Bosphore et Dardanelles: les relations russo-turques mises à l’épreuve

À partir du 7 octobre 2022, les autorités turques comptent augmenter nettement le coût du passage des navires commerciaux via les détroits du Bosphore et des Dardanelles dans les deux sens.

C’est ce qu’a annoncé fin août le quotidien Sabah se référant à ses sources du département turc des transports. La redevance est multipliée par cinq, la nouvelle taxe est fixée à hauteur de 4 dollars la tonne. Les commissions afférentes augmentent également, ce qui fera croître les recettes turques de 40 millions actuellement à 200 millions de dollars. Jusqu’à présent, la redevance prélevée par la Turquie pour le passage des navires via ces détroits était définie par l’ancien système du franc français établi en 1983 (0,8 dollar avec une remise de 75%).

Les détroits du Bosphore et des Dardanelles représentent traditionnellement jusqu’à un tiers du transport commercial extérieur annuel de la Russie, dont 15-20% des exportations pétrolières, au moins 20% des exportations de céréales et environ autant de transit euro-asiatique annuel via le territoire russe. En tenant compte des sanctions occidentales et de la hausse générale du coût des chaînes logistiques internationales depuis le printemps 2022, selon certaines estimations, l’augmentation de la redevance pourrait faire augmenter d’au moins 20-25% les prix finaux des marchandises importées en Russie ou exportées de Russie.

Un tel scénario semble encore plus défavorable compte tenu de la réorientation vers la Turquie (principalement grâce à la réexportation) des liens commerciaux et économiques de la Russie avec les pays de l’UE (à l’exception des fournitures de pétrole) qui suivent le sillage des sanctions contre la Russie. Pour contourner ces dernières, plusieurs compagnies étrangères ont enregistré leurs anciennes filiales russes comme turques et poursuivent ainsi leur activité en Russie.

Ankara a pris la décision d’augmenter le coût du passage des navires via les détroits sur fond de conflit qui perdure en Ukraine. Par conséquent, plusieurs pays, notamment de la mer Noire, sont devenus plus dépendants de la politique de transit turque.

Début août, la Russie a mis en garde l’Occident contre le sabotage de la mise en œuvre de la deuxième partie de l’accord céréalier de juillet, prévoyant un accès libre des vivres et engrais russes au marché international pendant trois ans. Cependant, l’augmentation du coût du passage des navires via le Bosphore à partir du 7 octobre crée forcément un fond négatif supplémentaire pour exporter des céréales russes. Cette hausse fera augmenter le prix du fret et le coût d’exportation des céréales russes.

Bénéficiaire de la convention de Montreux, la Turquie introduit depuis le milieu des années 1980 des restrictions supplémentaires quant au passage de cargos commerciaux via le Bosphore et les Dardanelles sous prétexte de la protection de l’environnement. Sachant que tous les changements dans les règles de navigation dans les détroits doivent être convenus et confirmés par tous les membres de la convention et être introduits via l’Organisation maritime internationale.

Rappelons que, par exemple, en 2019, un nouveau changement de règles de navigation dans les détroits décidé par Ankara, forçant un grand nombre de navires à utiliser des remorqueurs, avait entraîné l’apparition de files d’attente de cargos avec du pétrole russe et en partie kazakh et azerbaïdjanais.

À noter également que la Turquie fait partie de l’Otan et, selon la convention de Montreux, en cas d’activités militaires elle a le droit d’interdire le passage de navires de guerre de tout pays via les Dardanelles et le Bosphore. De plus, lors des hostilités auxquelles la Turquie ne participe pas, elle a également le droit d’interdire le transit via les détroits de navires civils des belligérants.

Ces dernières semaines, la presse turque parle d’une pression sans précédent exercée par la Maison Blanche sur Ankara afin de stopper tout contact russo-turc. Les États-Unis vont jusqu’aux menaces directesvisant les entrepreneurs et les organes du pouvoir. C’est le ton de la lettre du sous-secrétaire au Trésor américain Wally Adeyemo, adressée à l’Association des industriels et entrepreneurs turcs et au Conseil d’affaires turco-américain.

Entretemps, selon le ministère du Commerce de la Turquie, les exportations de ce pays en Russie entre mai et juillet 2022 ont augmenté à 2,04 milliards de dollars, soit 642 millions de dollars de plus en glissement annuel. En juillet, la Turquie a livré en Russie des marchandises pour 730 millions de dollars (contre 417,3 millions de dollars en juillet 2021). Les exportations russes en Turquie le même mois ont atteint 4,4 milliards de dollars (contre 2,5 milliards de dollars un an plus tôt). Le gaz russe couvre 45% des besoins de ce pays, alors que les importations moyennes de pétrole russe en Turquie ont dépassé 200.000 barils par jour en 2022 (98.000 en 2021). Comme l’écrit Politico, au deuxième trimestre, la Russie a même devancé la Chine dans la liste des plus grands fournisseurs de la Turquie.

Cela donne l’impression que dans le contexte de la dépendance russe grandissante de l’itinéraire d’exportation turc, tout comme de la politique économique étrangère turque dans l’ensemble, la divulgation préalable d’informations sur l’augmentation prévue des taxes pour le transit en mer Noire a pour but d’obtenir des concessions de la part de Moscou. Il est à supposer que le marchandage tant apprécié par la diplomatie turque pourrait ne pas seulement porter sur la Syrie, le Caucase du Sud, l’Afrique du Nord ou les Balkans. Par exemple, la hausse des prix d’exportation des hydrocarbures russes ne conviendrait pas aux autorités turques qui sont constamment à la recherche d’argent pour boucher le déficit actuel et régler d’autres problèmes intérieurs.

En maintenant une position ferme sur la Crimée, en août dernier, le président turc Recep Tayyip Erdogan a évoqué à Lviv le rétablissement de l’infrastructure sur le territoire contrôlé par le régime de Kiev, ce qui pourrait être utilisé pour impliquer la Turquie dans un conflit direct avec la Russie. Il existe également des problèmes dans la réalisation du projet de centrale nucléaire d’Akkuyu, évoqués lors d’un entretien téléphonique entre les dirigeants russe et turc le 3 septembre. À noter qu’en même temps Recep Erdogan s’est dit prêt à jouer le rôle d’intermédiaire concernant la centrale nucléaire de Zaporijia, comme ce fut le cas avec l’accord céréalier.

Par conséquent, une éventuelle annulation de la décision d’augmenter la taxe du passage dans les détroits, qui n’a pas encore été annoncée officiellement, ou son report pour une durée indéterminée pourrait être considéré comme une partie d’un éventail bien plus large des relations russo-turques mises à l’épreuve.

Alexandre Lemoine



Articles Par : Alexandre Lemoine

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