Banques et dette au Venezuela à l’aube du XXe siècle
Après la guerre d’indépendance, le Venezuela, devenu république, a tenté de se relever des ruines d’un territoire où convergeaient bon nombre de problèmes et d’incertitudes sur sa capacité à édifier la nation.
L’un des aspects dramatiques de cette situation venait du fait qu’en 1830 le pays subissait les conséquences de pertes immenses en vies humaines, estimées à 350 000, tuées au cours d’une longue suite de guerres, alors qu’en 1833, la population ne dépassait pas les trois cent mille habitants dans les principales villes de la région centrale [1]. Les Vénézuéliens, comme l’explique Pascual Venegas Filardo [2], étaient allés se battre pour la liberté dans les endroits les plus reculés de notre Amérique et c’est le Venezuela qui, à son tour, a connu le plus grand nombre de batailles, accompagnées d’une dévastation sans précédent de toute la structure économique et sociale du pays. Le principal problème dans le domaine économique était centré sur les conditions précaires de l’activité économique la plus importante, l’agriculture, comme l’indiquait le Gouverneur de l’époque, Pedro Briceño Méndez : les propriétaires terriens n’avaient rien et pour atteindre un succès relatif dans leurs processus de production, ils devaient contracter des emprunts à des taux d’intérêt très élevés, pouvant aller jusqu’à 15 % par mois. Cette situation reflète le drame social et économique dans lequel se trouvait le Venezuela après sa séparation de la Grande Colombie et les défis importants auxquels le pays devait faire face : la nécessité de construire un pays souverain sur les ruines qu’avaient laissées les longues années de guerre d’indépendance dans notre Amérique.
Un autre des défis auxquels le pays devait faire face concernait tout ce qui était lié à la gestion des finances publiques, notamment l’énorme dette externe que le Venezuela avait contracté avec Londres afin de financer en partie la Guerre d’Indépendance. Suite à quelques années sans « amortissement du capital », cette dette avait augmenté de façon scandaleuse, la somme due par la République (après sa séparation de la Grande Colombie) s’élevant à 24 698 697,12 pesos [3], qui, au taux de change de 6,20 pesos pour une livre sterling, équivalaient à 3 983 660,83 livres sterling. Cette dette extérieure, souscrite intégralement à Londres, suscitait des doutes quant au montant réel alloué au processus d’émancipation. Cependant, le pays avait accepté cette dette de façon acritique et à partir de 1838, le Venezuela transférait à Londres le paiement des intérêts et du capital malgré son précaire développement économique et social.
Par ailleurs, pour l’élite de l’époque (1830), la reconstruction du Venezuela nécessitait inévitablement que l’État apporte des facilités et son soutien afin de développer un projet générateur de crédit tel que la banque, et être ainsi en mesure d’affronter les prêteurs/usuriers dont les conditions de crédit (taux et termes) étaient impossibles à honorer. C’est ainsi que la Sociedad Económica de Amigos del País [4] présente en 1834 le projet de création à Caracas d’une Banque marchande de décompte et dépôt qui s’appellerait Banco de Venezuela. Elle combinait les fonctions d’une banque commerciale et celles d’une Banque centrale car elle avait pour attributions de recevoir en dépôt l’argent de la nation et les obligations en matière de droits à l’importation, de même que l’émission de chèques au porteur. Cette initiative, comme d’autres qui viendront ultérieurement, n’a pas eu de succès, en partie à cause du profond manque de confiance existant entre les commerçants et les propriétaires terriens, ainsi que le poids important de ceux qui bénéficiaient des énormes taux d’intérêt établis par les prêteurs usuriers. Ce n’est qu’en 1839 que, par le biais du capital financier international, on parvient à un certain consensus pour la création d’une institution financière. C’est ainsi que le 29 juillet 1839, la Banque coloniale britannique, filiale de la Colonial Bank de Londres, ouvre ses portes à Caracas. Il existait une alliance indéniable entre l’élite créole et l’élite financière internationale. Pérez Vila l’explique de cette manière :
« La British Colonial Bank commence ses activités avec un capital de 330 000 pesos. Ses directeurs généraux sont Leandro Miranda, fils du Generalisimo Francisco de Miranda, et de William Ackers, un écossais qui a vécu très tôt dans les Antilles britanniques puis au Venezuela, où il était considéré comme le plus riche homme d’affaires étranger du pays » [5].
La présence d’un personnage comme Ackers dans la direction de la banque peut être interprétée comme une garantie exigée par le capital britannique.
Parmi l’ensemble des fonctions qu’avait cette banque, il s’en trouvait une bien particulière qui concernait celle d’intermédiaire pour le service de la dette publique externe du Venezuela. Comme l’explique Vallenilla, la Banque coloniale recevait à cet effet les dépôts réalisés par le gouvernement afin d’éviter les transferts d’argent correspondants vers l’Angleterre. La situation, quelque peu privilégiée, de cette banque, a suscité à l’époque un grand débat, certains secteurs liés à l’oligarchie commerciale voyant dans la Banque coloniale un obstacle pour leurs propres affaires qui étaient fortement liées aux ressources financières de l’État. Cette situation a entraîné diverses pressions politiques, qui ont abouti à l’approbation, par le Congrès national, de la création d’une Banque nationale du Venezuela (1841). Les principaux promoteurs de cette banque étaient Juan Nepomuceno Chavés, Juan Elizondo (deux riches commerçants), William Ackers et Adolfo Wolff, ce dernier étant un juif d’origine allemande qui était devenu ressortissant de l’empire britannique. Ces personnages détenaient 40 % des actions de la banque et le reste était détenu par des actionnaires minoritaires parmi lesquels l’État vénézuélien. Cette banque avait des bureaux ouverts dans les principales villes du pays. Au-delà des fonctions typiques exercées par une banque, elle agissait également en tant que collecteur des douanes du Gouvernement. Avec un investissement réduit, les principaux actionnaires arrivaient ainsi à disposer de fonds importants des finances publiques, en reléguant l’État à un rôle d’actionnaire minoritaire.
En raison de la crise mondiale qui a éclaté en Europe et aux États-Unis en 1842, qui entraîna le déclin des prix du café (le café était l’un des principaux produits d’exportation du pays), l’économie vénézuélienne a été gravement touchée, alors qu’elle subissait déjà l’impact négatif de nombreux problèmes économiques, politiques et sociaux qu’elle traînait depuis la Guerre d’Indépendance. Cette situation a conduit le gouvernement de l’époque à promulguer, en 1849, ce que l’on a appelé la nouvelle Loi « de Espera y Quita [6] », qui établissait un moratoire général sur les dettes contractées. Les conséquences de ce moratoire ont conduit à la fermeture de la Banque nationale et mené à la faillite la Banque coloniale britannique, du fait des arriérés de paiement.
La fermeture intempestive de la filiale vénézuélienne de la Colonial Bank de Londres a provoqué l’intervention du gouvernement britannique, le Secrétaire aux affaires étrangères, Lord Palmerston, exigeant du gouvernement vénézuélien des réparations pour les pertes subies. Ces exigences ont été notifiées par des notes diplomatiques qui ont fini par représenter des menaces voilées, situation qui a obligé le gouvernement du Président Monagas à parvenir à un accord. Vallenilla l’exprime de la façon suivante :
« Face à la menace d’un blocus naval et malgré les phrases insultantes contenues dans la note du vice-amiral Dundonald, le gouvernement du président José Tadeo Monagas n’avait d’autre choix que de parvenir à un accord. Selon les termes de la Ley de espera y quita, la République du Venezuela assumait la responsabilité des dettes, indemnisant les créanciers, étrangers comme nationaux, avec des bons du Trésor [7]. »
C’est ainsi qu’une dette privée devient une dette publique et que le secteur bancaire parvient à réaliser des gains importants grâce à la force et aux menaces de guerre exercées par une nation puissante sur une autre appauvrie. Cette dette s’ajoute à celles déjà assumées par l’État vénézuélien pendant les divers mandats résidentiels qui ont marqué la période 1830-1902. En fin de compte, ces ressources ont servi à la gestion frauduleuse d’une caste politique et économique qui contrôlait l’État vénézuélien.
Au début du XXe siècle, l’impérialisme dans les coulisses
Le pays fait son entrée dans le XXe siècle, non seulement dans des conditions précaires sur le plan social et économique après de nombreuses années de guerre civile, mais aussi avec une importante dette extérieure contractée auprès des grandes puissances mondiales. Une dette extérieure qui a été le résultat de nombreuses années de « festin », auquel avaient participé non seulement la bourgeoisie nationale, l’élite militaire et politique de l’époque, mais aussi la bourgeoisie internationale elle-même. Selon le Dictionnaire de l’histoire du Venezuela :
« La dette est devenue très élevée si on la compare aux disponibilités du Trésor. En 1902, le solde non réglé était de 120 millions de bolivars, sans tenir compte des intérêts accumulés, lesquels étaient estimés par le gouvernement à environ 25 millions de bolivars. De plus, facteur aggravant, le Venezuela, au début du siècle, a traversé une crise financière qui a eu de graves conséquences et il a dû faire face à des dépenses de guerre provoquées par des soulèvements continus qui cherchaient à renverser le gouvernement de Cipriano Castro. Si la crise a été responsable de la réduction des revenus fiscaux, les dépenses de guerre ont forcé le gouvernement à soustraire jusqu’à 50 % de ces fonds pour préserver sa stabilité, laissant de côté tout autre dépense qui ne concernait pas les urgences militaires. Dans de telles conditions, il n’était pas possible d’assurer le paiement de la dette » [8].
Depuis 1899, le gouvernement de Castro a dû faire face aux insuffisances de la Trésorerie et pour essayer de régler la dette extérieure, il a pris la décision de désigner un agent fiscal en Europe afin de négocier son refinancement. Les efforts ont été vains. Rappelons aussi qu’une grande partie de l’élite financière du pays lui était opposée, ce qui l’a poussé, compte tenu de la situation désastreuse dans laquelle se trouvait le Trésor national, à annoncer officiellement, le 29 février 1902, la suspension de toutes les obligations de crédit internes et externes, officialisant ainsi un moratoire unilatéral sur ces obligations.
Cette annonce a déclenché la réaction des créanciers, et les gouvernements européens ont assumé la représentation des créances (détenteurs de bons), et ont groupé en un seul bloc leurs exigences vis-à-vis du gouvernement du Venezuela. Ils y inclurent d’anciennes créances, non réglées pour différentes raisons, réclamant un montant de dette extérieure de 186 558 150 bolivars, non reconnu par le gouvernement vénézuélien. La France, la Hollande, l’Espagne, l’Italie, les États-Unis et la Belgique, représentés par le Royaume-Uni et l’Allemagne, ont bloqué avec leurs navires de guerre les côtes vénézuéliennes. C’est ainsi que le peuple et le gouvernement, effrayés et humiliés par la supériorité des assaillants, ont dû accepter la médiation des États-Unis qui, à cette époque mettaient déjà en œuvre la doctrine Monroe [9] et dont la volonté de domination de région des Caraïbes commençait à poindre.
L’historien Manuel Rodríguez écrit :
« Immédiatement après la signature des Protocoles de Washington, le pouvoir exécutif vénézuélien a créé une taxe additionnelle extraordinaire sur les importations, de 30 % en plus des droits ordinaires. Les créanciers ont commencé à être payés à partir des fonds de cette nouvelle taxe. Les réclamations ont fini par être annulées en janvier 1913 ainsi que la dette, au cours de l’exercice 1929-1930. Ainsi, un siècle après la proclamation du Venezuela en tant que république indépendante, le pays a été libéré des charges qui, créées à l’occasion de la guerre d’émancipation, se sont transformées au fil du temps » [10].
À l’aube du XXe siècle, la république naissante faisait face au processus avancé d’accumulation et d’excédents de capital qui caractérisait les puissances développées du monde, tout en connaissant un processus de métamorphose, puisque le marché capitaliste mondialisé, dominé par la libre concurrence, avait évolué vers ce que Lénine a appelé sa phase monopolistique :
« Ce qui caractérisait le vieux capitalisme, dans lequel dominait entièrement la libre concurrence, était l’exportation de marchandises. Ce qui caractérise le capitalisme moderne, dans lequel règne le monopole, c’est l’exportation de capital (…) À l’aube du XXe siècle, nous avons assisté à la formation de monopoles d’une autre nature : d’abord les premières unions monopolistiques de capitaux dans tous les pays du capitalisme développé ; deuxièmement la prépondérance monopolistique de certains pays riches, dans lesquels l’accumulation de capital avait atteint des proportions gigantesques. Un énorme « excédent de capital » a émergé dans les pays avancés » [11].
Le placement de capitaux excédentaires dans des conditions déshonorantes pour les pays sous-financés était le mécanisme que les trusts et les consortiums financiers utilisaient pour leurs désirs hégémoniques. L’objectif véritable était de transformer ces pays en nouvelles colonies par le biais de mécanismes de contrôle de leurs systèmes financiers, avec la complaisance et les alliances construites avec les élites du pouvoir.
Lénine explique (1947) :
« Le capital financier représente une force si importante, pour ainsi dire, si décisive dans toutes les relations économiques et internationales, qu’il est capable de subordonner, et subordonne de fait, même les États qui jouissent d’une indépendance politique totale (…). Mais, pour le capital financier, la subordination la plus bénéfique et plus confortable est bien sûr celle qui entraîne la perte de l’indépendance politique des pays et des peuples soumis. (p. 77).
C’est dans ce contexte que le jeune Venezuela fait son entrée au XXe siècle…
Oly Millán Campos
Références bibliographiques :
Diccionario de Historia de Venezuela, tomes 2-4, Caracas, Fundación Polar, 1997
Banco central de Venezuela, Sociedad económica de amigos del país, Tomo I. Caracas, Banco central de Venezuela, 1958.
Banko, C. (2006). Política, crédito e institutos financieros en Venezuela 1830-1940. Caracas, Universidad Central de Venezuela y academia nacional de la Historia, 2006.
Carrero, M., Cipriano Castro, Soberanía nacional e imperialismo. Caracas, Biblioteca Ayacucho, 2016.
Harwich, N. (1986). Formación y crisis de un sistema financiero nacional. Banca y Estado en Venezuela 1830-1940. Caracas, Universidad Santa María, 1986.
Lenin, Vladimir Ilitch, El imperialismo fase superior del capitalismo, Paris, Pequeña Biblioteca Marxista-Leninista, 1947.
Pérez, V.M., « El gobierno deliberativo, hacendados, comerciantes y artesanos frente a la crisis : 1830–1848 » In : Política y economía en Venezuela 1810, Caracas, Fundación John Boulton, 1976.
Cet article est tiré du magazine semestriel AVP (Les autres voix de la planète) du CADTM, n°76, « Dettes coloniales et réparations » disponible à cette adresse : http://www.cadtm.org/Dettes-coloniales-et-reparations-17397
Notes :
[1] Sociedad económica de amigos del país, 1958, p. 638.
[2] Ibid., p.638.
[3] Diccionario de historia de Venezuela, tome 2, 1997, p. 88.
[4] Cette Société économique des amis du pays cherchait à réunir « des hommes de sagesse, de talent et d’esprit de service pour réaliser les diagnostics qui mèneraient au progrès de la nation ». Elle fut créée par le Général José Antonio Páez, premier président constitutionnel du Venezuela après sa séparation de la Grande Colombie.
[5] Pérez, 1976, p. 75.
[6] Littéralement, Loi d’attente et de remise. NdT
[7] Ibid., page 30
[8] Diccionario de historia de Venezuela, 1997, tome 2, p. 90-91.
[9] Doctrine attribuée au Président des États-Unis James Monroe en 1823, qui peut se résumer en une phrase : L’Amérique aux Américains.
[10] Diccionario Historia de Venezuela, 1997, Tome 2, p. 92.
[11] Vladimir Ilitch Lenin, 1947, p. 57-58.