Bertrand Tavernier: «L’université et ses enseignants ont une responsabilité envers l’histoire.»

Une interview avec le réalisateur Bertrand Tavernier au sujet de l’actrice Lillian Gish et du réalisateur D.W. Griffith. 

La Bowling Green State University supprime le nom de la célèbre actrice de son cinéma.

Le réalisateur français Bertrand Tavernier est l’une des personnalités les plus remarquables du cinéma des 45 dernières années. En 2003, nous avions écrit que Tavernier faisait partie d’un groupe distingué de réalisateurs contemporains dont les meilleures œuvres étaient « caractérisées par une certaine complexité morale et émotionnelle, des éléments de critique sociale (et d’autocritique) et une véritable sensibilité esthétique. »

J’avais parlé avec lui au téléphone au sujet de la décision de la Bowling Green State University (Ohio) de supprimer de son cinéma le nom de l’actrice légendaire Lillian Gish en raison de sa participation, en 1915, au film déplorablement raciste Naissance d’une nation de D.W. Griffith. Tavernier fut l’un des signataires d’une pétition contre cet acte de censure.

Bertrand Tavernier, 2017, (photo par Georges Biard)

Tavernier n’est pas seulement un réalisateur et auteur distingué de long-métrages, mais aussi un érudit de l’histoire du cinéma et l’auteur de deux livres à ce sujet, l’ouvrage monumental 50 ans de cinéma américain et une collection remarquable d’interviews avec des réalisateurs et scénaristes américains, Amis américains.

Tavernier a fait ses débuts dans l’industrie du cinéma en qualité de réalisateur assistant de Jean-Pierre Melville dans la production de Léon Morin, prêtre (1961). Plus tard, il travaille comme attaché de presse, notamment pour Jean-Luc Godard, et comme critique de cinéma.

Au cours des années 1970 et au début des années 1980, Tavernier réalise plusieurs drames historiques et psychologiques avec le célèbre acteur Philippe Noiret –L’horloger de Saint-Paul (1974), Que la fête commence (1975), Le juge et l’assassin (1976) et le film peut-être le mieux connu sur le plan international, Coup de torchon (1981), basé sur le roman de Jim Thompson 1275 âmes, qui se déroule en 1938 dans l’ouest de l’Afrique colonisé par la France. Dans ces films, Tavernier a montré son souci pour les laissés-pour-compte et généralement pour le côté « non-officiel » de la vie, y compris ses formes les plus extrêmes.

Jean-Pierre Marielle, Philippe Noiret et Abdoulaye Diop in Coup de torchon (1981)

La mort en direct (1980), un film de science-fiction tourné en Ecosse, avec Romy Schneider, Harvey Keitel et Harry Dean Stanton, est placé dans un futur où la mort de maladie est inhabituelle. Un cadre de télévision sans scrupules organise en cachette le tournage des derniers jours d’une femme pour en faire une émission de télé-réalité, un sujet bien en avance sur son temps.

Tavernier a réalisé l’un des films les plus remarquables jamais créés sur le jazz et ses musiciens, Autour de minuit (1986), avec le saxophoniste ténor Dexter Gordon. Le caractère central fictif se base sur plusieurs personnages tourmentés, y compris les légendes de jazz Lester Young et Bud Powell. Le film a été nommé pour deux prix de l’Académie et en a remporté un, ainsi que de nombreuses autres distinctions.

Harvey Keitel dans La mort en direct (1980)

La vie et rien d’autre (1989) est un film difficile et douloureux sur les suites de la Première Guerre mondiale. A la fin de la guerre, des centaines de milliers de soldats sont toujours portés disparus. Le caractère joué par Philippe Noiret a pour tâche de trouver l’identité des soldats morts. Capitaine Conan (1996) a également la guerre comme sujet : un escadron français composé de personnages désespérés est déployé pendant le Première Guerre mondiale comme partie d’une force d’intervention des alliés contre la Révolution russe.

Faisant appel aussi bien à des professionnels qu’à des habitants locaux sans expérience de l’art dramatique, Ça commence aujourd’hui (1999) est la recréation fictive des expériences d’un instituteur principal dans une ville minière misérable du nord de la France. Susan Allan s’est entretenue, pour le WSWS, avec des parents et des instituteurs qui ont apparu dans ce film inhabituel.

Dexter Gordon dans Autour de minuit (1986)

Dans une critique publiée sur le WSWS, nous avons expliqué que Laissez-passer (2002) était une histoire de l’industrie cinématographique française pendant la Deuxième Guerre mondiale, lorsque Paris et la France du nord et de l’ouest étaient occupés par les troupes allemandes. Ses personnages principaux étaient des personnes réelles. Le principale souci du film était de présenter ceux qui faisaient preuve d’intégrité et de courage dans des circonstances terriblement difficiles. Tavernier a dit que le film fut créé comme ‘acte d’amitié’, un hommage à ceux qui, dans l’industrie cinématographique, étaient restées fidèles à elles-mêmes. Et il y règne un esprit chaleureux et généreux (de même qu’une touche étonnamment comique).

Le sort du film Dans la brume électrique (2009) peut aider à expliquer pourquoi les œuvres de Tavernier ne sont pas aussi bien connues aux États-Unis qu’elles devraient l’être. Le film, basé sur un livre de l’auteur de romans policiers James Lee Burke, avec Tommy Lee Jones et John Goodman, retrace l’investigation d’un assassinat dans une Louisiane hantée (littéralement) par la Guerre civile et ses suites. Malheureusement, suite à un différend entre Tavernier et le producteur du film, il existe deux versions du film. La version du réalisateur, d’une durée de 117 minutes, sortit en Europe, alors que la version plus courte, abrégée de 15 minutes, sortit directement sur DVD aux États-Unis. Tavernier m’a assuré que la version européenne est préférable – ce dont je n’ai aucun doute – et que « Tommy Lee Jones et John Goodman sont du même avis ». Sa version est disponible sur le site français d’Amazon.

Philippe Torreton dans Ça commence aujourd’hui (1999)

En 1999, Richard Phillips a réalisé une longue interview circonstanciée avec Tavernier pour le WSWS que je recommande vivement aux lecteurs. Dans une deuxième interview avec Phillips, en 2009, Tavernier a mentionné qu’il avait « admiré ce qu’avait écrit Trotski » et qu’entre 1973 et 1975, il avait été brièvement associé à l’OCI, l’ancienne section française du Comité international de la quatrième internationale.

Comme nous l’avons observé ci-devant, Tavernier est bien informé au sujet du cinéma américain et de plus, dans quelques-unes de ses œuvres, y compris Autour de minuit, Dans la brume électrique ainsi que Mississippi Blues (1983) ̶ un documentaire dans lequel il voyage dans le Mississippi en compagnie de son collègue, le réalisateur Robert Parrish ̶ il a démontré aussi bien sa connaissance de l’histoire américaine qu’une grande sensibilité à la condition des Africains américains et au fléau du racisme.

En 1999, Tavernier a raconté au WSWS les difficultés qu’il avait à trouver le financement pour ses films : Bien qu’Autour de minuit ne fût pas rejeté par le producteur, celui-ci ne trouvait pas de studio. Ils ne voulaient pas d’histoire au sujet du jazz, d’un type noir et en particulier, d’un type noir âgé. »

Lors de cette même conversation, Tavernier parla du défi et du plaisir qu’il avait eu à travailler avec le musicien de jazz expérimenté Dexter Gordon dans la réalisation du film Autour de minuit, musicien souffrant d’un problème d’alcool : « Quand il était ivre, nous ne pouvions pas travailler avec lui, nous arrêtions simplement le tournage. En dépit de ces problèmes, il avait une relation incroyable avec la caméra. C’était comme s’il la sentait, et nous ne faisions jamais plus de trois prises pour une scène. Il avait toujours raison et il avait une qualité que d’autres acteurs n’atteignent parfois qu’en vingt ans. Lorsque le film sortit en Amérique, Marlon Brando envoya une lettre à Dexter, disant que pour la première fois en quinze ans, il avait appris quelque-chose sur l’art dramatique. Dexter m’a lu la lettre au téléphone et dit : ‘avec cela, qui a besoin d’un Oscar ?’ »

Tavernier est certainement quelqu’un avec qui on souhaite discuter de la décision répréhensible de la Bowling Green State University de supprimer le nom de Lillian Gish, tout en gardant ses souvenirs, documents et l’argent qu’elle a légué pour financer une bourse. Tavernier connaît bien sa carrière et celle de son mentor-réalisateur D.W. Griffith.

* * * * *

David Walsh: Quelle fut votre réaction à la décision de supprimer le nom de Lillian Gish du cinéma de la Bowling Green State University ?

Bertrand Tavernier: j’étais très, très choqué quand j’ai appris ce qui s’était passé, parce qu’il me semble qu’il s’agit là d’une capitulation. Prenant cette décision, l’université n’est plus une université. Les enseignants ne sont plus des enseignants. Ils sont là pour nous donner les faits, qu’ils soient à l’aise avec eux ou non, pour nous donner la complexité de la période, et non pas de la période comme elle est vue et remaniée par des gens vivant de nombreuses décennies plus tard, en fonction de ce qu’ils pensent ou de ce que nous pensons aujourd’hui.

Bertrand Tavernier

Je pense que les universités devraient s’occuper d’écrivains, par exemple, qui soient compliqués, discutables, importants, mais qui écrivent parfois des livres qui soient sujets à caution ou pire. Ils doivent en expliquer le pourquoi et non pas simplement réduire l’œuvre au silence. C’est comme l’adage qui dit qu’il faut tuer le messager lorsque la nouvelle est mauvaise. On n’essaie pas d’apprendre quelle est la nouvelle, ce qui s’est passé en réalité et qui en est responsable, on tue simplement le porteur de la nouvelle. De cette façon on n’aura jamais de problèmes. Mais pas de vie ou d’apprentissage non plus.

Mais supprimer les noms de Lillian et Dorothy Gish – pauvre Dorothy Gish, elle n’avait rien à voir avec Naissance d’une nation !

L’œuvre de D.W. Griffith est un film compliqué, nous devons faire face à sa complexité. C’est un film raciste, sans aucun doute, le point de vue qu’il présente est complètement déformé et loin de la vérité, il est franchement terrible. C’est indéniable. Mais ce n’est pas en supprimant les noms d’acteurs qui ont joué dans ce film qu’on comprend ou s’approche de la période et du film d’une manière utile.

Selon l’université, Lillian Gish était responsable du film. Mais elle était seulement une actrice. Ils doivent pourtant savoir que les acteurs et actrices n’écrivent pas les scénarios, à peu d’exceptions près, ils ne contribuent pas beaucoup au dialogue. Les films sont le médium du réalisateur. Le seul responsable du film est D.W. Griffith.

Lillian Gish n’était pas très connue, elle jouait un rôle mineur dans Naissance d’une nation, elle n’était pas responsable de son contenu. C’est stupide et scandaleux.

Vous pourriez aussi bien dire que Les sentiers de la gloire (Paths of Glory) de Stanley Kubrick est un film de droite parce que (l’acteur anti-communiste) Adolphe Menjou a joué dans ce film.

L’université et ses professeurs ont une responsabilité envers l’histoire ! Il y a de si nombreux gens qui pourraient être bannis selon cette logique, y compris tous les compagnons de route du stalinisme à l’époque où Staline assassinait des gens dans le goulag. Et que dire de ceux qui soutiennent les guerres de l’Amérique ?

Cette décision me rend très, très furieux.

Je ne remets pas en question le fait que Naissance d’une nation est un film raciste, mais dès qu’on le dit, il faut aussi admettre qu’il a des moments qui sont incroyablement impressionnants sur le plan visuel. C’est une œuvre d’art, mais les artistes ne sont pas toujours des saints et même pas toujours des gens très bien.

Dieu n’a jamais dit à Moïse que tous les artistes devaient se comporter de manière impeccable. Ce n’est pas l’un des dix commandements. Il y avait de grands écrivains et peintres dans le passé qui parfois se comportaient de manière abominable, dans leurs rapports avec les femmes, sur le plan politique ou autrement. Avec une telle approche, on pourrait pourrait pour commencer expurger de nombreux musées. En sortir les tableaux de peintres qui étaient horribles.

Griffiths est un réalisateur très important et, une fois encore, dès qu’on l’a dit, il faut aussi dire que Naissance d’une Nation est répugnant – impressionnant et magnifique, mais répugnant. Mais après ce film, Griffith a réalisé Intolérance [1916] qui présente des moments parmi les plus émouvants jamais réalisés. C’est un plaidoyer pour la tolérance. Les gens tendent aussi à oublier qu’il a réalisé Abraham Lincoln [1930], avec Walter Huston. Dans ce film, vous avez une bobine introductrice, découverte récemment, qui montre la traite des esclaves d’une manière très réaliste et violente comme une chose abominable. Il a donc changé d’une certaine manière. Il s’est ouvert quelque peu.

Abraham Lincoln (1930) de D. W. Griffith. La soute du négrier

Est-ce qu’ils le savent à l’université dans l’Ohio ? Est-ce qu’ils savent ce que Griffith a produit après Naissance d’une nation ? Le lys brisé (Broken Blossoms) [1919], A travers l’orage (Way Down East) [1920], Les deux orphelines (Orphans of the Storm) [1921], qui sont des films incroyables, comprenant la première histoire d’amour interraciale sur l’écran.

Lillian Gish et Dorothy Gish dans Les deux orphelines (Orphans of the Storm) (1921)

DW: Comment voyez-vous Lillian Gish en tant qu’actrice ?

BT: Je pense qu’elle était formidable, tout d’abord, bien sûr, dans les films de Griffith. Elle est aussi remarquable dans Le vent (The Wind) [1928], immense film du réalisateur suédois Victor Sjöström. Elle a fait tant de films … Je me souviens d’elle dans Le vent de la plaine (The Unforgiven)[1960], de John Huston. Elle joue la grand-mère et elle joue du piano pendant l’attaque des Indiens. Elle avait une gamme si large. Elle était forte en comédie, en drame, dans des films d’époque, des films contemporains. Elle pouvait jouer une paysanne, une aristocrate, une amante.

Il y a certaines actrices talentueuses, comme Greta Garbo, qui ont une seule note. Gish pouvait être dure, chaleureuse ou revêche. Elle était inoubliable dans La nuit du chasseur (The Night of the Hunter) [1955, Charles Laughton], où elle lutte contre un homme qui est plus ou moins un prédateur sexuel. Dès lors, l’université est peut-être tolérante envers des prédateurs sexuels, c’est pourquoi ils ont supprimé son nom à elle ! [rire.] Et puis, elle est une femme, quelle démarche inopportune de l’université !

Robert Mitchum, dans La nuit du chasseur

Dans La nuit du chasseur, Lillian Gish essaie de protéger des enfants qui sont sur le point d’être assassinés ou violés par une personne déguisée en prêtre, en prédicateur. Ne serait-ce que pour ce film, elle devrait avoir un cinéma avec son nom inscrit dessus.

DW: A votre avis, quelles sont les implications plus étendues de la suppression de son nom ?

BT: Je pense que l’ignorance et le préjugé se propagent partout. Au lieu de faire face à des faits, nous faisons le commerce de rumeurs et de ragots, d’affaires secondaires. Les faits et les événements peuvent être complexes. Ils ont certainement besoin d’être réinterprétés, réexaminés, mais il ne faut pas déformer des faits historiques.

Lillian Gish par Edward Steichen

Hélas, je n’ai jamais rencontré Lillian Gish. On dit qu’elle est restée très fidèle à Griffith, elle lui devait sa carrière, il a fait d’elle une star du cinéma, lui donnait des rôles importants et variés. Des rôles profonds, drôles, émouvants. Évidemment, elle lui restait loyale. Mais elle n’a jamais tenu des propos racistes.

On n’a qu’à accepter que des gens conservateurs sur le plan politique peuvent aussi avoir du talent et contribuer à l’histoire de l’art et du cinéma. Quelques-uns des grands cinéastes américains avaient des vues très conservatrices. Mais au fil des ans, quelques-uns de leurs films sont devenus moins conservateurs et davantage un témoignage de leur époque.

Des réalisateurs tels que Clarence Brown et Henry King étaient conservateurs, mais ils avaient aussi un grand talent et leurs films sont plus ouverts, plus intéressants, plus vivants que de nombreux autres films de la même période. Ce sont des œuvres d’art très intéressantes au sujet d’une époque, d’une classe et d’une manière de penser déterminées.

Beaucoup des les films de Griffith sont comme cela. Son rapport avec la révolution française dans Les deux orphelines est fascinant. Pour lui, le héros de la révolution fut Danton, ce qui est très intéressant.

Je pense que le talent vous donne certains droits, mais pas des droits illimités. Si le nom du cinéma avait été celui de « Griffith », cela aurait été plus problématique, mais ce n’était pas le cas.

Pour moi, la première règle de l’éducation est d’enseigner la complexité aux étudiants. Cet épisode particulier m’apparaît comme une farce tirée d’un roman de Philip Roth. Je la trouve tellement absurde.

 

 

Article original publié en anglais, WSWS, le 20 juillet 2019



Articles Par : David Walsh

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