Article 51 et binationalité en Algérie

(En Algérie, le débat sur la révision de la Constitution a débouché sur une vive polémique sur la question de la binationalité.)

 » Ne  vous demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous, mais demandez-vous ce que vous pouvez faire pour votre pays. »

J.F.Kennedy

 

Le principal argument des adversaires de l’article 51 du projet de Constitution  est de dire que la règle de droit doit être la même pour tout le monde, binationaux ou non, dès lors qu’ils ont  en commun la nationalité algérienne.

On oublie cependant de préciser de quelle  règle de droit il s’agit, car il s’agit justement de fixer cette règle, comme partout,  à travers la Constitution puis la loi. Autrement ce serait partir de l’axiome que la règle de droit, fixant la nationalité et son exercice, est partout la même.

Or ce n’est pas le cas. Elle dépend de l’histoire de chaque société.

Les règles gérant la nationalité  sont par exemple forcément différentes entre pays d’immigration et pays d’émigration.

Les Etats-Unis, par exemple ont largement ouvert leurs portes à l’émigration pendant des siècles. Mais des gardes -fous  ont été placés. La citoyenneté américaine implique expressément  le renoncement à la loyauté envers tout autre Etat étranger. L’article 349  de la loi de l’immigration et la nationalité prévoit la perte de la nationalité américaine  dans les cas suivants: obtention de la nationalité d’un Etat étranger, acceptation d’un emploi au service d’un gouvernement étranger, serment prêté dans un Etat étranger, enrôlement ou service au sein d’une armée étrangère. Bref, dans la conception américaine, l’émigrant change de nation.

De plus  le fait de posséder la nationalité américaine n’implique pas de jouir de tous les droits liés à la nationalité américaine. C’est le cas de certains territoires américains Porto Rico, Gam, les Samoa américaines etc… Leurs habitants disposent de la citoyenneté américaine et d’un passeport américain mais ne peuvent participer aux élections fédérales.

Des Etats, la Chine, le Japon interdisent la double nationalité. L’Allemagne exigeait, jusque récemment, la preuve que la personne a renoncé à sa nationalité précédente. Elle n’a accepté la double nationalité, récemment (juin 2014) que pour les allemands d’origine étrangère. L’Australie interdit aux binationaux l’accès à certaines fonctions etc.

Bref, la façon d’envisager la question de la nationalité dépend donc de l’Histoire de chaque pays. La nationalité algérienne s’est affirmée dans la lutte contre le colonialisme français.  Nous avons clamé au monde entier que nous n’étions pas français. Il y a eu plus d’un million de morts pour cela, pour nous donner une patrie et ce passeport vert. Il serait donc pour le moins incohérent aujourd’hui,  pour un haut responsable de la république algérienne de   se réclamer à la fois des valeurs de Novembre et de la nationalité française.

Imaginons un président de la République algérienne  ayant la double nationalité, et étant par exemple, algérien et français. Cela n’a pas de sens. Imaginons un ministre algérien ou même un haut fonctionnaire devant gérer un crédit financier avec un pays étranger et possédant, outre la nationalité algérienne, celle de ce pays. Il agirait au profit de qui. On le voit bien, il faut des règles de droit pour gérer cette question.  Il vaut mieux le faire dans la clarté, dans la transparence au lieu de vivre dans le mensonge, dans la cachotterie, dans les non-dits  comme cela a été longtemps le cas sur cette question. Ceci est aussi un pas supplémentaire vers l’Etat de droit.

Acquérir une nationalité est un acte humain majeur. Il ne peut être banalisé. Le réduire à un simple acte utilitaire, comme celui par exemple de ne plus avoir besoin de visa, comme le font  cyniquement certains, est manquer de respect à la fois à deux nations: celle d’origine et celle d’accueil.

Certes l’Histoire continue : il y a les différentes strates de l’émigration au fil du  temps, il y a aussi le phénomène de l’exode des compétences dont pâtissent les pays en développement. Emigration et utilisation des compétences algériennes se trouvant à l’étranger sont les deux situations souvent évoquées dans le débat sur la double nationalité.

L’émigration

L’émigration algérienne a une Histoire. Il y a celle d’avant l’indépendance et celle d’après. Se réclamer du nationalisme  et du prestige de celle d’avant l’indépendance pour justifier certaines positions, dans le débat sur la bi nationalité et l’article 51, c’est confondre les périodes historiques et tomber dans un anachronisme total. Les émigrés, vivants en France, avant l’indépendance,  ont lutté pour la nation algérienne, non pas pour réclamer la nationalité française. L’émigration à cette époque, et pendant une période après l’indépendance, était celle essentiellement  de travailleurs manuels. Après la libération du pays,  eux et les autres vagues d’émigration de travailleurs, ont gardé leurs réflexes nationalistes, peut être avec plus de force qu’au pays. Ils ont toujours rêvé du retour pour eux et leurs enfants. Après l’indépendance, résidents en France, ils ont continué à faire montre de beaucoup de prévention envers l’acquisition de la nationalité française. Ils en redoutaient  les conséquences pour leurs enfants à travers notamment  les discriminations néocoloniales dont ils pourraient souffrir  et le service militaire dans l’armée française. Ses craintes étaient hélas fondées. Les fils et filles d’émigrés continuent jusqu’à aujourd’hui de souffrir de discriminations malgré la nationalité française. L’armée française a utilisé largement des fils d’émigrés maghrébins dans des interventions directes ou secrètes à l’étranger, notamment, cela pour des raisons évidentes, dans les pays arabes. C’est ainsi qu’on parle de l’utilisation de jeunes fils d’émigrés maghrébin comme tireurs d’élite dans les forces spéciales françaises  en Libye, en Afghanistan et en marge de l’opération « Serval « au Mali.

L’Histoire de l’émigration algérienne en France continue d’être douloureuse. A la demande de la nationalité française qu’ouvraient les accords d’Evian, les travailleurs émigrés ont toujours préféré leurs cartes de résidence et les files interminables pour son renouvellement devant les préfectures françaises. Pour une partie de cette émigration, les circonstances et  le droit du sol ont fait que leurs enfants sont de nationalité française. Mais leurs enfants continuent de regarder avec circonspection ceux qui vivant ou venus d’Algérie  ont demandé, eux,  à avoir la nationalité française.

Il ne faut donc pas faire l’amalgame, pour les besoins de l’argumentation,  entre ceux-ci et ceux-là, entre ceux qui ont eu de fait la nationalité française et ceux qui l’ont demandée. Les situations sont différentes, tout dépend des circonstances et des motivations. L’opinion publique algérienne sait discerner les nuances.

L’exode des compétences

C’est la nouvelle émigration. L’exode des compétences est produit essentiellement par les inégalités de développement entre pays. C’est une question à la fois grave sur le plan économique et douloureuse sur le plan moral.

Sur le plan économique, Il représente un transfert gratuit vers les pays les plus développés d’énormes ressources humaines, et donc  de l’énorme  capital qui  a servi à les former.

Les compétences, qui partent,  quittent un pays, leur pays,  à qui ils doivent tout, leur éducation, leur formation. Le sentiment douloureux de culpabilité qui en résulte, pour la plupart, d’entre eux, n’est pas en réalité stérile. Il traduit une conscience morale, celle de leurs obligations envers leur patrie. Il les interpelle sur ce qu’ils ont fait pour leur pays et il est une puissante motivation pour revenir au pays et/ou lui apporter ce qu’ils ont pu apprendre.

L’attitude du cadre ou du scientifique envers son pays n’a donc rien à voir avec la question de la bi nationalité. Elle est déterminée par des valeurs.

Il est d’ailleurs  faux d’établir une relation entre l’utilisation des compétences algériennes se trouvant à l’étranger et la question de la double nationalité. Cela au moins pour deux raisons:

– la première  est qu’il n’y na pas une causalité directe entre le fait de travailler à l’étranger et celui de prendre la nationalité du pays d’accueil. Les cartes de résidence de la Green Card au titre de séjour remplissent amplement cette fonction. C’est le cas par exemple pour les « expatriés » occidentaux.  On peut, sans grand risque de se tromper que c’est aussi le cas de la grande majorité de nos compétences se trouvant pour plus ou moins longtemps à l’extérieur du pays.

– la deuxième est que l’acquisition de la nationalité du pays d’accueil joue en réalité dans le sens inverse, celui de la fixation de l’immigrant. Il ne faut pas s’y tromper: c’est le pays d’accueil qui y trouve son compte et non le pays d’origine. C’est la raison pour laquelle certains pays occidentaux facilitent l’accès à la nationalité pour les compétences.

Prendre la nationalité du pays d’accueil est en effet, un acte qui traduit la volonté de s’intégrer à  ce pays  de façon implicite ou explicite. L’inverse est aussi vrai: conserver  sa seule nationalité algérienne traduit  un projet de vie, une vision du monde, une appartenance, une volonté de garder  très fort le cordon ombilical avec le pays. C’est d’ailleurs de cette manière que cela est vécu par les concernés et perçu par l’opinion publique. Et c’est aussi une manière d’exprimer sa fidélité et donc sa disponibilité à son pays.

On donne souvent comme exemple d’ouverture et de tolérance envers la double nationalité, celui de binationaux d’origine algérienne élus à des mandats politiques dans d’autres pays, comme c’est le cas en France. Outre que cela est encore  rare, il faut signaler que ces exemples confirment  en réalité  que pour être élu il faut partager la vie d’un pays, sa langue, sa culture, bref y être intégré.

Au fond, la double nationalité est en elle-même une contradiction. Peut-on être l’un et l’autre, ici et là. Vaste débat qui dépasse le cadre de cet article. En tout cas, la contradiction est si évidente qu’aucun Etat, ne s’aventure à reconnaitre officiellement la double nationalité, même s’il l’autorise comme c’est le cas de la France qui cependant ne l’inscrit pas dans son droit. Ou alors il faudrait permettre  l’existence de citoyens différents par rapport à leurs droits et devoirs nationaux, et qui pourraient de référer à l’une ou l’autre nationalité selon  la conjoncture, les avantages ou leurs intérêts.

Ceux qui défendent le point de vue d’un traitement indifférent des algériens par rapport aux hautes fonctions officielles ou électives, qu’ils aient la double nationalité ou non, ceux-là oublient cependant que la  situation des uns et des autres  est différente précisément du point de vue de la nationalité par rapport aux critères exigés par ces hautes fonctions. C’est donc à la Constitution et à la loi de veiller à ce que les mêmes critères d’accessibilité à ces fonctions soient appliqués et que tous les algériens s’y conforment, pour avoir les mêmes devoirs envers leur pays.

La nationalité comme la bi nationalité ou la multinationalité est le résultat d’une histoire, celle de la fin des empires coloniaux, des inégalités de développement qui crée les flux migratoires et les exodes des compétences. Ses contradictions reflètent toutes les contradictions et les déchirements de notre époque. Il ne s’agit pas d’aborder cette question  de façon moralisante ou étroitement nationaliste comme il ne s’agit pas de produire un discours de légitimation qui pourrait permettre de justifier les égoïsmes, les individualismes et l’ingratitude par rapport aux sacrifices de tous ceux à qui nous devons d’avoir une patrie.

Si la question de la nationalité se pose de manière si vive, c’est que la nation est pour l’instant et pour longtemps le cadre du développement humain et des relations avec les autres. Quand on part ailleurs, on s’aperçoit très vite qu’on vaut ce que vaut son pays.

 Djamel Labidi

 

Paru dans le Quotidien d’Oran du 3 Février 2016

 



Articles Par : Djamel Labidi

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