Attaquer la dette et la pauvreté par tous les bouts

Thème:

Couverture de l’ouvrage « Neuf essentiels sur la dette, le surendettement et la pauvreté »

Cette analyse constitue une préface de l’ouvrage Neuf essentiels sur la dette, le surendettement et la pauvreté , réalisé par l’ASBL Culture et Démocratie, 2019. Cet ouvrage est téléchargeable ici : http://www.cultureetdemocratie.be/productions/view/neuf-essentiels-sur-la-dette-le-surendettement-et-la-pauvrete

Décortiquer pour mieux diagnostiquer

26 mai 2019. Jour des élections en Belgique. La droite dure, la droite intolérante, celle qui veut « frapper » les migrant•e•s, les féministes, les gauchistes, les démocrates, les Arabes, les étranger•ère•s explose en Flandre pour atteindre presque 30 % des voix. Pour tou•te•s les progressistes de ce pays, c’est un gros coup sur la tête… Dans les jours qui suivent, plusieurs manifestations contre la montée du fascisme s’organisent. Et, comme je l’ai souvent vu ces dernières années, un commentaire provenant de « notre camp » se lit ici ou là : « C’est bien de manifester, mais, s’il vous plait, arrêtez d’être contre, cela ne sert à rien. Ce qu’il faut, c’est montrer ce que nous voulons. »

Cette critique est en partie justifiée : si l’on veut mobiliser les énergies pour un véritable changement, on ne peut pas se contenter de critiquer le capitalisme, le néolibéralisme ou le fascisme. Il faut montrer, arguments à l’appui, qu’une autre voie est possible et désirable. Cependant deux remarques doivent être faites.

Chercher à comprendre, c’est déjà commencer à lutter

Premièrement, agir contre ce que l’on ne veut pas peut être très utile, car se battre pour la justice commence souvent par combattre l’injustice. La lutte contre l’esclavage ou la discrimination envers les femmes sont de bons exemples. Ces combats, organisés autour d’une revendication contre une injustice, portent en eux les valeurs d’égalité et de liberté. Les deux positions (« contre » et « pour ») ne sont pas contradictoires mais complémentaires.

Ce « Neuf essentiels » prend en compte ces deux positions. D’abord, le départ du projet de l’artiste Rémi Pons est clair : « Sans oublier ce qui me pousse à écrire : la révolte face à cette situation qui voit un homme quémander 30 euros pour finir sa semaine. » Ensuite, tout au long de cet ouvrage, transparait clairement un objectif qui va au-delà de la dénonciation, qui cherche à trouver des solutions, à faire avancer la lutte. Ici aussi, l’artiste Rémi Pons le sent : « Plus j’écris sur des questions sociales, plus je me demande si je peux me contenter de décrire les effets dévastateurs des processus capitalistes. Faire dans le noir. Enfoncer le clou du désespoir. […] Raconter des histoires sur scène, ça donne pourtant envie de tirer l’histoire vers le haut. »

Deuxièmement, il faut garder à l’esprit que pour proposer de bonnes solutions, il faut nécessairement partir d’un bon diagnostic. Critiquer, décrypter, décortiquer, remettre en question, chercher des liens, réfléchir collectivement sont des étapes indispensables au processus de construction d’alternatives. La question de la dette et celle de la pauvreté n’échappent pas à cette règle : pour les comprendre, il est nécessaire de les analyser en prenant en compte leurs différentes dimensions : économique, sociale, individuelle, psychologique, culturelle, anthropologique, historique, etc. Comme le dit Jean Ziegler : « Chercher à comprendre, c’est déjà commencer à lutter. »

Ce « Neuf essentiels » le fait aussi : tant le texte d’Esquifs que les notices bibliographiques analysent la dette et la pauvreté sous de nombreux angles différents.

Voyage dans les différentes dimensions de la dette et la pauvreté

Dans 35 % des cas le surendettement des individus est dû à des ressources financières structurellement trop faibles pour subvenir aux besoins vitaux du foyer

Ce « Neuf essentiels » brasse large. Il prend la dette et la pauvreté par tous les bouts. Il nous pousse à réfléchir, à remettre en question nos certitudes, à explorer le passé. Il nous rappelle des fondamentaux, mais il nous fait aussi voyager, parfois via des chemins étonnants ou détonants. Quelques éléments non exhaustifs qui ressortent de cet ouvrage :

  • La dette fait partie intégrante du système capitaliste. Elle est « un système simple et performant que les banques ont intérêt à faire perdurer ».
  • Le surendettement n’est pas avant tout lié à un mode de consommation inadapté et/ou à une mauvaise gestion du budget du ménage : « Dans 35 % des cas le surendettement est dû à des ressources financières structurellement trop faibles pour subvenir aux besoins vitaux du foyer. »
  • La dette publique est un mécanisme très profitable, parfois encore bien plus qu’on ne peut l’imaginer, notamment parce que les créancier•ère•s se permettent de prélever directement, à la source et à titre de commission, une partie importante du capital emprunté. Éric Toussaint nous en donne un exemple saisissant : « Sur l’ensemble des emprunts du Mexique de 1824 à 1865, formant une dette faciale totale de 560 millions de francs, seuls 34 millions échurent dans les caisses de l’État, soit environ 6 %. »
  • La dette est aussi un outil de spoliation des richesses créées par les pauvres : « L’Association belge des sociétés de recouvrement de créances vient de nous expliquer la chose suivante : au 31 décembre 2017, ils espéraient récolter un maximum de 1,9 milliard d’euros auprès de 1.176.000 personnes qui peinent à payer une dette, qui s’élevait au départ approximativement à 394 €, et dont le solde moyen s’élève aujourd’hui à 1695 €. Élégant, non ? L’endetté•e est un•e producteur•e de dette, c’est un•e ouvrier•ère, un•e forçat de la dette qui, à la seule force de sa pauvreté produit une plus-value que la créancière ou le créancier vient délicatement saisir de sa main innocente. »
  • Les conséquences du surendettement sont multiples et destructrices pour l’individu : « Les réveils du matin s’ouvrent sur la peur. Celle du courrier dans la boîte aux lettres. Des mises en demeure, des rappels, des poursuites judiciaires. La peur d’entendre frapper à la porte. Peur de voir s’afficher sur le téléphone un numéro inconnu. Peur des autres. »
  • Que ce soit au niveau individuel ou au niveau des États, l’endettement est aussi un outil puissant pour « nous empêcher de nous révolter ».
  • La question du mécanisme des intérêts et de l’enrichissement abusif que les créancier•ère•s en tirent est connu depuis des siècles. Au XVIIe siècle, l’homme d’église Bossuet critiquait déjà l’usure de manière très dure : « Car il n’est pas juste de se faire un revenu du malheur de son concitoyen.ne mais de l’aider dans ses besoins. »
  • Les annulations de dettes ont été pendant des siècles – voire des millénaires – une tradition afin de rétablir la paix sociale. L’anthropologue David Graeber nous rappelle notamment que : « Les périodes dominées par les systèmes de crédit ont toujours connu des institutions (souvent supérieures aux États) pour empêcher qu’il soit émis à l’infini et pour protéger les débiteur•rice•s. Pourtant, dans le cycle actuel (très récent) on voit que les institutions en place (comme le FMI) font exactement l’inverse, elles s’appliquent à protéger les créditeur•rice•s. Cela provoque des crises économiques et sociales majeures, prévisibles au regard de l’Histoire. »
  • Il existe un lien étroit entre l’augmentation de la pauvreté et l’augmentation des inégalités. D’un côté, une petite minorité, essentiellement masculine, qui accapare d’immenses richesses et, de l’autre, une multitude qui souffre et tente de survivre. Victor Hugo nous le rappelle avec simplicité et force : « C’est de l’enfer des pauvres qu’est fait le paradis des riches. » Si on veut lutter contre la pauvreté, il est donc nécessaire de s’attaquer aussi aux ultrariches. C’est notamment ce que font les sociologues Pinçon-Charlot dans leur ouvrage La violence des riches : « L’intention des sociologues est d’aider le peuple à “connaître son ennemi”, à l’éclairer par rapport à son assujettissement économique, ainsi qu’à nommer ce qui se passe, ceci afin de le combattre. »

La culture est un sport de combat

Depuis des siècles, l’art est un outil de résistance pour les opprimé•es. Par la compréhension et la vision du monde qu’il permet, l’art porte en lui utopie, espérance, critique et rébellion. Quand il joue son rôle, l’art politique est capable de démultiplier la force d’un message, de déconstruire les représentations dominantes, et de mobiliser pour les luttes sociales.

La dette est une question centrale parce qu’elle constitue un mécanisme permanent de transfert des richesses produites par 99 % de la population vers le 1 % le plus riche, mais aussi parce qu’elle sert de prétexte pour mener une offensive très dure contre les droits économiques et sociaux des citoyen•ne•s

Via mes activités au CADTM et dans le cadre de plusieurs collaborations avec des artistes de différents horizons, j’ai pu m’en rendre compte concrètement : organisation d’un concert avec Keny Arkana à Liège pour le 20e anniversaire de l’assassinat de Thomas Sankara ; réalisation de l’album Prise de conscience collective avec de nombreux•se•s rappeur•se•s de Guédiawaye et de Dakar (notamment Fou malade et Keurgui) ; organisation d’une action de théâtre de rue « Tchantchès met un coup de boule au G8 », dans lequel Tchantchès (personnage du folklore populaire de Liège incarnant l’esprit frondeur et anti-autoritariste de ses habitant•es) combat, emprisonne puis juge via un tribunal populaire tou•te•s les dirigeant•e•s du G8 ; collaboration avec le Raoul collectif et leur pièce Rumeurs et petits jours, où TINA (There Is No Alternative) apparaît sur scène en chair et en os, et où ils essayent de la tuer ; collaboration autour de la pièce « Combat de pauvres » de la Compagnie Art & tça.

On ne peut que se réjouir que ce « Neuf Essentiels » choisisse aussi cet angle d’attaque, en liant ce numéro avec le projet théâtral conçu par Rémi Pons et le collectif Esquifs, « qui inscrivent leurs démarches de création dans une recherche documentaire, avec une forte dimension politique et sociale ».

La dette est une question centrale parce qu’elle constitue un mécanisme permanent de transfert des richesses produites par 99 % de la population vers le 1 % le plus riche, mais aussi parce qu’elle sert de prétexte pour mener une offensive très dure contre les droits économiques et sociaux des citoyen•ne•s de notre pays.

Le combat pour l’éradication de la pauvreté et l’abolition des dettes illégitimes a donc plus que besoin de l’apport des artistes.

Comme cela est si bien rappelé dans ces pages, « tant qu’il y aura des maîtres et des esclaves, nous ne serons pas déchargés de notre mission ». Et j’ajoute à nouveau une phrase de Victor Hugo : « Détruire la misère ! Oui, cela est possible ! Les législateurs et les gouvernants doivent y songer sans cesse car, en pareille matière, tant que le possible n’est pas fait, le devoir n’est pas rempli. »

En ces temps où « surgissent les monstres », il est d’une importance cruciale que la lutte politico-poétique continue et se renforce.

Olivier Bofond

Olivier Bonfond est économiste et conseiller au CEPAG (Centre d’Éducation populaire André Genot). Militant altermondialiste, membre du CADTM, de la plateforme d’audit citoyen de la dette en Belgique (ACiDe) et de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015.
Il est l’auteur du livre Et si on arrêtait de payer ? 10 questions / réponses sur la dette publique belge et les alternatives à l’austérité (Aden, 2012) et Il faut tuer TINA. 200 propositions pour rompre avec le fatalisme et changer le monde (Le Cerisier, fev 2017).

Il est également coordinateur du site Bonnes nouvelles



Articles Par : Olivier Bonfond

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