Au Venezuela, une fin annoncée qui tarde!

L’«Opération Liberté » annoncée depuis des semaines pour la fin avril a accouché d’une souris. Juan Guaidó, le président autoproclamé, la présentait comme la « phase finale » d’un mouvement orchestré pour mettre un terme à l’« usurpation » de Nicolás Maduro. Le plan comportait deux volets, l’un militaire, l’autre civil. Des officiers devaient démontrer leur ralliement à Guaidó en capturant une position. La population devrait alors répondre par une mobilisation massive un peu partout dans le pays en prenant d’assaut les « rues » pour ratifier leur soutien à l’opposition. Devant une telle démonstration d’appui, les forces armées n’auraient autre choix que de se mettre du côté du peuple et de rallier l’opposition.
Un épisode de ce scénario a eu lieu à l’aube du 30 avril. Des membres de la Garde nationale et du Sebin (renseignement), rejoints par un groupe de militaires, se sont dirigés vers la base aérienne La Carlota. Installés à l’échangeur Altamira, en vue de la base, Guaidó et Leopoldo López (ce dernier était pourtant assigné à résidence) ont annoncé sur les médias sociaux qu’ils se trouvaient à La Carlota avec des militaires, faisant croire que la base était conquise et invitant « tout le peuple » à les rejoindre. De fait, ils n’étaient qu’à un carrefour routier avec moins d’une centaine de soldats, quelques blindés et mitrailleuses de fort calibre. Des dizaines de soldats, constatant qu’ils avaient été trompés par leurs supérieurs quant à la nature de leur déplacement, ont rompu le siège. Les forces armées ont pour leur part réagi à cette mutinerie, avec une apparition de l’état-major à la télévision comme sur le terrain. La Garde nationale a investi les lieux pour disperser les attaquants avec des gaz lacrymogènes. La consigne était d’éviter une hécatombe. Des échanges de coups de feu ont bien eu lieu entre les opposants et les forces de l’ordre. Des civils étaient présents, d’autres sont venus, mais l’attroupement est demeuré modeste. Rien de ce raz-de-marée humain qui était réclamé. Il était clair dès la matinée que l’opération avait échoué. Le fugitif López, après être entré à l’ambassade du Chili, a pris refuge à l’ambassade d’Espagne. Vingt-cinq mutins ont trouvé refuge à l’ambassade du Brésil. À l’autre bout de la capitale, les partisans de Maduro entouraient le palais de Miraflores qui devait être l’objectif à atteindre pour les opposants qui ont été bloqués dans leur marche par la Garde nationale.
Les mobilisations ont repris le 1er mai, celles des opposants et celles des chavistes. Mais cela fait des années que les deux camps mobilisent des partisans, généralement assez loin l’un de l’autre pour éviter un affrontement direct. Cette fois, il y eut quelques confrontations, car les opposants avaient comme consigne d’occuper quinze points de la capitale. À en juger par les photos et vidéos, les chavistes ont eu encore une fois l’avantage du nombre, du moins à Caracas. Du côté de l’opposition, ce ne fut donc pas « la plus grande manifestation » qui avait été annoncée.
Le plus étonnant dans les événements du 30 avril fut le battage médiatique hors du Venezuela comme si la fin de Maduro était proche. Les ténors de l’administration Trump (Pence, Pompeo, Bolton) ont claironné leur appui à ce qui se passait à Caracas, insistant sur la participation populaire et refusant de parler d’un « coup d’État ». Bolton prétendit que le ministre de la Défense, le commandant de la Garde nationale et le juge de la Cour suprême avaient assuré Guaidó de leur ralliement pour ensuite lui faire faux bond. Et Pompeo d’annoncer aux journalistes qu’un avion était prêt à conduire Maduro à La Havane, mais que la Russie avait exhorté Maduro à rester au poste. Comme pour expliquer pourquoi l’opération n’avait pas connu le dénouement espéré. Ou bien il s’agissait de mensonges destinés à briser l’unité des forces armées en faisant croire à l’existence de complots au sein de l’exécutif. Ou bien Guaidó et ses parrains états-uniens étaient tombés dans un piège tendu par Maduro. On s’explique mal en effet que les États-Unis et quelques gouvernements d’Amérique latine aient appuyé une opération aussi mal conçue, vouée à l’échec. Cette opération ne correspondait pas à un coup d’État classique : aucune garnison, aucun bataillon n’a fait défection, aucun territoire n’a été libéré. Elle s’inscrit plutôt comme un moment dans une guerre hybride où se déploient des cellules d’action rapide, formées à l’avance et convoquées au moment opportun grâce aux médias sociaux. Il s’agit de créer un événement qui pourrait faire basculer le pouvoir par l’entrée en scène de nombreux civils de manière à menotter les appareils de sécurité en les plaçant devant un dilemme crucial : réprimer ou rejoindre les manifestants.(1) Pour arriver jusqu’à cette étape, il faut cependant des morts! Jusqu’à présent, au Venezuela, presque toutes les manifestations organisées par l’opposition ont comporté des bataillons équipés d’armes et de bombes incendiaires qui attaquaient les forces de l’ordre et cherchaient à provoquer des morts afin de discréditer le gouvernement. Cela s’est produit notamment en 2014, en 2016 et en 2017. Ces manifestations ont toujours démenti le caractère « pacifique » que les médias internationaux voulaient leur conférer au nom d’un récit qui en faisait les héros d’un mouvement démocratique face à une dictature répressive.
Encore une fois Guaidó n’a pas été à la hauteur des espoirs que ses promoteurs avaient placés en lui. À treize reprises depuis le 23 janvier il a annoncé des « jours décisifs ». Il a démontré depuis son entrée en scène une propension à gonfler les attentes sans produire les effets escomptés. Sa rhétorique faite de propos mensongers a échoué à modifier le rapport de force entre l’opposition et le gouvernement. N’a-t-il pas proclamé que 90 % des Vénézuéliens le soutenaient? Ses appels à la mobilisation dans les rues trouvent une réponse limitée, confinée pour l’essentiel aux beaux quartiers et à sa base sociale, les classes moyennes. Les défections chez les militaires n’ont concerné que des individus, sans doute moins d’une centaine au total. Ses déclarations relèvent avant tout de la propagande et de la désinformation. Pensons à la manière dont il a imputé les pannes électriques à l’incompétence de Maduro alors que divers indices pointaient vers des cyberattaques et des sabotages. Et à ses appels à l’intervention étrangère directe ou à travers une intervention « humanitaire ».
On voit mal comment la présence symbolique de Leopoldo López change quoi que se soit à l’impasse. Le chef du parti Volonté populaire a beau être le mentor de Guaidó et un agitateur aguerri au sein de l’opposition extrémiste, il ne pourra s’échapper de l’ambassade d’Espagne alors que pèse contre lui un mandat d’arrêt pour bris de condition à la peine de prison qu’il purgeait en résidence surveillée.(2) Comme « invité » de cette ambassade, il ne peut réclamer asile ni obtenir un sauf-conduit. L’Espagne entend limiter ses activités politiques. López ne pourrait donc pas prendre la relève de Guaidó. Prisonnier dans sa résidence, il est devenu prisonnier dans une ambassade. Ce faux pas ajoute une dimension à l’opération du 30 avril. Le directeur du Sebin, responsable de sa surveillance, a été arrêté. Une lettre qui lui est attribuée a circulé le jour même sur les médias sociaux. Tout en proclamant sa loyauté à Maduro, il y dénonçait les traîtres au sein de la FANB qui auraient négocié en cachette avec l’opposition pour préserver leurs intérêts. Il y réclamait une nouvelle façon de faire la politique pour le bénéfice de tous. Mais le site qui a publié la lettre, Efecto Cucuyo, est suspect. Ce pourrait être un faux.
Pour le moment, les États-Unis misent sur des sanctions économiques multilatérales pour saigner l’économie vénézuélienne et démontrer aux Vénézuéliens que le maintien de Maduro n’apportera qu’une aggravation de leurs conditions de vie. Ils prennent la population en otage en s’attaquant aux fonds qui permettraient d’importer aliments et médicaments. Des dépôts de 5 milliards $ sont actuellement bloqués dans des institutions hors des États-Unis. Cette politique cynique a pourtant échoué à Cuba. Ces sanctions en expansion constante ont un coût humain indéniable : le chaos, le désespoir, la révolte sont des réactions envisageables. Elles visent également à casser l’unité des forces armées bolivariennes. Ce scénario mise sur une guerre d’usure.
Rien n’assure que l’administration Trump, à l’aube d’une année électorale, est disposée à attendre un dénouement prétendument « interne » de la crise vénézuélienne. D’autant plus qu’elle ne se contenterait pas d’une démission de Maduro. L’objectif de l’opposition et de Washington est d’abattre la révolution bolivarienne et de récupérer le pouvoir pour la première et l’hégémonie pour le second. Rien n’indique que les organisations populaires et les milices chavistes nées avec le chavisme se laisseront désarmer au propre et au figuré. Le Venezuela d’avant 1998 avec ses inégalités de toute nature a vécu et ne pourra être restauré. Des affrontements violents sont à craindre. Bon nombre de Vénézuéliens, des deux camps, en dehors des forces de sécurité, disposent d’armes. Une guerre civile est donc une issue possible.
La stratégie préférée de la Maison-Blanche repose sur les Vénézuéliens. Elle consiste à les pousser par des sanctions économiques et des menaces explicites d’intervention militaire à assumer la destruction de leur pays en recourant à la violence. Une intervention militaire est également envisageable. « Toutes les options sont sur la table » répète-t-on à Washington. S’agit-il d’un élément de la guerre psychologique pour que les militaires vénézuéliens se soumettent sans combattre? La force de dissuasion de l’empire, après tout, est colossale. Trump a menacé le Venezuela de mesures encore plus sévères. Il a de plus menacé Cuba d’un blocus pour lui faire payer son appui « militaire » à Maduro, comme si les 20 000 coopérants médicaux cubains étaient un bataillon de soldats. Et ses acolytes de ressortir les arguments de la Guerre froide contre l’appui de Moscou en violation de la « doctrine Monroe ». En avril dernier, une vingtaine de vétérans du renseignement publiaient un mémorandum pour mettre en garde l’administration Trump sur les risques d’un conflit avec le Venezuela.(3) C’est comme si la Maison-Blanche se préparait à une intervention militaire et voulait la justifier malgré les objections réitérées de tous ses alliés. Ceux-ci n’en collaborent pas moins à une autre forme de guerre, la guerre économique qui aurait fait jusqu’à présent 40 000 morts selon une étude publiée en avril par le Center for Economic and Policy Research.(4)
Il ne fait pas de doute que le soutien de Moscou à Maduro affecte sérieusement la capacité de Washington à appliquer une solution militaire. Les satellites russes sont en mesure de détecter tout mouvement de navires et d’avions en direction du Venezuela. Les systèmes de missiles implantés en sol vénézuélien sont également un facteur de dissuasion. Mais une solution militaire se heurte d’abord au facteur local. La FNAB compte plus de 300 000 hommes et son aviationestla mieux équipée d’Amérique latine. Elle est également la mieux intégrée de la région à l’économie et aux appareils de l’État. Ses officiers ont été formés au Venezuela, à l’Académie militaire, et non dans le cadre de missions et de programmes d’assistance relevant du Pentagone.L’alliance civico-militaire qui définit les rapports entre les militaires et la société civile est une réalité incontournable.(5) C’est dans ce cadre que Chávez se forma et développa sa vision de la « révolution bolivarienne ». Le culte à Simón Bolívar alimente un nationalisme profond chez le peuple et une méfiance envers les États-Unis. Surtout il détermine un modèle de comportement pour les militaires et limite les possibilités de trahisonset de défections. Il y a plus de dix ans que la DEA, accusée de se livrer à l’espionnage, a été chassée du Venezuela et que la lutte antidrogue est menée avec efficacité par des effectifs nationaux.
Il paraissait pourtant évident dès le départ que Maduro ne démissionnerait pas et que la FANB ne se désintégrerait pas. Ou qu’il faudrait infliger d’énormes souffrances au peuple vénézuélien pour paver la voie à une intervention militaire. Comment des dirigeants, voire des experts, peuvent-ils s’intoxiquer à ce point? Les « neocons » (Pompeo, Bolton, Abrams) croient à leurs mensonges, à leur capacité à changer une réalité qu’ils ne comprennent pas. Sur la route de leur interventionnisme mortifère, ils profèrent des « fake news ». Ils firent les mêmes erreurs au Moyen Orient qu’ils pensaient reconfigurer en envahissant l’Irak. Ils parlaient de rendre la liberté aux Irakiens, d’instaurer la démocratie. Ils ont généré le chaos dans toute la région. Leurs guerres ont détruit des millions de vies et laissé des pays en ruines.
Le problème est que les États-Unis se sont piégés. En imposant un président fantoche sans légitimité et crédibilité démontrées, issu de la faction la plus extrémiste de l’opposition, celle qui a toujours refusé, en accord avec Washington, de reconnaître que le mandat de Nicolás Maduro émanait d’élections honnêtes, en avril 2013 et en mai 2018, ils ont fermé la porte à toute négociation ou médiation. Ils se sont enfermés dans un cul-de-sac. À défaut d’une soumission de leurs adversaires, ils seront contraints, pour ne pas perdre la face, à intervenir militairement et à engager une autre guerre. Leurs alliés latino-américains, européens et canadien n’auront pas compris qu’ils contribuaient en cautionnant leur politique d’agression à un désastre humain. En janvier dernier, le Mexique et l’Uruguay proposaient une médiation dans le cadre du « Mécanisme de Montevideo » pour sortir de la crise. Maduro était disposé à y souscrire. La Maison-Blanche a refusé. Elle voulait un triomphe sans partage et sans compromis.(6)
Claude Morin
Notes
1.Pour avoir une idée des sources d’inspiration pour ce scénario et sur son ouverture à des actes violents, on lira
https://www.mondialisation.ca/juan-guaido-preparation-dune-tentative-de-renversement-du-gouvernement-bolivarien-inspiree-par-un-manuel-de-subversion-nord-americain/5632652.
2.Pour connaître le profil de Leopoldo López et l’accueil que le Canada a fait à sa conjointe lors d’une tournéeinternationale,
https://www.mondialisation.ca/venezuela-lilian-tintori-au-canada-au-service-de-la-desinformation/5590588.
3.Le mémorandum adressé à Donald Trump oppose un démenti aux arguments avancés par Bolton, Abrams et Pompeo. Ilcritique l’attitude agressive, belliqueuse de la politique à l’égard du Venezuela, ce qui justifie que le Venezuela cherche à se défendre y compris en faisant appel à la Russie. https://consortiumnews.com/2019/04/04/vips-urge-trump-to-avoid- war-in-venezuela/
4.Le rapport signé par Mark Weisbrot et Jeffrey Sachs est disponible sur le site du CEPR.
http://cepr.net/images/stories/reports/venezuela-sanctions-2019-04.pdf.
5.Pour une excellente introduction à l’alliance civico-militaire, voir l’article d’Iselin Åsedotter Strønen, “A Civil-Military Alliance: The Venezuelan Armed Forces before and during the Chávez era” (2016). L’auteur lui a consacré une thèse de doctorat en anthropologie.
https://www.cmi.no/publications/5808-a-civil-military-alliance.
6.Pour une présentation des enjeux régionaux et mondiaux de la crise vénézuélienne, voir http://echecalaguerre.org/wp- content/uploads/Presentation_Venezuela-Claude_Morin-21-03-2019.pdf.
Complément :
Un document intitulé PLAN TO OVERTHROW THE VENEZUELAN DICTATORSHIP “MASTERSTROKE”, classé TOP SECRET, daté du 23 février 2018 et signé par l’amiral Kurt W. Tidd, chef du Southern Command, expose un programme pour renverser le gouvernement Maduro, qualifié de « dictature » et d’« ennemi ». L’objectif est le
« renversement définitif du chavisme » (« definite overthrow of Chavismo and the expulsion of its representative [Maduro] ». Le plan reconnaît que l’opposition – en raison de ses divisions et de la corruption qui l’afflige – n’est pas en mesure de renverser le gouvernement. Il faut briser le soutien populaire « décadent » : « Encouraging popular dissatisfaction by increasing scarcity and rise in price of the foodstuffs, medicines and other essential goods for the inhabitants. Making more harrowing and painful the scarcities of the main basic merchandises. » Le plan propose une série de mesures de nature économique, psychologique, médiatique et diplomatique en préambule et en soutien à des actions militaires utilisant des troupes et des ressources de pays voisins sous la direction des États-Unis. L’apparition de Guaidó n’y était pas prévue, une façon de conférer un rôle à l’opposition, un rôle qui se réduit de plus en plus à de la figuration. Mais le plan a clairement sous-estimé la capacité de résistance du peuple et du gouvernement vénézuéliens. Il n’a pas prévu que la Chine et la Russie pourraient jouer un rôle. Pour une reproduction du plan (en anglais) :http://notseeamerica.com/Leaked-Coup-Plan.html. (les coquilles qu’on y trouve sont sans doute imputables à la transcription faite à partir d’une photographie de l’original).
La journaliste argentine Stella Calloni commente le plan en en citant de nombreux passages (en français) :
https://www.mondialisation.ca/le-coup-de-maitre-des-etats-unis-contre-le-venezuela/5625572.
Claude Morin, professeur (retraité) d’histoire de l’Amérique latine, Université de Montréal.