Asphyxie de George Floyd et politique étrangère étasunienne

« I can’t breathe », cri du supplicié, a fait le tour de la planète. Le racisme se confirme comme péché originel des États-Unis et mal tenace, aux assises profondes dans leur histoire. Les quatre agents impliqués portent un uniforme officiel et représentent un bras de l’État. Muet sur l’acte et ses auteurs, le chef de l’État suggère, sans excès de subtilité, aux forces de l’ordre de tirer sur les protestataires et laisse entendre qu’il fera appel à l’armée. Alors que les manifestations couvrent le pays, le fossé entre de larges segments de la population et le pouvoir se creuse. De la pandémie, qui expose les carences du système de santé et les criantes inégalités face au virus, au racisme primaire et sans fard, les tares de l’Amérique s’étalent devant le monde entier.

Répercussions internationales

Ces troubles sont d’ordre intérieur mais leur impact est aussi international. Dans l’univers mondialisé, dont les États-Unis ont été les principaux promoteurs, la distinction entre l’intérieur et l’extérieur est gommée. États souverains, nations, frontières et droit international sont des entraves à l’extension du marché, des vestiges du passé à ranger dans le cabinet des accessoires. Toute résistance étant à démanteler, États-Unis et États à leur remorque s’immiscent dans les affaires intérieures des pays réfractaires. À cette fin, il faut des raisons ou des prétextes, ne serait-ce que pour détourner l’attention de la violation du droit international. 

Ces justifications ont d’ordinaire été des troubles domestiques dans les pays voués à l’immixtion et la déstabilisation. Peu importe qu’ils soient de source locale ou fomentés depuis l’étranger. La puissance interventionniste souffle sur les braises, se fait passer pour le protecteur du peuple contre son gouvernement et met ce dernier en accusation. D’où ce « droit d’ingérence » et cette « responsabilité de protéger » apparus dans le discours occidental. Guidés par leurs instances politiques, les médias vouent le pays visé aux gémonies. Diabolisation, affabulation et intoxication précèdent l’appel au châtiment sous forme d’embargos (« sanctions »), chute du gouvernement, changement de régime et mise en tutelle. Avec quelques variantes, la recette a servi pour tous les festins récents. En Serbie (1999), s’est ajoutée une guerre en bonne et due forme menée par l’OTAN; en Irak (2003), une invasion-occupation militaire anglo-américaine de type classique. Est-il besoin de souligner que l’ONU n’a autorisé ni l’une ni l’autre ?

Une stratégie dans l’impasse

Les prétentions à la supériorité « morale » des interventionnistes sont un élément clé de ces « guerres hybrides » et « révolutions de couleur » qui ont jalonné l’après-guerre froide, de l’Europe de l’Est à l’Asie, en passant par l’Ukraine et la Bolivie, sans oublier les tentatives ratées en Iran, en Syrie et au Venezuela. Aujourd’hui même cette technique est à nouveau employée au Venezuela, à Hong-Kong et au Liban, quoique sans succès probant. 

Or, la mise à mort de George Floyd et la démonstration grandeur nature des vices de la société étasunienne rendent inopérants les arguments « moraux ». Certains pays ont déjà convié les États-Unis à s’occuper de leurs affaires intérieures plutôt que de celles des autres. Dénoncer et sermonner leur reviendraient comme un boomerang. On peut prévoir les éclats de rire qu’ils susciteraient s’ils persistaient à se poser en modèle et en donneurs de leçons. On imagine la risée qu’ils seraient s’ils s’adonnaient à des fulminations vertueuses, comme leurs ambassadrices Kirkpatrick, Rice et Haley avaient coutume de le faire au Conseil de sécurité. Autant dire que les événements de mai-juin plombent la stratégie étasunienne, dont les « guerres hybrides » et les « révolutions de couleur » sont des pièces centrales.

Orientations de rechange

Cela dit, un Empire ne se retire pas du monde pour cause de perte de sa couverture « morale », et la politique étrangère n’est pas antithétique à l’amoralité. Avec une Chine qui pose les balises d’une mondialisation sinocentrée et la pérennité de l’hégémonie américaine nullement assurée, tout désistement est impensable. On peut exclure un repli étasunien de la sphère internationale, bien que guérir les maux intérieurs doive être prioritaire. 

Si les déstabilisations ne peuvent s’effectuer derrière l’écran de la démocratie ou des droits humains, la préférence irait probablement à la généralisation des « sanctions », arme déjà constamment mise à contribution. Des millions sont étouffés comme Floyd l’a été. Parallèlement, l’usage accru de la force dans les nombreux foyers de tension et points de conflit n’est pas à écarter. Il n’est pas difficile de provoquer l’adversaire pour ensuite s’estimer dans l’obligation de se défendre contre sa réaction. Allumer des mèches par le truchement d’alliés locaux n’a rien d’inédit. En Syrie, en Irak, en Iran, en Europe de l’Est, sur la péninsule coréenne, en mer de Chine, les occasions ne manquent pas. Le drame de Minneapolis a une portée mondiale.

Samir Saul

 

Samir Saul est professeur d’histoire à l’Université de Montréal



Articles Par : Samir Saul

A propos :

Samir Saul est professeur d’histoire à l’Université de Montréal, Québec, Canada

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