Au Venezuela, c’est l’avenir de toute la région qui se décide

L’auto-proclamation de Guaidó est le pari putschiste le plus ridicule et le plus dangereux de ces dernières années. Avec l’appui outrecuidant de Washington, la droite prétend placer un homme inconnu à la tête de l’État.

Cette fois, le signal de départ n’a pas été un acte terroriste, ni une nouvelle tentative d’assassinat de Maduro. Trump a mis plusieurs experts en conspiration (Abrams, Pence, Bolton, Rubio) aux avant-postes de l’escalade et a décidé de saisir la CITGO [1], entreprise vénézuélienne qui opère aux États-Unis. Il a fait fi de tous les principes de sécurité juridique, pour commencer à s’approprier le pétrole d’un pays qui concentre la principale réserve mondiale de pétrole brut.

Les gouvernements de droite d’Amérique du Sud encouragent le coup d’État pour d’autres raisons. Duque souhaite enterrer les Accords de paix avec la guérilla, après avoir pris la tête du démantèlement de l’UNASUR [2]. Il abrite déjà en Colombie le contingent de marines requis pour accompagner une éventuelle provocation.

Bolsonaro continue à identifier le Venezuela à tous les malheurs du « populisme ». Par ce discours, il occulte ses débuts improvisés à la présidence et repousse l’inévitable déception de ses électeurs.

Macri est un croisé de la première heure, en compétition avec d’autres serviteurs de l’empire. C’est pourquoi il redouble de soumission en désignant un fonctionnaire de sa propre équipe comme ambassadeur de Guaidó. Il soustrait les immigrants vénézuéliens du harcèlement des étrangers, afin que ne soient pas évoqués l’inflation, le chômage ou les tarifs douaniers. Il divise aussi l’opposition et dénigre le Venezuela en commun accord avec les dirigeants du péronisme fédéral (Urtubey, Massa, Pichetto).

Sans le soutien du dirigeant américain, Duque, Bolsonaro et Macri sont totalement inefficaces. Leur « Groupe de Lima » n’a même pas réussi à boycotter la prise de fonction de Maduro. Plus de délégations étrangères ont assisté à la cérémonie que lors de l’investiture du délirant capitaine brésilien.

La droite vénézuélienne atomisée agit sous les jupons d’un président d’opérette. Elle n’a jamais pu remporter l’élection présidentielle et a échoué dans toutes ses tentatives de contester ces élections. Elle a accepté sans rien dire le veto des Yankees à des négociations avec les chavistes et tombe périodiquement dans des actions d’une violence brutale. Pour l’instant, elle n’est qu’une marionnette du département d’État, à la merci des humeurs de Trump et de ses tweets.


Deux poids, deux mesures

Les putschistes des Caraïbes sont réapparus en grandes vedettes des médias. Ils comptent avec la complicité des journalistes qui attribuent à Maduro toute une série de péchés que l’on retrouve dans d’autres régimes de la région. Le simple fait de noter cette similitude devrait invalider la légitimité du complot ou exigerait le même changement de régime dans de nombreux pays. Le caractère illégitime du gouvernement vénézuélien est particulièrement souligné, comme s’il résultait d’une fraude électorale. Mais en réalité, il a été consacré par une participation de 67% de la population, c’est-à-dire avec un pourcentage supérieur à celui des dernières élections au Chili ou en Colombie. Ce faible taux de participation n’incite pourtant aucun commentateur à proposer le renversement de Piñera ou de Duque.

Il est vrai qu’un secteur de l’opposition a appelé à l’abstention, mais un autre a participé et les résultats finaux n’ont pas été contestés. Il n’y a pas eu non plus de preuve de fraude dans un système électoral qui a été salué par plusieurs organismes internationaux (Carter) et par des personnalités (Zapatero). Les représentants à l’Assemblée nationale, dirigée par l’opposition, ont été élus en 2015, selon les mêmes modalités. Sur un même socle électoral, Maduro est remis en cause et Guaidó est reconnu.

Au cours des vingt dernières années, le régime chaviste a organisé 24 élections, qui incluent une importante possibilité de destitution présidentielle. Ce droit ne s’applique dans aucun autre pays de la région. La participation électorale n’est pas obligatoire, mais elle a généralement été supérieure à la moyenne latino-américaine. L’opposition ne reconnaît jamais les défaites et justifie toujours les résultats défavorables par des allégations de fraude.

Avec leur habituelle duplicité, les medias qui critiquent ces élections considèrent les élections brésiliennes, qui se sont déroulées avec Lula en prison, comme tout à fait normales. Ils contestent le système judiciaire vénézuélien, mais louent le magistrat (Moro) qui a persécuté le dirigeant brésilien. Ils ne contestent même pas le cadeau ministériel qui lui a été fait par Bolsonaro.

Les medias dénoncent également la détention de dirigeants de l’opposition (Carmona, Ledesma, López), mais ils oublient d’en préciser les causes. Ils ne sont pas allés en prison pour avoir émis des opinions critiques, mais pour avoir encouragé des coups d’État ou pour leur complicité avec les sanglantes manifestations de rues. On exige des chavistes un comportement tolérant qui ne prévaut dans aucun endroit de l’Amérique latine. Ils sont supposés être compréhensifs face aux tentatives d’assassinat présidentiel.

Les medias ne mentionnent pas non plus la violation brutale des droits de l’homme pratiquée par les gouvernements les plus hostiles au Venezuela. En Colombie, depuis la signature des accords de paix, des centaines de dirigeants sociaux ont été assassinés par des paramilitaires (protégés par le gouvernement). En Argentine, le nombre de prisonniers politiques se multiplie et les responsables des crimes de Santiago Maldonado et Rafael Nahuel jouissent de l’impunité. Au Brésil, les attaques contre les coopérateurs du MST se sont multipliées et les liens entre les assassins de la militante Marielle Franco et le fils de Bolsonaro ont été mis en évidence.

Les chavistes sont également accusés de liens imaginaires avec le trafic de drogue.
Mais les accusateurs cachent le financement avéré fourni par cette mafia à la droite colombienne. Aucune organisation internationale ne sanctionne non plus ce pays pour la poursuite de la culture illégale de drogues. Ce qui s’est passé au Mexique est beaucoup plus grave. Tout son territoire a été déchiré par un massacre de 200 000 morts, sans que l’OEA n’encourage une intervention régionale.

Certes, le Venezuela souffre d’une émigration massive en raison du drame économique auquel il est confronté. Mais dans des circonstances similaires, des déplacements similaires ont eu lieu dans d’autres pays. La misère pousse toujours les gens à se réfugier dans les pays voisins.

Si ces malheurs constituent des « crises humanitaires », il conviendrait d’appliquer la même caractérisation à des migrations équivalentes. Mais personne ne présente en ces termes la terrible fuite des familles centraméricaines vers le Nord. Leurs souffrances ne provoquent aucune pieuse collecte d’aide humanitaire. Elle ne conduit qu’à la construction d’un terrible mur frontalier. Pendant la guerre interne en Colombie, il y a eu aussi des transferts humains massifs, qui n’ont pas non plus provoqué d’appels à l’intervention étrangère.

Les grands medias terminent toujours leur couverture du Venezuela sur une image de violation de la liberté de la presse. Mais les problèmes qu’ils décrivent sont sans rapport avec le meurtre systématique de journalistes pratiqué au Mexique et dans d’autres pays d’Amérique centrale. Les fabricants de mensonges appliquent le double standard à leur propre activité.

Contradictions en coulisse

Il suffit de rappeler ce qui s’est passé en Irak et en Libye pour mesurer la gravité de la menace actuelle. L’impérialisme peut causer des destructions inimaginables. Si elle connaît une intervention majeure, l’Amérique latine ne sera plus à l’abri de catastrophes militaires telles que celles que connaissent l’Afrique ou le Moyen-Orient.

La droite écarte ce danger et compte sur un triomphe rapide, sans aucun coût. Elle annonce déjà le départ du chavisme, l’isolement de Maduro et la prochaine désertion des dirigeants militaires. Elle souligne également la cohésion de son propre camp et le soutien international unanime à sa cause. Mais ces fables ne résistent pas à la moindre analyse.

Le noyau dirigeant de Washington connaît lui-même de sévères dissensions, dans le contexte politico-judiciaire difficile dans lequel se trouve Trump. Les fiascos au Moyen-Orient ont multiplié les préventions contre toute incursion extérieure. Les militaires américains sont déconcertés et ont été forcés de retirer leurs troupes de Syrie et d’Afghanistan. Des projets visant à répéter l’occupation de la Grenade ou du Panama ont été rejetés et l’ultimatum habituel qui a précédé l’attaque contre Hussein ou Kadhafi est reporté. Pour l’instant, le Pentagone n’envisage que des opérations limitées, qui commenceraient sous le prétexte grossier de faire entrer de l’aide humanitaire.

Les partenaires européens ne sont pas non plus prêts à s’engager dans des aventures guerrières. Ils interviennent dans le complot contre le Venezuela sans émettre de menaces fermes. Il y a des divergences au sein des autorités occidentales, qui ont empêché, au sein de l’OEA [3] et de l’ONU, un consensus sur l’application de sanctions, tandis que le Vatican persiste dans la neutralité.

Les conspirateurs ont également pris note du rôle croissant de la Russie dans l’approvisionnement de l’armée vénézuélienne. Cette présence pourrait compliquer le mauvais tour pétrolier de Trump si les actions russes dans CITGO sont confirmées. De plus, on ne sait pas qui sera la principale victime de cette expropriation. Certains experts pensent que les États-Unis ont réussi à s’affranchir de leur approvisionnement en carburant vénézuélien. Mais ces achats représentent encore 13% des importations et leur annulation pourrait avoir un impact sur le prix de l’énergie.

Toutes les difficultés rencontrées par les putschistes sont rigoureusement dissimulées par les médias. Ils déploient une couverture triomphaliste, réduisant au silence l’absence de réalisations significatives de la droite dans la première quinzaine de jours du complot. Tant que les pots-de-vin, les menaces et les promesses des États-Unis n’éroderont pas les forces armées, Guaidó continuera à exercer un mandat fantomatique.

Des batailles sur deux fronts

Il est vrai que l’aile droite a retrouvé sa capacité de mobilisation, mais les chavistes ont réagi par des manifestations tout aussi massives. Au plus fort de la crise sociale, le gouvernement maintient une capacité de mobilisation étonnante. Tout le monde sait que le gouvernement ne cèdera pas le pouvoir du seul fait de la répétition des manifestations de rue. L’incertitude actuelle peut être très problématique pour l’opposition.

Ses dirigeants seront de nouveau confrontés au dilemme de la reprise de la violence (qui les a isolés en 2017) ou de l’acceptation du statu quo (qui les épuise). Pour l’instant, ils évitent la répétition des guarimbas (manifestations) dans les quartiers riches, et tentent quelques provocations dans les quartiers populaires.

Le gouvernement a également tiré les leçons des affrontements précédents et il se comporte avec prudence. Il tolère les apparitions photogéniques de Guaidó, pariant sur sa démoralisation progressive. Mais l’effondrement de l’économie soulève de sérieuses questions sur l’accompagnement populaire dans la lutte contre la droite. La société vénézuélienne dans son ensemble est déchirée par un effondrement majeur des revenus.

La contraction du PIB enregistrée au cours des cinq dernières années a déjà réduit celui-ci de 30%. Cette récession a la même ampleur que la Grande Dépression qu’ont connue les États-Unis en 1929-1932. La débâcle touche tous les secteurs.

L’extraction stratégique du pétrole a été réduite de moitié et le financement monétaire du déficit budgétaire a provoqué la plus forte hyperinflation du XXIe siècle. L’indice des prix est passé de 300 % (2016) à 2 000 % (2017) et se situe actuellement à un niveau non quantifiable.

Cette escalade détruit les salaires, remet le troc au goût du jour et provoque une grave pénurie de nourriture et de médicaments. Les souffrances quotidiennes sont terribles et la survie dépend des réseaux officiels d’approvisionnement (CLAPS).

Les medias dépeignent cet effondrement comme une conséquence inexorable du « populisme chaviste ». Mais ils passent sous silence la responsabilité directe des architectes de la guerre économique. Le siège extérieur et le sabotage interne ont fait chuter l’extraction de pétrole, réduit les réserves internationales et rendu les importations de base plus chères. Les capitalistes étrangers et locaux ont provoqué cet effondrement, afin de faciliter l’avènement d’un régime politique favorable à leurs affaires.

Ces revers indescriptibles de l’économie ont été aggravée par l’improvisation, l’impuissance et la complicité du gouvernement. Maduro a toléré passivement l’effondrement de la production. Il a rejeté toutes les propositions des chavistes critiques visant à pénaliser les bureaucrates corrompus et leurs partenaires millionnaires.

Ces initiatives constituent un point de départ pour freiner l’effondrement du niveau d’activité. Il s’agit notamment d’un contrôle efficace des banques pour empêcher la fuite des capitaux, de changements radicaux dans l’allocation des devises au secteur privé, de taxes progressives sur la richesse, d’incitations à la production alimentaire locale et de nombreuses mesures pour impliquer la population dans le contrôle des prix.

Ce programme nécessite également de repenser la dette afin d’ancrer la monnaie pour contenir l’hyperinflation. Aucun « petro » ou « bolivar souverain » ne pourra fonctionner, tant que la protection officielle de la bolibourgeoisie [4] subsistera. Cette frange de privilégiés importe, transfère des fonds à l’étranger et s’enrichit de la spéculation et des pénuries de change. L’aile droite n’est pas seulement engagée dans le renversement du chavisme. Elle agit aussi au sein d’un gouvernement qui ne freine en rien la ruine de l’économie.

Engagement ou neutralité

Face à l’aggravation du conflit, de nombreuses voix proposent de créer de nouvelles conditions permettant aux Vénézuéliens de résoudre démocratiquement leur avenir. La légitimité de ce principe est incontestable. Mais le grand problème consiste à préciser comment le mettre en œuvre, car si le coup d’état triomphe, cette aspiration sera définitivement enterrée. Le maintien de la souveraineté du pays et la défense des droits populaires passent avant tout par la défaite des « requins ».

Le conflit en cours a déjà perdu son statut d’« affaire interne » du Venezuela. La confrontation a débordé ce point de départ territorial et concerne actuellement l’ensemble de la région. Les deux principaux soutiers de la crise ont des objectifs très précis. Les États-Unis tentent de reprendre le contrôle total de leur arrière-cour, et les classes dirigeantes locales tentent d’enterrer toutes les revendications populaires apparues au cours des dix dernières années.

Si les putschistes réussissent à renverser le chavisme, ils s’en prendront tout de suis à la Bolivie et Cuba, pour étendre l’autoritarisme néolibéral à tout le continent. Ce qui est en jeu au Venezuela, c’est l’arrêt ou l’extension de cette vague réactionnaire.

Ce dilemme a été correctement perçu par les partis, les organisations et les intellectuels qui rejettent catégoriquement le coup d’état. C’est avec fermeté qu’ils impulsent des mobilisations anti-impérialistes. Les hésitations observées pendant les guarimbas de 2017 ont diminué de manière significative. Les objectifs de la droite sont visibles et les dommages irréparables qu’un Bolsonaro causerait à la présidence du Venezuela sont évidents.

Le caractère dramatique de cette perspective n’atténue en rien les objections que soulève l’orientation prise par le gouvernement chaviste. Mais il est indispensable de situer ces questions sur un champ de bataille commun contre les putschistes.

Cette lutte passe aussi par le dépassement des positions ambiguës de neutralité véhiculées par certaines déclarations qui prennent leurs distances vis-à-vis des protagonistes du conflit en les plaçant sur le même plan. Elles mettent Maduro et Guadió sur un pied d’égalité et prennent leurs distances des protagonistes du conflit. Ils mettent Maduro et Guadió sur un pied d’égalité, leur faisant partager la même illégitimité. Ils critiquent à la fois l’autoritarisme du régime et les aventures de l’opposition. Ils s’opposent à la fois à la menace militaire américaine et à la présence géopolitique de la Russie.

Mais cette condamnation commune de Maduro et de Guaidó suppose-t-elle de méconnaitre les deux ? De ne pas prendre position sur les manifestations appelées par le gouvernement et l’opposition ? De condamner aveuglément les marines et l’armée bolivarienne ?

Les neutralistes saluent l’attitude des gouvernements du Mexique et de l’Uruguay, qui favorisent la reprise immédiate des négociations entre les deux parties. Cette initiative ouvre une voie de dialogue que Maduro a déjà acceptée et que Guaidó rejette.

Il est évident que la concrétisation de ces tentatives dépendra de l’issue de la lutte. La droite n’acceptera pas de négocier tant qu’elle entrevoit la possibilité de s’emparer du gouvernement. Mettre à bas cette prétention est la condition pour donner une chance aux négociations. Les résultats de ces conversations refléteraient également le rapport de forces. Vaincre la droite est la priorité absolue du moment. Le destin de l’Amérique latine est en jeu dans cette bataille.

Claudio Katz


Traduction : Lucile Daumas, cadtm.org

 

Notes :

[1NdT

[2Unión de Naciones Suramericanas, Ndt

[3Organisation des États américains. NdT

[4Bourgeoisie bolivarienne. NdT



Articles Par : Claudio Katz

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