Au Brésil, la violence criminelle génère la violence politique
Marielle est fille des favelas, les bidonvilles de Rio de Janeiro. Elle était noire, belle, jeune et charismatique. Elle avait étudié la sociologie et obtenu un master en administration publique. Féministe, Black et lesbienne, elle défendait les droits de l’homme, des femmes et des exclus. Elle avait été élue membre de l’assemblée municipale de Rio de Janeiro avec 46000 votes lors des élections municipales de 2016, lesquelles ont par ailleurs installé un évêque de l’Église Universelle du Règne de Dieu à la mairie. Le 14 mars elle a été assassinée. Quatre balles tirées d’un revolver 9 millimètres ont transpercé son visage. Ces mêmes tirs ont également tué Anderson Pedro Gomes, son chauffeur. Au Brésil, les militants des droits de l’homme sont souvent menacés de mort. Cependant, les assassinats politiques sont rares. Ce crime a sans doute été perpétré par la police militaire ou par des groupes paramilitaires, ou les deux. Un policier qui intervient dans les bidonvilles contre les trafiquants de drogue pendant la journée peut aisément rejoindre des milices pendant la nuit. Le message venant du monde souterrain est clair et net. » Ne vous mêlez pas de nos affaires ! » Tous ceux et celles qui dénoncent publiquement les violations de droits de l’homme et défendent le peuple des bidonvilles et des banlieues risquent d’être tués, torturés ou « disparus ».
Marielle Franco représentait la nouvelle génération de la politique et de la Gauche, luttant contre l’ancienne politique oligarchique et patrimoniale du pays et s’opposant frontalement à un système politique gangrené par la corruption. En 2016, Dilma Rousseff, la présidente élue du Parti des Travailleurs (PT), a été destituée par une procédure parlementaire d’impeachment. En vérité, il s’agissait là d’un coup d’État. Même si la destitution s’est produite conformément à la lettre de la loi, la prise de pouvoir par le vice-président Michel Temer a mortellement blessé l’esprit de la constitution de 1988. Tout indique que la destitution de la présidente Dilma visait à arrêter les enquêtes judiciaires sur la corruption systémique au plus haut niveau de l’État. Récemment, le président Temer lui-même a été accusé de corruption passive, de blanchiment d’argent et de formation d’une association criminelle de malfaiteurs. S’il n’a pas été mis en accusation et destitué à son tour, c’est seulement parce que nombre de sénateurs et parlementaires, impliqués comme lui dans des affaires de corruption, ont été à proprement parler achetés pour voter contre l’autorisation de sa mise en examen par le Parlement.
Il faut en outre se demander pourquoi le nouveau gouvernement, non élu et par là même perçu comme illégitime, s’est empressé d’abolir le ministère de la culture, le ministère des petits agriculteurs, ainsi que les secrétariats des droits de l’homme, des femmes, de l’égalité raciale et de l’économie solidaire ? Pourquoi a-t-il imposé un programme d’austérité pure et dure en inscrivant dans la Constitution l’obligation de coupes budgétaires pour les 24 prochaines années ? Pourquoi a-t-il mis en œuvre une série de réformes néolibérales implacables qui détruisent l’État-providence ? Pourquoi a-t-il mis en place une réforme travail radicale et privatisé une grande part des actifs de l’État ? Pourquoi s’est-t-il aussitôt aligné sur les forces les plus réactionnaires du monde rural en défendant systématiquement l’intérêt des grands propriétaires contre les petits agriculteurs, les populations indigènes et les communautés d’origine marron ? Pourquoi a-t-il donc repris à son compte la parole des chrétiens fondamentalistes, de l’extrême droite, des racistes et des homophobes ?
La réponse la plus probable à ces questions est qu’avec un taux d’approbation inférieur à 5%, le président Temer n’a rien à perdre. La politique au Brésil a désormais atteint le stade proprement mafieux de la politique. Des criminels en col blanc dirigent le pays. Les narcotrafiquants, les paramilitaires, les escadrons de la mort, les tueurs à gages, la police militaire et maintenant également l’armée, terrorisent la population pauvre des bidonvilles et des banlieues. Les statistiques sont effroyables. Avec 60 000 assassinats par an, le Brésil est un pays plus violent que l’Irak !
Ce n’est peut-être pas par hasard que l’assassinat de Marielle coïncide avec la création d’un ministère de la Sécurité publique et la promulgation d’une intervention fédérale de l’armée nationale dans l’État de Rio de Janeiro. Dans une tribune publiée à titre posthume, Marielle faisait l’hypothèse que l’intervention de l’armée fédérale pour restaurer la sécurité publique à Rio de Janeiro n’est pas sans rapport avec les élections législatives et présidentielle qui doivent se tenir en octobre de cette année. Comme toujours, quand l’extrême droite se renforce, la préoccupation pour la sécurité l’emporte sur l’attachement à la liberté, à la démocratie et aux droits de l’homme.
Dans un pays qui a connu une dictature brutale de 1964 à 1985, la militarisation de la politique est plus qu’inquiétante. Pour la première fois depuis le retour de la démocratie, les militaires sont en charge du ministère de la défense, du ministère de l’Intérieur, des services secrets et du bureau des affaires indigènes. Qui plus est, les soldats qui commettent des crimes pendant les opérations militaires à Rio de Janeiro ne seront plus jugés par des tribunaux civils, mais par des tribunaux militaires. La « nouvelle république » est encore une démocratie, mais pour combien de temps ? Ses institutions semblent s’effondrer l’une après l’autre. La séparation entre les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire est devenue complètement illusoire. Il existe un Etat dans l’Etat. Depuis l’année dernière, l’Etat de Rio de Janeiro a été officiellement déclaré en « état de calamité » et cette qualification pourrait bien être un premier pas vers l’état d’urgence.
C’est dans un tel contexte qu’il faut mesurer la portée du mot d’ordre qu’a fait surgir l’exécution de Marielle : que celle-ci ne soit pas le prétexte à la poursuite de la militarisation du pays. Jusqu’au rétablissement complet de la démocratie au Brésil, il faut que la dénonciation qu’elle venait de faire de la mort d’un jeune tué par la police à la sortie d’une église d’un quartier pauvre soit désormais portée par tous : » Combien de personnes devront encore mourir avant que cette guerre s’arrête ? »
Frédéric Vandenberghe, sociologue, Rio de Janeiro.