Biointrants et multinationales : le nouveau piège toxique de l’agrobusiness

Jusqu’à la fin des années 1990, Monsanto était une entreprise principalement spécialisée dans la production et la vente de pesticides chimiques. Ces produits tuent les insectes rapidement et de manière indiscriminée, ce qui est idéal pour les grandes exploitations en monoculture et les traitements réguliers, mais dévastateur pour la biodiversité et la santé humaine. Monsanto ne s’intéressait pas du tout aux pesticides non chimiques, comme ceux fabriqués avec la bactérie du sol Bacillus thuringiensis (Bt). Les biopesticides agissent plus lentement et conviennent à une production à petite échelle, les agriculteurs et agricultrices surveillant de près les cultures et ne pulvérisant que lorsque c’est nécessaire. Bien que moins nocifs, les biopesticides rapportent beaucoup moins d’argent aux entreprises, car ils échappent généralement à l’emprise de l’industrie des brevets.
L’intérêt de Monsanto pour le Bt s’est renforcé avec l’émergence du génie génétique. La multinationale s’est rendue compte qu’elle pouvait insérer des gènes Bt dans les végétaux, leur permettant ainsi de produire la toxine en continu dans l’ensemble de la plante. Cela pourrait, dans les faits, transformer le biopesticide en quelque chose de plus proche d’un pesticide chimique, bien adapté à la monoculture industrielle. De plus, Monsanto pourrait breveter ce Bt génétiquement modifié et l’intégrer dans sa stratégie plus large de domination de l’industrie des semences.
Les exploitations biologiques, qui avaient utilisé le Bt avec précaution pendant des générations afin de ne pas encourager la résistance des insectes, savaient que si Monsanto concrétisait ses plans, la résistance des insectes se développerait inévitablement. Vingt ans plus tard, avec de multiples espèces d’insectes résistants aux cultures Bt, l’histoire leur a donné raison[1].
Paradoxalement, Monsanto, racheté par Bayer en 2018, est aujourd’hui l’un des nombreux producteurs de pesticides qui tentent agressivement de prendre le contrôle du marché mondial des biopesticides. Alors qu’il n’y avait qu’une poignée d’entreprises engagées dans ce secteur il y a une vingtaine d’années, on estime qu’elles sont aujourd’hui 1 200. La plupart d’entre elles sont des startups et des entreprises de taille moyenne, mais toutes les grandes multinationales agrochimiques sont impliquées. Parmi celles-ci figurent Bayer, BASF, Corteva, FMC, The Mosaic Group, Syngenta, UPL et Yara[2]. Elles s’implantent agressivement dans le secteur, comme elles en ont l’habitude, par le biais de rachats, d’accords de licence et de fusions (voir le Tableau 1).
Un intérêt croissant des multinationales
Dans le monde entier, les communautés agricoles ont toujours inventé et utilisé des mélanges de différents produits naturels pour protéger leurs cultures contre les insectes ou améliorer la fertilité de leurs sols. C’est une pratique aussi ancienne que l’agriculture elle-même et les formules de ces « biointrants » ont été transmises de génération en génération. Aujourd’hui, la plupart des agriculteurs et agricultrices, en particulier dans le Sud global, utilisent encore les biointrants produits dans leurs propres exploitations[3].
Ce n’est qu’au cours des dernières années que les entreprises agrochimiques ont commencé à s’intéresser aux biointrants, ou, aux « biologicals », comme elles les appellent. Le marché mondial pour ces produits a progressé à mesure que se développait l’intérêt des sociétés agrochimiques pour le secteur. En 2021, les ventes de biointrants commerciaux s’élevaient à environ 10 milliards de dollars des États-Unis, soit environ 4 % du marché mondial des intrants agricoles. Les analystes s’attendent à ce que les ventes doublent, voire triplent d’ici 2028[4].
En fait, une bonne partie du marché mondial des biointrants est déjà entre les mains des principales entreprises de pesticides. En 2022, Bayer a vendu pour 214 millions de dollars d’intrants biologiques et s’attend à ce que les ventes atteignent 1,6 milliard de dollars d’ici 2035[5]. Corteva déclare avoir vendu pour 420 millions de dollars en 2023 et le groupe Syngenta pour 400 millions de dollars[6].
Ces entreprises et leurs concurrents se concentrent principalement sur les biopesticides, qui sont les plus vendus et représentent la moitié du marché mondial des biointrants. Le reste du marché est constitué de biofertilisants, qui fournissent des nutriments aux plantes, et de biostimulants, qui renforcent la capacité des plantes à absorber les nutriments[7]. Par ailleurs, les multinationales sont focalisées sur un tout petit nombre de micro-organismes. Les produits à base de Bt représentent 90 % du marché mondial des biopesticides, tandis que 60 % des biofongicides contiennent des champignons du genre Trichoderma spp[8]. En ce qui concerne les biofertilisants, ce sont les Cyanobacteriota, des algues bleu-vert capables de fixer l’azote et de produire des vitamines et des enzymes favorisant la croissance, qui sont le plus souvent ciblées[9].
Le plus grand marché régional pour les biointrants est celui des États-Unis et du Canada, suivi de l’Asie-Pacifique, de l’Europe et de l’Amérique latine. Le Brésil est l’un des marchés à la croissance la plus rapide et l’une des principales cibles des entreprises agrochimiques. En juin 2024, 1 273 intrants agricoles étaient autorisés à la vente dans le pays, la moitié d’entre eux étant des biopesticides et l’autre moitié des biofertilisants, et la grande majorité d’entre eux étant destinés aux principales monocultures brésiliennes : le soja, le maïs et le blé[10]. Parmi ces produits, 82 % ont été fabriqués par des sociétés étrangères, Bayer représentant à elle seule 12 % du marché[11]. Selon le ministère brésilien de l’Agriculture, les biofertilisants sont actuellement utilisés sur près de 40 millions d’hectares et les biopesticides sur 10 millions d’hectares[12].
En quoi consistent les biointrants ?
Les biointrants comprennent principalement les biopesticides, les biofertilisants et les biostimulants. Il est généralement admis qu’ils sont tous dérivés de deux sources principales : des substances biochimiques et des organismes vivants (micro-organismes et macro-organismes). Les biointrants microbiens (utilisant des bactéries, des champignons et des virus) sont les plus courants sur le marché[13]. Les sous-espèces et les souches de Bacillus thuringiensis (Bt) sont les plus utilisées et sont commercialisées depuis des décennies[14]. D’autres bactéries, dites « rhizobactéries » sont utilisées dans les biofertilisants depuis le XIXe siècle[15]. Cependant, il n’existe pas de définition standard des biointrants. Au Brésil, la législation les définit en termes généraux comme un produit, un processus ou une technologie d’origine végétale, animale ou microbienne utilisé dans la production, le stockage et la transformation de produits agricoles, de systèmes de production aquatique ou de forêts plantées[16].
Une stratégie toxique
Comment expliquer ce nouvel intérêt des géants de l’agrochimie pour les biointrants ? Dans le cas des biopesticides, l’un des principaux facteurs est qu’ils sont moins chers et plus rapides à mettre sur le marché que les pesticides chimiques. Aux États-Unis, le développement d’un nouveau biopesticide coûte entre 3 et 7 millions de dollars et peut être commercialisé en quatre ans, alors que le développement d’un pesticide chimique prend trois fois plus de temps et peut coûter plus de 280 millions de dollars. La situation s’explique également par la multiplication des interdictions de pesticides toxiques et des procès (comme celui sur le Roundup), par les coûts tout au long de la chaîne d’approvisionnement, qui peuvent être moins élevés pour les biopesticides que pour les produits agrochimiques à base de combustibles fossiles. En outre, la résistance biologique aux pesticides chimiques se renforce en raison de leur utilisation massive dans les monocultures[17].
es sociétés agrochimiques sont également intéressées par l’intégration des biointrants dans leurs plateformes numériques, de plus en plus liées aux programmes d’« agriculture régénérative » et d’« agriculture carbone » qu’elles proposent aux exploitant·es agricoles et aux entreprises agroalimentaires en aval. Bayer, par exemple, vend des biopesticides et des biostimulants, mais se lance également dans le domaine des engrais en investissant dans des bactéries fixatrices d’azote. Les biointrants sont intégrés dans sa stratégie d’agriculture régénérative, d’agriculture carbone, d’édition génomique et de plateformes numériques. L’offre « Ferme du futur » qu’elle prévoit de commercialiser comprend un système dans lequel une exploitation censée pratiquer l’agriculture régénérative utilise le maïs, les graines oléagineuses et le soja génétiquement modifiés de Bayer. Ensuite, par l’intermédiaire de sa plateforme numérique, l’exploitant·e reçoit des recommandations « sur mesure » de Microsoft Azure, basées sur des données historiques. L’exploitant·e est censé·e récolter des cultures de couverture comme biocarburant à faible teneur en carbone et vendre des crédits carbone via le programme carbone de l’entreprise[18]. La société indienne d’engrais UPL a des projets similaires avec sa plateforme numérique « Nurture.farm » [19].
Mais il ne faudrait pas confondre l’intérêt porté aujourd’hui par les entreprises agrochimiques aux biointrants avec l’abandon de leurs produits chimiques toxiques. Si les agriculteurs et agricultrices ont traditionnellement utilisé les biointrants comme stratégie supplémentaire pour lutter contre les parasites et les maladies, en les utilisant avec parcimonie pour éviter le développement de résistances et la destruction de la biodiversité, les entreprises agrochimiques veulent leur faire utiliser leurs biopesticides comme des pesticides chimiques, c’est-à-dire en appliquant régulièrement de fortes doses pour tuer tous les insectes. En effet, pour des entreprises comme Bayer, les biointrants viennent compléter leur offre de produits phytosanitaires[20]. En 2016, elle a mis au point une « boîte à outils » qui comprend à la fois des pesticides chimiques et des biopesticides, dans le cadre d’une plateforme numérique conçue pour évaluer la manière dont les produits devraient être combinés. Les systèmes d’irrigation goutte-à-goutte conçus par l’entreprise israélienne Netafim font partie de l’offre destinée aux exploitant·es participant au programme. Le programme a d’abord été commercialisé au Mexique, où un partenariat a été conclu avec PepsiCo, puis étendu à la région méditerranéenne, à l’Australie, à l’Afrique du Sud, au Brésil et au Chili, et plus récemment à la Chine et au Vietnam[21].
FMC Corp, l’une des plus grandes sociétés agrochimiques basées aux États-Unis, affirme qu’elle vendra des biointrants « de concert » avec des produits agrochimiques, et a même mis au point un biopesticide Bt (Ethos Elite LFR) qui contient un insecticide et un fongicide de synthèse[22].
La même logique s’applique aux biofertilisants. Par exemple, en 2023, Yara a lancé un biostimulant « pour compléter » son portefeuille d’engrais, et Novonesis recommande la « application conjointe » de biofertilisants et d’engrais chimiques[23].
Un autre facteur important pousse les entreprises agrochimiques à se lancer sur le marché des biointrants. Les progrès de l’édition génomique, de la biologie synthétique et de la science des données permettent aux multinationales d’identifier plus facilement les micro-organismes qui les intéressent, de développer des biointrants à partir de ces derniers et, peut-être surtout, de s’assurer un contrôle monopolistique à travers des brevets (Voir Encadré 2 : Jeux de Monopoly) [24]. Les multinationales font le pari qu’elles seront en mesure de commercialiser ces produits génétiquement modifiés sans aucun obstacle réglementaire.
Jeux de Monopoly
Entre 2000 et 2023, plus de 44 000 demandes de brevets pour des biointrants ont été enregistrées dans le monde. Les biofertilisants semblent représenter les deux tiers des demandes, mais ce chiffre doit être nuancé car il y a des recoupements avec les biopesticides dans de très nombreux cas. La Chine est largement en tête, avec 80 % de l’ensemble des demandes. Mais 97 % des demandes en Chine ont été présentées exclusivement au niveau national, et principalement par des universités chinoises[25].
Le nombre de demandes de brevet déposées dans plus d’un pays est un bon indicateur des principaux marchés pour les grandes entreprises. Les principaux pays où des brevets sont demandés pour des biointrants sont les États-Unis, l’Union européenne, la Chine, l’Australie, le Canada, le Brésil, le Japon, l’Inde, le Mexique, la Corée du Sud, l’Espagne, l’Argentine, l’Afrique du Sud, la Russie et l’Allemagne. Bayer est de loin le leader en termes de demandes de brevets dans plus d’un pays. Il est suivi par une poignée de géants de l’agrobusiness et par un ensemble de sociétés agro-technologiques moins connues : BASF, Novonesis (anciennement Novozymes), Pivot Bio, Newleaf Symbiotic, Marrone Bio, Valent Biosciences, Locus Agriculture IP Company, Danstar ferment, Syngenta, FMC, Idemitsu Kosan, Spogen Biotech et Sumitomo Chemical[26].
La ruée des multinationales sur le marché des biointrants pourrait déclencher une nouvelle vague de privatisation du vivant, vivant dont dépendent fortement les communautés paysannes. Les brevets sur les procédés et les séquences génétiques des micro-organismes vont créer un marché des biointrants dominé par les multinationales, en accordant des droits de monopole aux détenteurs de brevets. Cela signifie que les personnes qui souhaitent utiliser des produits contenant certains produits ou procédés brevetés devront obtenir une autorisation ou payer pour leur utilisation. Les agriculteurs et agricultrices risquent ainsi de se voir infliger de lourdes amendes, voire des peines d’emprisonnement[27].<
Jouer à l’apprenti sorcier avec les micro-organismes
L’implication des multinationales agrochimiques dans la modification génétique des micro-organismes destinée à créer des biointrants remonte au moins à une dizaine d’années. En 2013, le géant japonais Sumitomo Chemical a acquis Valent BioSciences, un développeur de biopesticides Bt OGM[28]. Bayer, pour sa part, a créé une coentreprise avec Ginkgo Bioworks, appelée Joyn Bio, qui développe une bactérie OGM productrice d’azote pour le maïs, le riz et le blé[29].
« Nous pouvons examiner le génome de la bactérie du soja, lire le code ADN, trouver la partie qui dit »Hé, voici comment produire de l’engrais », aller sur l’ordinateur, le redessiner, cliquer sur imprimer, puis installer ce code dans les bactéries qui vivent sur les racines du maïs. C’est le projet sur lequel nous travaillons avec Bayer », explique Jason Kelly, PDG de Ginkgo Bioworks[30].
Bayer soutient également le laboratoire d’Eduardo Blumwald à l’université de Californie, à Davis, pour développer des biostimulants OGM pour les plants de riz en utilisant la technique d’édition génomique CRISPR[31].
La startup étatsunienne Agbiome, qui développe des intrants biologiques à base de micro-organismes OGM, offre un autre exemple. Monsanto Growth Ventures faisait partie de ses premiers investisseurs [32]. Plus récemment, Agbiome a signé des partenariats avec Mosaic, BASF et Genective (une coentreprise entre Limagrain et KWS), et Ginkgo Bioworks vient d’annoncer son intention d’acquérir la société[33].
Certains de ces partenariats avec des entreprises agrochimiques ont déjà mis sur le marché des biointrants OGM, mais en raison du manque de transparence des entreprises et des autorités de réglementation, il n’est pas facile d’identifier ceux qui ont été commercialisés ou qui sont en cours d’autorisation[34].
Le MST (Mouvement des travailleurs sans terre) du Brésil donne sa propre formation en matière de biointrants.
Les Amis de la Terre ont récemment identifié deux produits de ce type qui ont été commercialisés aux États-Unis. Le premier est un biofertilisant à base de bactéries OGM appelé Proven, produit par Pivot Bio, une entreprise basée aux États-Unis soutenue par Monsanto Growth Ventures. Proven a été le premier micro-organisme génétiquement modifié (OGM) à être commercialisé à grande échelle, dès 2019. Les autorités étatsuniennes sont censées superviser les nouveaux produits biotechnologiques, afin de s’assurer qu’ils sont sans danger pour l’environnement et la santé humaine et animale[35]. Mais elles ont décidé de ne pas contrôler Proven, arguant que la forme sauvage de la bactérie n’était pas pathogène et qu’elle n’avait pas été modifiée avec de l’ADN étranger. Le deuxième produit identifié par les Amis de la Terre est un traitement de semences Bt OGM produit par BASF, sous le nom de Poncho/VOTiVO. Bien qu’il soit vendu dans un mélange avec un insecticide néonicotinoïde très problématique et toxique pour des insectes utiles, BASF a réussi à le faire enregistrer en tant que biostimulant, évitant ainsi la surveillance plus stricte qui s’applique aux biopesticides[36].
Comme le soulignent les Amis de la Terre, l’introduction massive de ces micro-organismes OGM sans contrôle réglementaire sérieux est très préoccupante. Ces micro-organismes OGM sont des organismes vivants qui peuvent se reproduire et interagir avec d’autres espèces (par exemple en se propageant à d’autres micro-organismes par transfert horizontal de gènes) de manière imprévisible. L’ampleur du risque est encore plus grande que pour les cultures OGM. Alors que trois mille milliards de plants de maïs OGM sont cultivés chaque année aux États-Unis, une application de bactéries OGM est susceptible de libérer le même nombre d’organismes OGM sur seulement deux hectares. L’impossibilité de confiner les micro-organismes OGM soulève également d’importantes préoccupations environnementales, ainsi que des risques pour les agriculteurs et agricultrices qui pourraient être poursuivi·es par les entreprises si des micro-organismes OGM brevetés s’introduisaient dans leurs champs, comme cela s’est produit avec les cultures OGM[37]. À cela s’ajoutent les risques de développement d’une résistance aux biopesticides conventionnels ou les risques pour la santé et l’environnement des ingrédients non actifs utilisés dans la formulation des biointrants, qui sont amplifiés lorsqu’ils sont utilisés en grandes quantités et sur de vastes superficies[38].
Surfer sur les différentes réglementations
Au-delà des biointrants, sur le plan juridique, les lobbies des multinationales font tout pour que les produits issus du génie génétique ne soient pas considérés comme des OGM. Mais cette distinction est absurde car les manipulations génétiques présentent les mêmes risques dans les deux cas[39]. Par conséquent, la législation internationale exige que tout produit développé par modification du génome à l’aide de biotechnologies modernes, même si le produit final ne contient pas de gène étranger, soit soumis à une évaluation des risques pour la santé et l’environnement et, s’il est commercialisé, à un étiquetage et à un contrôle[40].
Il n’est guère surprenant que le marché des biointrants se développe le plus rapidement dans des pays comme les États-Unis, le Brésil et le Japon, où les biointrants OGM peuvent être commercialisés sans aucune évaluation de leur impact potentiel sur l’environnement et la santé et, pire encore, sans aucun moyen de les identifier[41].
« Il est étonnant de voir le nombre de produits qu’elles [les autorités brésiliennes] ont pu enregistrer en peu de temps [grâce aux] politiques mises en œuvre à cet effet », a récemment déclaré Terry Stone, de Corteva Agriscience, en faisant référence aux biointrants[42].
Le marché brésilien a doublé depuis 2020, date à laquelle un programme national de biointrants a été mis en place[43]. Dans certains cas, les biointrants, y compris ceux issus de modifications génétiques, peuvent passer toutes les étapes des processus réglementaires et être enregistrés en moins de 10 mois[44]. Non seulement il n’y a pas d’obstacles à l’utilisation de micro-organismes OGM dans la production de biointrants, mais un nombre croissant de produits OGM entrant dans le pays ne sont pas définis comme transgéniques par les autorités parce qu’ils sont produits par des techniques d’édition génomique qui ne font pas intervenir l’insertion de matériel génétique provenant d’organismes étrangers[45]. Au cours des dernières années, 9 des 65 produits génétiquement modifiés classés comme non transgéniques par la Commission technique nationale de biosécurité du Brésil (CTNBio) étaient des biointrants[46].
La plupart des biopesticides enregistrés dans le pays sont classés, d’un point de vue toxicologique, comme peu susceptibles de causer des dommages et présentant un faible risque pour l’environnement. Nombre d’entre eux ont été approuvés pour l’agriculture biologique, qui interdit strictement l’utilisation d’organismes génétiquement modifiés, y compris ceux issus de l’édition génomique. Bien que la législation brésilienne exige un rapport technico-scientifique avant l’enregistrement d’un nouvel intrant biologique, cette analyse ne porte que sur la viabilité et l’efficacité agricoles, et non sur sa biosécurité. Par conséquent, en application de la réglementation actuelle, il n’est pas possible de savoir si les biointrants sont le résultat du génie génétique, ni de connaître la base scientifique de cette classification en ce qui concerne les risques pour la santé et l’environnement.
Aux États-Unis, l’Agence de protection de l’environnement réglemente les biopesticides en application du même cadre que les pesticides chimiques, mais par le biais d’une procédure d’enregistrement plus rapide et moins coûteuse qui peut prendre moins d’un an. Il n’existe pas non plus de réglementation prenant en compte les propriétés spécifiques des micro-organismes OGM et les mêmes normes sont utilisées pour les pesticides chimiques et les micro-organismes (OGM ou non). En 2021, avec l’introduction de la règle « durable, écologique, cohérent, uniforme, responsable, efficace » (SECURE) couvrant les réglementations en matière de biotechnologie végétale, un certain nombre d’exemptions ont été accordées pour la réglementation des micro-organismes OGM, donnant aux entreprises le droit de juger elles-mêmes si leur produit devrait être exempté des réglementations sur les OGM et de vendre des micro-organismes sans subir de contrôle. Une fois que des micro-organismes OGM sont disséminés dans l’environnement, il n’existe aucun système pour surveiller leur impact[47].
Jusqu’à récemment, la réglementation était plus stricte dans l’UE. Les biostimulants sont inclus dans le règlement sur les engrais, qui limite la concentration de contaminants tels que le mercure, le nickel, le cuivre et le zinc. Il limite également le développement des biostimulants à quatre types de micro-organismes, et ils ne peuvent subir aucun traitement autre que le séchage ou la lyophilisation[48]. Quant aux biopesticides, ils doivent toujours répondre aux critères d’autorisation de la législation sur les pesticides, mais une procédure d’autorisation simplifiée pour les produits microbiens a été approuvée pour 2022[49]. Néanmoins, dans un avenir proche, les biointrants pourraient subir l’influence du lobbying des grandes sociétés chimiques et semencières en faveur des OGM (voir Encadré 3 : La déréglementation européenne des nouveaux OGM).
La situation évolue également en Chine, où les biopesticides doivent encore faire l’objet, avant leur enregistrement, d’évaluations des risques pour l’environnement et la santé, avec notamment des études sur le terrain et des évaluations des teneurs maximales en résidus dans les aliments. Mais les universités et les entreprises chinoises, dont Syngenta, sont des leaders mondiaux en matière de brevets pour les biointrants agricoles, et le gouvernement chinois encourage désormais les entreprises à développer et à utiliser des biopesticides, en proposant une procédure d’enregistrement accélérée avec des exigences moindres en matière de données et une réduction de la durée des essais. Dans l’ensemble, la Chine est en train d’assouplir sa réglementation sur les cultures OGM et, en 2017, le premier biopesticide basé sur une bactérie génétiquement modifiée (Bt G033A) a été approuvé, néanmoins pas pour l’agriculture biologique. Depuis 2022, des plantes et produits génétiquement modifiés non considérés comme transgéniques peuvent être autorisés à la production et la commercialisation sans faire l’objet d’une évaluation, tout comme les produits conventionnels[50].
Au niveau mondial, le débat sur la réglementation des biointrants est complexe et devrait s’inspirer des leçons tirées de la lutte contre les OGM. Il existe un risque réel que la réglementation sur l’utilisation, l’enregistrement, le transport et la commercialisation des biointrants conduise à la criminalisation de pratiques agricoles traditionnelles. Une réglementation stricte pourrait rendre les processus plus coûteux et renforcer le monopole des grandes entreprises. D’autre part, une réglementation laxiste pourrait aboutir à des essais insuffisants et des risques accrus de contamination ou de modification génétique. Dans tous les cas, il est essentiel de préserver la libre utilisation des biointrants produits par les communautés agricoles et autochtones.
Une initiative législative progressiste est actuellement à l’étude en Bolivie. Elle est promue par Probioma, une association engagée dans la mobilisation sociale contre l’expansion des cultures OGM et en faveur des pratiques agroécologiques. Probioma produit des biofertilisants et des biopesticides depuis trente ans, en évitant l’approche commerciale en ne déposant aucun brevet. La proposition de loi sur les biointrants vise à promouvoir la recherche et le développement des biointrants afin de renforcer la production agroécologique et de garantir la souveraineté et la sécurité alimentaires. Cependant, la loi comprend des éléments qui doivent être évalués avec soin en raison des risques potentiels de biopiraterie et des restrictions à la libre utilisation des produits par les agriculteurs et agricultrices. Elle propose la création d’un système national de certification des biointrants, avec un registre différencié pour ceux produits par l’agriculture paysanne et autochtone. L’enregistrement des produits pour ce secteur serait volontaire et gratuit, sauf s’ils sont destinés à la commercialisation. Les partisans de la loi soulignent qu’elle est fondée sur le rejet des OGM et qu’elle vise à empêcher l’autorisation du génie génétique dans la production de biointrants[51].
La déréglementation européenne des nouveaux OGM
L’année dernière, la Commission européenne a proposé de déréglementer de facto les « nouvelles techniques génomiques » (NTG), ce qui aurait pour effet d’exclure ces organismes génétiquement édités ou modifiés de la législation existante sur les OGM. Actuellement, les OGM sont soumis à autorisation afin de garantir l’évaluation des risques pour la santé humaine et l’environnement, ainsi que le respect des exigences en matière d’étiquetage et de traçabilité. Malgré l’opposition d’ONG, de scientifiques et de certaines organisations agricoles, le Parlement européen a voté en faveur de la déréglementation des OGM produits à l’aide des nouvelles techniques génomiques[52]. Bien que le Parlement ait soutenu l’étiquetage et la détection – ce qui est considéré comme une petite victoire pour la société civile – ces mesures reposent sur des déclarations de l’industrie. Il n’y a aucune obligation de publier les méthodes de détection et d’identification de ces produits[53]. Les nouvelles techniques génomiques restent interdites dans la production biologique. Le débat se poursuit, car le Conseil des ministres de l’Agriculture n’est pas parvenu à un accord sur ce plan de déréglementation, en grande partie à cause des inquiétudes soulevées par les organisations agricoles au sujet des brevets sur les NTG[54].
L’agroécologie est une fois de plus la solution
L’agriculture industrielle est le moteur de la crise climatique et de nombreux autres problèmes mondiaux[55]. Ces problèmes ne seront pas résolus par une simple réduction des pesticides et des engrais chimiques. Ils découlent du modèle et de l’échelle de l’agriculture industrielle, qui s’inscrit dans un système alimentaire mondial prédateur et injuste, contrôlé par quelques multinationales.
Si ces mêmes multinationales s’emparent des biointrants, elles ne feront que créer une nouvelle « niche commerciale » qui n’éliminera pas les produits agrochimiques toxiques mais, au contraire, élargira leur « utilisation complémentaire ». Pire encore, les biointrants des multinationales font partie des fausses solutions à la crise climatique, enveloppées dans les nouvelles offres « vertes » de l’agriculture régénérative et de la digitalisation de l’agriculture[56].
Ce qu’il faut, c’est passer à l’agroécologie, fondée sur les connaissances des agriculteurs et agricultrices, l’innovation collective et la souveraineté alimentaire. Nous devons rejeter les solutions technologiques coûteuses et brevetées qui ne font que perpétuer l’agriculture industrielle et ses conséquences dévastatrices.
Tableau
Photo de couverture : Introduction du maïs Bt (Bacillus thuringiensis) au Kenya (2003).Creative commons