicite de Lydian d’empêcher le gouvernement de réglementer dans l’intérêt public au moyen de lourdes menaces d’arbitrage et des dégâts irréfutables d’un point de vue social, environnemental et de santé publique que la mine d’Amulsar impose aux citoyens arméniens. En outre, le système d’ISDS ne dispose d’aucun droit réel ou procédure judiciaire qui permette aux victimes des activités minières dévastatrices de Lydian d’avoir accès à une quelconque forme de justice réparatrice. S’en remettre au processus d’arbitrage dans l’espoir d’un dénouement juste s’avère, au mieux, peu judicieux.

La lutte pour Amulsar doit s’accompagner d’une lutte contre le système juridique parallèle qui favorise officiellement les profits des entreprises à la souveraineté des États. Les innombrables traités signés par l’Arménie avec des gouvernements étrangers ont renforcé le régime néfaste de droits des investisseurs que Lydian International utilise désormais pour maintenir en otage la principale source d’eau d’Arménie ainsi que les moyens de subsistance de milliers de résident·e·s de Jermuk.

C’est l’héritage de la révolution de Velours et le droit de l’Arménie à l’autodétermination qui sont dorénavant en jeu.

More Precious Than Gold est un court-métrage documentaire sur la mine d’or d’Amulsar et le procès imminent contre l’Arménie, produit par Global Justice Now et War On Want. Vous pouvez voir le film et signer la pétition à envoyer à Lydian International en cliquant ici.

Armen Abagyan


Traduction par Joachim Debelder
Article publié en anglais le 23 septembre 2019

 

Notes :

[1Knottnerus, R., van Os, R., Verbeek, B., Dragstra, F. Bersch, F. (2018) ‘50 Jaar ISDS : Eenmondiaal machtsmiddel multinationals voor gecreëerd en groot gemaakt door’ Transnational Institute, Both Ends, SOMO, Milieu Defensie Nederland

[2Vervest, P. and Feodoroff, T. (2015) ‘Licensed to Grab : How international investment rules undermine agrarian justice’ Transnational Institute.

[3Angel, J. (2019) ‘A Jersey mining company’s $2 billion attack on Armenia’s democracy’, Global Justice NOWhttps://www.globaljustice.org.uk/blog/2019/jul/30/jersey-mining-companys-2-billion-attack-armenias-democracy

[4Hergnyan, S. (2017) ‘Official 2017 Poverty Rate Pegged at 25.7%’ hetq https://hetq.am/en/article/98630

[5Jacobs, M. (2018) ‘Do Bilateral Investment treaties Attract Foreign Direct Investment to Developing countries ? A review of the Empirical Literature’ International Relations and Diplomacy Vol. 5, No. 10, 583-593.

[7Singh, K. and Ilge, B. (2016) ‘RETHINKING BILATERAL INVESTMENT TREATIES : Critical Issues and Policy choices’ Both Ends, SOMO, MADHYAM.

[8Gonzales, M. (2016) ‘Investors versus people : the public nature of international Investment Law’ University of London.

[9Porterfield, M. and Byrnes, C. (2011) ‘Philip Morris v. Uruguay : Will Investor-State Arbitration Send Restriction on Tobacco Marketing up in Smoke ?’ International Institute for Sustainable Development.

[10Beattie, A. (2012) ‘IMF drops opposition to capital controls’ Financial Times.
https://www.ft.com/content/e620482e-3d5c-11e2-9e13-00144feabdc0

[11Van Os, R. and Knottnerus, R. (2011) ‘Dutch Bilateral Investment Treaties : A gateway to “treaty shopping” for investment protection by multinational companies’ SOMO.

[12Verheecke, L., Eberhardt, P., Olivet, C., Cossar-Gilbert, S. (2019) ‘Red Carpet Courts : 10 STORIES OF HOW THE RICH AND POWERFUL HIJACKED JUSTICE’ Friends of the Earth Europe and International, Transnational Institute, Corporate Europe Observatory.

[13(2015) ‘Licensed to Grab : How international investment rules undermine agrarian justice’.

[14International Investment Agreements Navigator, Investment Policy Hub https://investmentpolicy.unctad.org/international-investment-agreements

[15Investment Dispute Settlement Navigator, Investment Policy Hub https://investmentpolicy.unctad.org/investment-dispute-settlement

[16(2019) ‘ICSID Caseload — Statistics : (Issue 2019-1)’ International Center for Settlement of Investment Disputes, World Bank Group.

[17Samples, TR. (2019) ‘Winning and Losing in Investor-State Dispute Settlement’ American Business Law Journal.

[18Parra, A. (2012) ‘The History of ICSID’ Oxford : Oxford University Press.

[19Broad, R. (2015) ‘CORPORATE BIAS IN THE WORLD BANK GROUP’S
INTERNATIONAL CENTRE FOR SETTLEMENT OF INVESTMENT DISPUTES : A CASE STUDY OF A GLOBAL MINING CORPORATION SUING EL SALVADOR’ University of Pennsylvania Journal of International Law.

[20ICSID Conventions and Rules, Article 53.

[21ICSID Conventions and Rules, Article 54.

[22ICSID Conventions and Rules, Article 26.

[23Branch, MD. (2017) ‘Exhaustion of Local Remedies in International Law’ International Institute for Sustainable Development.

[24ICSID Convention and Rules, Article 14.

[25Schacherer, S. (2018) ‘Independence and Impartiality of Arbitrators : A Rule of Law Analysis’ International Investment Law and the Rule of Law.

[26(2018) ‘ICSID Caseload — Statistics : (Issue 2018-2)’ International Center for Settlement of Investment Disputes, World Bank Group.

[27(2017) ‘Special Update on Investor-State Dispute Settlement : Facts And Figures’ UNCTAD.

[28Convention on the Recognition and Enforcement of Foreign Arbitral Awards (New York, 1958).

[29Suk-yee, J. (2019) ‘South Korean Government’s assets about to be seized’ ISDS PLATFORM https://isds.bilaterals.org/?south-korea-gov-assets

[30Baltag, C. (2018) ‘Human Rights and Environmental Disputes in Investment Arbitration’ http://arbitrationblog.kluwerarbitration.com/2018/07/24/human-rights-and-environmental-disputes-in-international-arbitration/

[31Gordon, K., Pohl, J. and Bouchard, M (2014) ‘Investment Treaty Law, Sustainable Development and Responsible Business Conduct : A Fact Finding Survey’, OECD Working Papers on International Investment.

[32Bernhard von Pezold and Others v. Republic of Zimbabwe, ICSID Case No. ARB/10/15, Procedural Order No. 2 of 26 June 2012, paras 39, 57.

[33Nadakavukaren Schefer, K. (2013) ‘International Investment Law : Text, Cases and Materials Second Edition’.

[34Gold Reserve Inc. v. Bolivarian Republic of Venezuela, ICSID Case No. ARB(AF)/09/1 https://www.italaw.com/cases/2727

[35Olivet, C. (2016) ‘Signing away sovereignty : How investment agreements threaten the regulation of the mining industry in the Philipines’ Transnational Institute.

[36ISDS navigator.

[37Zucchermaglio, S. (2015) ‘The UNCITRAL Rules on Transparency in Investor-State Arbitration : a Critical Perspective’.

[38‘Confidentialité et transparence – Arbitrage dans le cadre de la Convention CIRDI’ – Centre International pour le Règlement des Différends relatifs aux Investissements, Groupe de la Banque Mondialehttps://icsid.worldbank.org/fr/Pages/process/Confidentiality-and-Transparency.aspx

[39Yu, H.L., (2018) ‘Who Is In ? Who Is Out ? How the UNCITRAL Transparency Rules Can Influence the Upcoming Amendments of the ICSID Arbitration Rules’ Contemporary Asia Arbitration Journal.

[40Butler, N. (2019) ‘Non-Disputing Party Participation in ICSID Disputes : Faux Amici ?’ Netherlands International Law Review.

[41ISDS navigator.

[42(2018) ‘World Investment Report 2018 : Investment and New Industries’ UNCTAD.

[43(2019) ‘Winning and Losing in Investor-State Dispute Settlement’.

[44Eberhardt, P. and Olivet, C. (2012) ‘Profiting from Injustice : How Law firms, Arbitrators and Financiers are Fueling an Investment Arbitration Boom’ Corporate Europe Observatory, Transnational Institute.

[45Tienhaara, K. (2010) ‘Regulatory Chill and the Threat of Arbitration : A View from Political Science’ EVOLUTION IN INVESTMENT TREATY LAW AND ARBITRATION.

[46Eberhardt, P. and Olivet, C. (2012) ‘Profiting from Injustice : How Law firms, Arbitrators and Financiers are Fueling an Investment Arbitration Boom’

[47ICSID Caseload — Statistics : (Issue 2018-2)

[48World Investment Report 2018 : Investment and New Industries.

[49ICSID Caseload — Statistics : (Issue 2018-2)

[50Van Harten, G. (2012) ‘Arbitrator Behaviour in Asymmetrical Adjudication : An Empirical Study of Investment Treaty Arbitration’ Osgoode Hall Law Journal.

[51The Government of the Republic of Armenia, State Budget www.gov.am/am/budget/

[52Eberhardt, P. and Olivet, C. (2012) ‘Profiting from Injustice : How Law firms, Arbitrators and Financiers are Fueling an Investment Arbitration Boom’

[53(2018) ‘Freshfilds delivers firmwide growth’ Freshfields Bruckhaus Deringerhttp://news.freshfields.com/r/Global/r/5324/freshfields_delivers_firmwide_growth

[54(2018) ‘Armenian Parliament Approves 2019 State Budget’ Jam News https://jam-news.net/armenian-parliament-approves-2019-state-budget/

[55United Kingdom-Armenia BIT (1993)



Articles Par : Armen Abagyan

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