Assange face à un tribunal fantoche
Hier [21 octobre 2019], Julian Assange comparaissait devant le tribunal de première instance de Westminster pour la première audience de sa procédure d’extradition. L’ancien ambassadeur et collaborateur de Wikileaks Craig Murray y était.
Ce qu’il a à nous dire sur ce qu’est devenu le système judiciaire d’un pays d’Europe, le très libéral et éclairé Royaume-Uni, est effrayant.
J‘ai été profondément ébranlé par les événements d’hier [21 octobre 2019] au Tribunal de première instance de Westminster. Chaque décision a été prise à la charge, par-dessus les arguments et les objections à peine audibles de l’équipe juridique d’Assange, par une magistrate qui faisait à peine semblant d’écouter.
Avant d’en venir au manque d’équité flagrant du processus, la première chose que je dois noter, c’est l’état de Julian. J’ai été très choquée par la perte de poids de mon ami, par la vitesse à laquelle ses cheveux se sont raréfiés et par son vieillissement prématuré. Il avait une boiterie profonde que je ne lui avais jamais vue auparavant. Depuis son arrestation, il a perdu plus de 15 kg.
Mais son apparence physique n’était pas aussi choquante que sa détérioration mentale. Lorsqu’on lui a demandé de donner son nom et sa date de naissance, il a visiblement lutté pendant plusieurs secondes pour se rappeler les deux. J’en viendrai en temps voulu à l’important contenu de sa déclaration à la fin des débats, mais la difficulté qu’il a eue à la faire était évidente ; il avait beaucoup de mal à articuler les mots et à contrôler son raisonnement.
Jusqu’à hier, dans mon for intérieur, j’étais sceptique à l’égard des affirmations selon lesquelles le traitement subi par Julian était assimilable à de la torture – ce qu’avait dit même Nils Melzer, le Rapporteur spécial des Nations Unies sur la torture – et j’étais sceptique aussi envers ceux qui suggéraient qu’il était possiblement soumis à des traitements médicamenteux débilitants. Mais après avoir assisté à des procès, en Ouzbékistan, de plusieurs victimes de tortures extrêmes, et après avoir travaillé avec des survivants de Sierra Leone et d’ailleurs, je peux vous dire qu’hier, j’ai complètement changé d’avis et que Julian présentait exactement les symptômes d’une victime de torture qui arrive en clignant des yeux dans la lumière, notamment en termes de désorientation, de confusion mentale et de réelle lutte pour affirmer un semblant de libre arbitre à travers le brouillard de l’impuissance acquise.
J’étais encore plus sceptique à l’égard de ceux qui affirmaient craindre que Julian ne vive pas jusqu’à la fin du processus d’extradition, comme l’a fait dimanche soir un membre supérieur de son équipe juridique. Non seulement je le crois désormais, mais je suis hanté par cette pensée. Tout le monde dans cette cour a pu voir hier que l’un des plus grands journalistes et l’un des plus importants dissidents de notre époque est torturé à mort par l’État, sous nos yeux. C’était insupportable de voir mon ami, l’homme le plus éloquent, le penseur le plus fulgurant que j’aie jamais connu, réduit à cette épave désorientée et incohérente. Pourtant, les agents de l’État, en particulier la magistrate glaciale Vanessa Baraitser, n’étaient pas seulement préparés à ce sport sanguinaire, mais contents d’y prendre part. Elle lui a carrément dit que s’il était incapable de suivre la procédure, ses avocats pourraient lui expliquer plus tard ce qui lui était arrivé. La question de savoir comment un homme qui, par les accusations mêmes portées contre lui, est reconnu comme très intelligent et compétent, a pu être réduit par l’État à une loque incapable de suivre le déroulement des débats, ne l’a pas préoccupée pendant une milliseconde.
Les accusations portées contre Julian sont très précises : conspiration avec Chelsea Manning pour publier les journaux de la guerre en Irak, de la guerre en Afghanistan et les câbles du Département d’État. Les accusations n’ont rien à voir avec la Suède, rien à voir avec le sexe et rien à voir avec les élections américaines de 2016 ; ceci, pour faire une simple clarification dont les médias grand public semblent incapables.
Le but de l’audience d’hier était de déterminer le calendrier de la procédure d’extradition. Les principaux points en litige étaient que les gens de la défense de Julian demandaient plus de temps pour préparer leurs éléments, et que les infractions politiques sont expressément exclues du traité d’extradition existant entre le Royaume-Uni et les USA. Il devrait donc y avoir, selon eux, une audience préliminaire pour déterminer si le traité d’extradition s’applique.
Les raisons invoquées par l’équipe des avocats d’Assange pour demander plus de temps pour se préparer étaient à la fois convaincantes et surprenantes. Ils avaient eu un accès très limité à leur client en prison et n’avaient pas été autorisés à lui remettre de documents sur l’affaire jusqu’à il y a une semaine. En outre, Julian venait tout juste de se voir accorder un accès limité à un ordinateur, or tous ses dossiers et documents pertinents ayant été saisis à l’ambassade équatorienne par le gouvernement américain, il n’avait pas eu accès à ses propres documents pour préparer sa défense.
En outre, la défense a fait valoir qu’elle était en contact avec des tribunaux espagnols au sujet d’une affaire juridique très importante et pertinente à Madrid, qui allait fournir des éléments essentiels. Elle démontre que la CIA avait directement ordonné l’espionnage de Julian à l’ambassade par l’intermédiaire d’une société espagnole, UC Global, chargée d’y assurer la sécurité. Il s’agissait notamment d’espionner des conversations confidentiellesentre Assange et ses avocats, lors de discussions avec sa défense contre la procédure d’extradition, qui est en cours aux États-Unis depuis 2010. Dans toute procédure normale, ce fait suffirait à lui seul à faire rejeter la procédure d’extradition. J’ai d’ailleurs appris dimanche que le matériel espagnol produit au tribunal, qui avait été commandé par la CIA, comprend notamment un enregistrement vidéo haute résolution de Julian et moi discutant de divers sujets.
Les éléments présentés devant le tribunal espagnol comprenaient également un complot de la CIA visant à enlever Assange, ce qui met l’accent sur l’attitude des autorités américaines à l’égard du droit dans son cas, et sur le traitement qu’il peut attendre aux États-Unis. L’équipe de Julian a expliqué que le processus juridique espagnol était en cours et que les éléments qui en découleraient seraient extrêmement importants, mais qu’il ne serait peut-être pas terminé, et donc pas entièrement validé et disponible à temps pour le calendrier actuel proposé pour les audiences d’extradition d’Assange.
En ce qui concerne l’accusation, le procureur James Lewis, c.r. a déclaré que le gouvernement s’opposait fermement à tout délai accordé à la défense pour se préparer et s’opposait fermement à tout examen préliminaire de l’accusation en tant qu’infraction politique potentiellement exclue par le traité d’extradition. La juge Baraitser a suivi Lewis et déclaré catégoriquement que la date de l’audience d’extradition, le 25 février, ne pouvait pas être modifiée. Elle était ouverte à tout changement de date pour la présentation des éléments de preuve et des réponses avant cette date, et a demandé une suspension de dix minutes pour que l’accusation et la défense s’entendent sur ces étapes.
Ce qui s’est passé ensuite était très instructif. Cinq représentants du gouvernement américain étaient présents (initialement trois, puis deux autres arrivés en cours d’audience), assis à des bureaux derrière les représentants du ministère public au tribunal. Les avocats de l’accusation se sont immédiatement rassemblés avec les représentants américains, puis sont sortis de la salle d’audience avec eux pour se mettre d’accord sur leur réponse aux dates proposées.
Après la suspension, l’équipe de la défense a déclaré qu’à son avis professionnel, elle ne pouvait pas se préparer adéquatement si la date de l’audience restait fixée au mois de février, mais, conformément aux instructions de Baraitser, elle a néanmoins présenté un calendrier pour la présentation de ses éléments. En réponse à cela, l’un des avocats subalternes de Lewis s’est précipité à l’arrière de la salle d’audience pour consulter de nouveau les Américains, alors que Lewis disait au juge qu’il « recevait des instructions de ceux qui étaient derrière ». Il est important de noter que, comme il l’a dit, ce n’est pas le bureau du procureur général du Royaume-Uni qui a été consulté, mais l’ambassade des États-Unis. Lewis a reçu ses instructions américaines et a convenu que la défense pourrait avoir deux mois pour préparer ses éléments (alors que la défense avait dit avoir besoin d’un minimum absolu de trois), mais la date de l’audience de février ne pouvait être déplacée. Baraitser a rendu une décision en faveur de tout ce que Lewis avait dit.
À ce stade, la raison pour laquelle nous étions assis face à cette comédie était de moins en moins claire. Le gouvernement américain dictait ses instructions à Lewis, qui les relayait à Baraitser, qui les entérinait. La mascarade aurait tout aussi bien pu être arrêtée, et le gouvernement américain aurait simplement pu s’asseoir directement sur le banc pour contrôler l’ensemble du processus. Personne ne pouvait être assis là et croire à un véritable processus judiciaire, ou que Baraitser prenait même un moment pour examiner les arguments de la défense. Les rares fois où elle regardait la défense, ses expressions faciales allaient du mépris au sarcasme en passant par l’ennui. Quand elle regardait Lewis, elle était attentive, ouverte et chaleureuse.
L’extradition est manifestement expédiée à la hâte, conformément à un calendrier dicté par Washington. Mise à part une volonté d’empêcher le tribunal espagnol de fournir des preuves sur les activités de la CIA, de façon à saboter la défense, pourquoi la date de février serait-elle si importante pour les États-Unis ? J’accueillerais avec plaisir toute réflexion.
Baraitser a rejeté la demande de la défense de tenir une audience préalable distincte pour déterminer si le traité d’extradition s’appliquait, sans se donner la peine de donner la moindre justification à sa décision (elle n’avait peut-être pas bien mémorisé ce que Lewis lui avait demandé de dire). Pourtant, voici l’article 4 du Traité d’extradition de 2007 entre le Royaume-Uni et les États-Unis dans son intégralité :
(Traduction résumée :
ARTICLE 4
Délits militaires et politiques
1. L’extradition ne sera pas accordée si le délit pour lequel l’extradition est requise est un délit politique.
2. Seront considérés comme non-politiques les délits suivants :
- Assassinat ou autre crime violent contre un chef d’Etat ou un membre de la famille d’un chef d’Etat.
- Meurtre, blessures, voies de fait.
- Kidnapping, enlèvement, ou autre forme de détention illégale, y compris les prises d’otages.
- Placement ou utilisation, ou menace de placement ou d’utilisation d’engins explosifs, incendiaires, ou d’un engin destructeur ou d’une arme à feu capable de causer la mort, ou des blessures graves, ou des dommages matériels importants.
- Complicité dans tous les cas précités.)
À première vue, ce dont Assange est accusé est la définition même d’une infraction politique – si ce n’est pas le cas, de quoi s’agirait-il ? Il ne tombe sous le coup d’aucune des exceptions citée dans cette liste. Il y a toutes les raisons d’examiner le traité d’extradition pour savoir si le cas Julian Assange en est exclu, et de le faire avant le long et coûteux processus d’examen de toutes les éléments, si le traité s’applique. Mais Baraitser a tout simplement rejeté l’argument.
Au cas où quelqu’un aurait encore des doutes sur ce qui se passait ici, Lewis s’est levé et a suggéré que la défense ne devait plus être autorisée à présenter de trop nombreux arguments, pour ne pas faire perdre son temps à la cour. Tous les arguments, lors de l’audience sur le fond, la plus importante, devraient être présentés à l’avance par écrit et une « guillotine » (ses mots exacts) devrait être appliquée aux arguments et aux témoins au tribunal, au bout de peut-être cinq heures au plus pour la défense. La défense avait laissé entendre qu’il lui faudrait plus que les cinq jours planifiés pour présenter ses arguments, mais Lewis a répondu que l’audience devrait être terminée en deux jours. Mme Baraitser a dit que ce n’était pas le bon moment, sur le plan de la procédure, pour s’entendre sur ce point, mais qu’elle y réfléchirait une fois reçus les dossiers à décharge.
(SPOILER : Baraitser va faire ce que Lewis lui demande et abréger le temps de parole de la défense lors de l’audience sur le fond).
Baraitser a ensuite couronné le tout en disant que l’audience de février aura lieu, non pas au Tribunal de première instance de Westminster où nous étions, un lieu relativement ouvert et accessible, mais à la Belmarsh Magistrates Court, le sombre établissement de haute sécurité utilisé pour le traitement juridique préliminaire de terroristes, rattaché à la prison à sécurité maximale où se trouve Assange. Il n’y a que six sièges pour le public, même dans la plus grande salle d’audience de Belmarsh. L’objectif est clairement d’échapper à l’examen public et de s’assurer que Baraitser ne soit pas exposée à nouveau en public à un compte rendu authentique de ses délibérations, comme celui que vous lisez en ce moment. Je ne pourrai probablement pas assister à l’audience de fond à Belmarsh.
De toute évidence, les autorités ont été décontenancées par les centaines de bonnes personnes qui s’étaient présentées pour soutenir Julian. Ils espèrent que moins de gens se rendront à Belmarsh, un lieu beaucoup moins accessible. Je suis à peu près certain (et rappelez-vous que j’ai eu une longue carrière de diplomate) que les deux fonctionnaires supplémentaires du gouvernement américain arrivés à mi-parcours de la procédure étaient des agents de sécurité armés, envoyés en raison du nombre alarmant de manifestants autour d’une audience à laquelle assistaient des hauts fonctionnaires américains. Le transfert à Belmarsh est peut-être une initiative américaine.
L’équipe de la défense d’Assange s’est vigoureusement opposée au transfert à Belmarsh, notamment parce qu’il n’y a pas de salles de conférence disponibles pour consulter leur client et que dans la prison, leur accès à Julian est très insuffisant. Baraitser a rejeté leur objection sur-le-champ, avec un sourire arrogant très net.
Finalement, Baraitser s’est tournée vers Julian, lui a ordonné de se lever et lui a demandé s’il avait compris la procédure. Il a répondu par la négative, a dit qu’il n’arrivait pas à réfléchir, et a donné des signes de désorientation. Puis il a semblé trouver une force intérieure. Il s’est redressé un peu et a dit :
Je ne comprends pas en quoi ce procès est équitable. Cette superpuissance a eu 10 ans pour se préparer à cette affaire et je ne peux même pas accéder à mes écrits. Il est très difficile, là où je suis, de faire quoi que ce soit. Ces gens ont des ressources illimitées.
L’effort a semblé alors devenir trop important, sa voix a chuté et il est devenu de plus en plus confus et incohérent. Il a parlé de lanceurs d’alerte et d’éditeurs étiquetés comme ennemis du peuple, puis il a parlé du vol de l’ADN de ses enfants et de l’espionnage dont il avait fait l’objet lors de ses rencontres avec son psychologue. Je ne dis pas du tout que Julian avait tort sur ces points, mais qu’il n’était pas en mesure de les formuler correctement. Il n’était manifestement plus lui-même, il était très malade, et c’était horriblement douloureux à voir. Baraitser n’a montré ni sympathie, ni la moindre inquiétude. Elle a platement fait remarquer que s’il ne comprenait pas ce qui s’était passé, ses avocats pourraient le lui expliquer, et elle est sortie du tribunal au pas de charge.
Toute cette expérience a été profondément perturbante. Il était très clair qu’il n’y avait pas de véritable processus d’examen juridique en l’espèce. Ce que nous avons eu était une démonstration claire et nette du pouvoir de l’État et une dictée claire et nette des procédures par les Américains. Julian était dans une boîte derrière une vitre pare-balles, et moi et la trentaine d’autres membres du public qui y étions entassés, dans une autre boîte derrière une autre vitre pare-balles. Je ne sais pas s’il pouvait me voir ou voir ses autres amis au tribunal, ou s’il était capable de reconnaître quelqu’un. Il n’a donné aucune indication sur ce point.
A Belmarsh, il est maintenu en isolement total 23 heures par jour. Il a le droit de faire de l’exercice pendant 45 minutes. S’il doit être déplacé, ils vident les couloirs des gens qui peuvent s’y trouver avant qu’il ne descende, et ferment toutes les portes des cellules pour s’assurer qu’il n’a aucun contact avec un autre prisonnier en dehors de sa courte période d’exercice strictement supervisée. Il n’y a aucune justification possible pour que ce régime inhumain, utilisé contre les grands terroristes, soit imposé à un éditeur en détention préventive.
Je catalogue et proteste depuis des années contre l’autoritarisme de plus en plus marqué de l’État britannique, mais le fait que des abus de pouvoir aussi flagrants puissent être aussi ouvertement étalés aux yeux de tous est toujours choquant. La campagne de diabolisation et de déshumanisation contre Julian, fondée sur mensonge sur mensonge de la part du gouvernement et des médias, a conduit à une situation où il peut être tué à petit feu sous les yeux du public et incarcéré simplement pour avoir publié la vérité sur des méfaits du gouvernement, sans recevoir la moindre assistance de la société « libérale ».
Si Julian n’est pas libéré sous peu, il sera détruit. Si l’État peut faire cela, à qui le tour ensuite ?
Craig Murray
Craig Murray 22 octobre 2019
Traduction par le site Entelekheia
Image : Julian Assange au tribunal/Twitter
Craig Murray, un proche collaborateur de Wikileaks, est diplomate, historien et militant des droits de l’homme. Il a été ambassadeur du Royaume-Uni en Ouzbékistan.