Bornéo: humilier les autochtones et piller leur terre

Vous n’en entendrez jamais parler, mais les Dayaks, la « Première Nation » de l’énorme île de Bornéo, sont brisés, dépouillés et subissent un lavage de cerveau.

« L’unité dans la diversité », la devise de l’Indonésie. Mais on pourrait soutenir que c’est le contraire qui est vrai. Il y a très peu d’unité, et de moins en moins de diversité, car le pays est contrôlé depuis Jakarta, une énorme mégapole surpeuplée, puante et en train de sombrer située sur l’île de Java.

Jakarta ne veut pas permettre la dissidence. Depuis un demi-siècle, elle a fait en sorte que tout le monde sur cet immense et malheureux archipel pense la même chose, sans vouloir d’amélioration. Ici, tout le monde est religieux, tout le monde est anticommuniste et fanatiquement pro-capitaliste. Le résultat est : le pays s’est effondré, il y a longtemps, mais « personne n’a remarqué ». Pendant que les médias occidentaux sont payés « pour ne pas remarquer ».

« C’est un colonialisme des temps modernes », ai-je entendu des milliers de fois. Java est perçue par beaucoup de ceux qui vivent sur ces milliers d’îles proverbiales (l’archipel indonésien compte plus de 17 000 îles qui s’étendent sur une grande superficie), comme une entité colonialiste, agressive et moralement corrompue. Pas étonnant : après l’indépendance accordée par les Pays-Bas, le pays s’est formé, en général, selon les anciennes lignes coloniales.

À l’époque du Président anti-impérialiste progressiste Ahmed Sukarno, l’Indonésie était au moins un cofondateur du Mouvement des Pays Non Alignés. Il a nationalisé ses ressources naturelles, tout en construisant une patrie socialiste éclairée.

Cela n’a pas duré très longtemps. Après le coup d’État militaire brutal de 1965 parrainé par l’Occident, le socialisme a été détruit, les communistes et les athées assassinés, et le régime néocolonialiste à l’américaine a réussi à détruire tout espoir d’un avenir meilleur.

Depuis lors, la plupart des îles ont été gérées comme des colonies : pillées et opprimées. La politique de « transmigration » a fait de la population locale une minorité, du moins dans les différents domaines « stratégiques ». Ces îles ont littéralement été inondées d’immigrants parrainés par l’État en provenance de Java, du sud de Sumatra et d’autres parties du pays à forte densité de population musulmane sunnite.

L’Indonésie d’aujourd’hui a vécu trois génocides cruels dans son histoire moderne : l’un a été déclenché pendant et après le coup d’État fasciste (1965/66), l’autre a été perpétré au Timor oriental (anciennement) occupé et le troisième, en cours, dans la Papouasie occidentale conquise. Mais ce n’est pas tout : de terribles conflits interethniques et interreligieux secouent l’Indonésie depuis des décennies : d’Aceh à Sulawesi, Ambon, Kalimantan (Bornéo), pour n’en citer que quelques-uns. Les pogroms anti-chinois sont courants depuis des siècles.

S’il y avait un référendum, la plupart des îles, y compris l’île touristique de Bali, opteraient pour l’indépendance. Mais c’est un fait caché, car cela ne serait jamais permis. L’île improductive et surpeuplée de Java vit pratiquement du pillage des richesses de l’archipel tout entier. La « richesse » de l’Indonésie provient principalement des matières premières, du pillage effréné des îles périphériques.

C’est vrai, bien sûr, pour l’un des plus gros butins, l’énorme Kalimantan.

Beaucoup des familles javanaises riches et corrompues sont liées au pillage. Leur richesse provient directement de la destruction de l’archipel. Les hôtels cinq étoiles entourés par les bidonvilles de Jakarta, les centres commerciaux avec des marques européennes surévaluées et les villas de mauvais goût dans les communautés clôturées, sont construits sur le sang et le vol.

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L’île de Bornéo est la troisième plus grande île du monde, après le Groenland et la Papouasie. Elle est partagée entre l’Indonésie (où elle est connue sous le nom de Kalimantan), la Malaisie et le Brunei Darussalam. Et elle a, ou plus précisément, avait toutes sortes de trésors imaginables, du pétrole au charbon, en passant par l’or, l’uranium et le bois.

C’était aussi l’une des régions les plus vierges et les plus stupéfiantes du monde, couverte de somptueuses forêts indigènes, qui poussaient le long des puissantes et propres voies navigables tropicales.

Le peuple indigène de Bornéo, les Dayaks, vivait en véritable symbiose avec la nature. Quels que soient leurs problèmes internes, ils n’ont jamais essayé de conquérir d’autres îles.

Mais ce paradis autonome a brutalement été conquis et finalement détruit, d’abord par les colonialistes hollandais, puis par la légendaire cupidité javanaise unie aux compagnies multinationales occidentales.

Aujourd’hui, Bornéo, ou du moins sa partie indonésienne, est presque entièrement ruinée. La plupart de ses forêts ont été coupées, cédant la place à des plantations interminables de palmiers à huile toxique. Les rivières où l’or est extrait légalement et illégalement sont empoisonnées par le mercure, tandis que des montagnes entières sont rasées par des sociétés minières locales et étrangères. Les mines de charbon ont des proportions gigantesques et sont en pleine expansion.

La sagesse de la population locale est toujours présente, mais seulement au plus profond de ce qui reste des forêts indigènes. La plupart des Dayaks « modernes » ont été incorporés par le régime dans le système qui se nourrit du pillage de la terre et de tout ce que la nature peut offrir en surface et en profondeur.

Une femme dayak photographiée dans sa maison de Long Tuyoq, dans le district de Long Pahangai (Kalimantan-Est, Indonésie). PHOTO RONNY ADOLOF BUOL

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Krisusandi, le chef de « l’Institut de Dayakologie » situé dans la ville de Pontianak, Kalimantan Ouest, ne cache pas sa frustration, assis en face de nous de l’autre côté de la table, dans son bureau :

« La population locale avait l’habitude d’habiter certaines des terres les plus riches de la terre, en termes de ressources naturelles« , dis-je. M. Krisusandi est d’accord :

Ce n’était pas tout, bien sûr. Le soi-disant « Nouvel Ordre » des amis et collaborateurs pro-occidentaux de Suharto était déterminé à liquider toutes les croyances de gauche. C’est ce que Washington lui a ordonné de faire. Et la culture indonésienne avant 1965 était au moins « communautaire », si ce n’est franchement communiste. Les cultures des Dayaks n’ont pas fait exception à la règle.

Krisusandi a confirmé, sans hésiter :

Pendant des décennies, le fait d’être « communiste » était assimilé au crime le plus grave, passible de la peine de mort.

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Huile de palme et déforestation : destruction des forêts à Borneo

Julia, une militante et chercheuse originaire du Kalimantan occidental, actuellement doctorante à l’Université de Bonn en Allemagne, a donné un témoignage similaire à celui de M. Krisusandi :

Mme Fidelia, institutrice à la retraite, qui vit à Singkawang, dans le Kalimantan occidental :

La misère dans le Kalimantan rural est très répandue. D’énormes plantations de palmiers à huile ont transformé d’immenses surfaces en monocultures. Les populations locales qui sont restées, sont maintenant forcées de tout importer de l’extérieur. La vie est devenue extrêmement chère. Des milliers de villages sont littéralement encerclés, étouffés par des entités commerciales. Le mode de vie traditionnel et naturel est totalement ruiné.

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Obtenir des informations substantielles dans les villes et villages de Kalimantan est presque impossible. C’est pourquoi la tragédie de cette île pillée n’est presque pas documentée.

Les gens ont peur de parler, ou ils ne comprennent pas leurs propres conditions et leur position dans le contexte indonésien et mondial.

À Banjarmasin, Palangkaraya, Pontianak et dans d’autres zones urbaines et rurales de Kalimantan, les gens qui vivent dans le dénuement absolu refusent même de reconnaître qu’ils sont pauvres. Les habitants des bidonvilles crasseux et sans espoir, dépourvus de presque tous les services de base, considèrent leur vie comme « normale », et la plupart d’entre eux décrivent leur état comme « pasrah », qui signifie « abdiquer, abandonner sa vie au destin et à Dieu ».

Comme dans le reste de l’Indonésie, des formes oppressives de religion (principalement l’islam sunnite wahhabite de style saoudien) ont déjà réussi à prendre le contrôle total de la population. Dans ces conditions, aucune rébellion n’est possible. C’est bien sûr un arrangement brillant pour le capitalisme sauvage et pour la bande des capitaines corrompus du régime indonésien.

Depuis 1965, la logique des dirigeants pro-occidentaux a été simple et efficace : « Ne pas autoriser pas les arts, la philosophie et la créativité » qui « polluent » l’esprit des gens. Tuer tout ce qui est socialiste et communiste. Rendre les citoyens indonésiens simples, pieux, uniforme et mal informés. Écraser tous ceux qui sont différents ».

Les autochtones des régions riches en ressources naturelles de l’archipel (comme Kalimantan) ont été les plus touchés. Ils ont été traités exactement comme les Sud-Américains ont été traités par leurs maîtres et bourreaux colonialistes espagnols ou portugais : toutes les ressources ont été volées, tandis que les croyances et les langues locales ont été détruites. Simultanément, on les a forcés à accepter des concepts religieux totalement étrangers. Ceux qui étaient prêts à collaborer ont reçu des postes importants au gouvernement et dans les universités, des titres ridicules et au moins une part du butin.

Le prix à payer a été terrible : la destruction de la terre et de la population d’origine. Les « peuples primitifs de la forêt » étaient en fait beaucoup plus avancés que leurs conquérants. Ils savaient comment vivre avec leur nature, leur environnement. Avant le colonialisme, les rivières et les forêts, les montagnes et les villages étaient intacts et prospères. La destruction de la culture locale a entraîné l’effondrement de l’environnement et, dans le cas de Bornéo, de l’île entière.

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Je suis en train de faire un long documentaire sur cette culture endommagée, et sur toute l’île qui était beaucoup plus proche du « paradis », que n’importe quel autre endroit sur Terre. Alors que je filme, dans tous les coins de Bornéo, je me sens terrifié. Ce que je vois est indescriptible. Je dois utiliser des visuels, des images, pour le prouver. Les mots ne suffisent pas. On a souvent l’impression que la destruction est irréelle, que tout cela n’est qu’un cauchemar, que je vais me réveiller, que l’horreur va disparaître. Mais c’est réel ; rien ne s’en va. Les gens, leur avidité, sont capables de ruiner n’importe quoi, même les endroits les plus étonnants de notre planète.

Krisusandi parle avec fierté de son Institut de Dayakologie :

Puis il se souvient de la terrible lutte en cours :

Un éminent éducateur du Kalimantan occidental, qui n’a pas souhaité être identifié par crainte de perdre son emploi, a précisé :

Ce qu’il veut dire, c’est que la personne choisit souvent de travailler pour les entreprises ou le gouvernement, qui ruinent intensivement l’île de Bornéo, tout en endoctrinant et en privant la population locale.

Au fin fond de Bornéo, il y a un an, nous avons visité une maison longue, où M. Paulus, l’aîné d’une maison longue traditionnelle de Bali Gundi dans la région de Putusibau, nous a raconté :

Récemment, le président Jokowi a décidé de rendre au moins quelques terres aux Dayaks. C’était un geste symbolique, mais pratiquement rien n’a changé, et presque rien n’a été rendu aux autochtones.

Comme l’a confirmé M. Krisusandi :

Je pense à ces rivières autrefois puissantes et pures, à ces forêts tropicales infinies, à ces cultures anciennes et profondes des populations locales. Je ferme les yeux, essayant d’imaginer des centaines d’espèces de faune et de flore déjà disparues. Puis, j’imagine les immenses et répugnantes demeures kitsch des « élites » locales, à Jakarta et Surabaya. J’imagine des villes européennes et nord-américaines construites à partir du butin d’endroits comme Kalimantan.

Dans la ville de Palangkaraya, nous avons parlé à l’un des Dayaks les plus en vue, l’écrivain J.J. Kusni, un homme qui a passé de longues années en France, mais qui est finalement revenu dans son pays natal.

J’ai filmé son long et passionnant témoignage, dans lequel il exprimait sa tristesse, voire son indignation devant l’état dans lequel le peuple Dayak se trouvait.

Mais l’esprit des Dayaks a été manifestement anéanti. La plupart d’entre eux sont devenus des victimes, tandis que d’autres ont été convaincus de se convertir en collaborateurs. Toute la partie indonésienne de l’île de Bornéo est maintenant brûlée, empoisonnée et décimée. Il y a peu de « parcs protégés », mais même au milieu d’entre eux, les activités commerciales sont maintenant perceptibles. Ici, des cultures autochtones entières sont humiliées. Les gens sont confus. La plupart d’entre eux ont abandonné, accepté, démissionné.

Le régime indonésien propage la destruction et la ruine en profondeur en les qualifiant de « progrès ». Le lavage de cerveau est considéré comme une « éducation ».

Andre Vltchek

 

Article publié en anglais : In Indonesian Borneo: Humiliate Native People, then Loot their Land, New Eastern Outlook, le 17 juin 2019.

Traduit par Réseau International



Articles Par : Andre Vltchek

A propos :

Andre Vltchek is a philosopher, novelist, filmmaker and investigative journalist. He covered wars and conflicts in dozens of countries. His latest books are: “Exposing Lies Of The Empire” and “Fighting Against Western Imperialism”. Discussion with Noam Chomsky: On Western Terrorism. Point of No Return is his critically acclaimed political novel. Oceania - a book on Western imperialism in the South Pacific. His provocative book about Indonesia: “Indonesia – The Archipelago of Fear”. Andre is making films for teleSUR and Press TV. After living for many years in Latin America and Oceania, Vltchek presently resides and works in East Asia and the Middle East. He can be reached through his website or his Twitter.

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