Brésil : les paysans sans terre face à la crise

Sous l’immense chapiteau installé sur le campus de l’Université Fédérale Fluminense (UFF, Rio de Janeiro), Marina dos Santos, de la direction du Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST), assure que « dans ce pays, nous vivons une période historique très complexe, peut-être l’une des pires conjonctures de ces dernières années  ». Marina fait partie du contingent de 500 militants sans terre qui sont arrivés à Niteroi, siège de l’UFF, pour participer, mi-octobre, à la rencontre internationale Pensée et mouvements sociaux, en présence également d’une dizaine d’intellectuels et d’une centaine de militants urbains [1]. « Il faut que les gens comprennent que ce gouvernement, tout comme les précédents, est comme le haricot dur : il lui faut une forte dose de pression pour qu’il cuise  », conclut-elle.

Les derniers mois ont été synonymes de tremblement de terre pour le MST. Avec la crise du gouvernement de Luiz Inácio Lula da Silva [2], ils ont perdu le peu d’espoirs qui leur restaient de voir se produire un virage à gauche. En septembre, un texte signé par le coordinateur du Mouvement, João Pedro Stédile, représenta une sorte de rupture. « Nous disons adieu au gouvernement du Parti des travailleurs (PT) et à ses engagements historiques  », peut-on lire dans le document « Le MST face à la conjoncture brésilienne [3] ». Cet adieu fut très significatif, et impose au Mouvement un effort pour comprendre l’échec du PT au gouvernement, ainsi que pour essayer d’emprunter de nouvelles voies.

Une nouvelle classe sociale

Jusqu’à présent, l’analyse la plus profonde sur ce qui s’est passé avec le PT est celle du sociologue Francisco de Oliveira, dans un texte intitulé « L’ornithorynque [4] ». Selon lui, le PT représente l’ascension d’une nouvelle classe sociale formée par des gestionnaires de fonds de pensions – la Constitution de 1988 a créé le Fond de protection du travailleur (FAT), qui est le plus grand financeur de capital à long terme, et dans lequel les centrales syndicales ont leurs représentants – mais ce n’est pas une classe sociale propriétaire de moyens de productions, ni de terres, ni d’entreprises. Il s’agit de quelque chose de différent. « Les couches sociales les plus hautes de l’ancien prolétariat se sont transformées en administratrices de fonds de pensions, qui proviennent des anciennes entreprises d’Etat ; elles font partie des conseils d’administration, comme à la Banque nationale de développement économique et social (BNDES), au titre de représentants des travailleurs », qui aujourd’hui « se soucient de la rentabilité de tels fonds, qui en même temps financent la restructuration productive qui engendre du chômage », dit Oliveira.

Du point de vue politique, ceci explique la convergence programmatique entre le Parti social-démocrate du Brésil (PSDB – le parti de Fernando Henrique Cardoso [5]) et le PT. Il s’agit d’une « nouvelle classe sociale, qui se structure d’un côté, sur des techniciens et des économistes doublés de banquiers, le noyau dur du PSDB, et de travailleurs transformés en opérateurs de fonds prévisionnels, le noyau dur du PT  ». Et il y a encore autre chose : « La nouvelle classe (sociale) a une unité d’objectifs, elle s’est formée dans le consensus idéologique sur la nouvelle fonction de l’Etat, elle travaille à l’intérieur des contrôles des fonds étatiques et semi-étatiques, et elle se trouve à l’endroit qui sert de pont avec le système financier », là où le capital privé cherche des ressources pour accumuler. De sorte que les relations du sommet du PT avec le système financier ne sont pas nouvelles, mais se sont forgées dès le milieu des années 90.

Un exemple seulement. Quand le secrétaire des finances du PT a fêté son anniversaire dans une fazenda de Goiás, la presse a compté 18 avions, dont plusieurs jets privés, chose peu commune même chez les plus hauts dirigeants pétistes. Il s’agissait de Delúbio Soares, qui auparavant avait été représentant de la centrale syndicale CUT au conseil d’administration de la BNDES, et cela s’est passé avant que Lula accède à la présidence. Delúbio avait commencé en tant qu’ouvrier métallurgique, et en quelques années, il s’était fait des amis chez les gens qui voyagent en jets privés [6]. Pendant le scandale de corruption, Soares a été mentionné comme l’un des principaux responsables de l’achat de votes de députés. Ce n’est pas un cas isolé. Le nouveau président du PT, Ricardo Berzoini, et l’ex-ministre des Communications, Luis Gushiken, ont des biographies politiques presque identiques, très liées à la gestion des fonds prévisionnels.

La question du pouvoir

Stédile assure que « la crise est bien plus grave que ce qu’en dit la presse ». Sans doute a-t-il raison. Ce n’est qu’en étant au Brésil, en écoutant les gens de gauche, en les regardant dans les yeux et en se laissant contaminer par ce mélange de désespoir et de rage, que l’on peut comprendre la profondeur d’une crise qui, comme le dit le coordinateur du MST, transcende la gauche elle-même pour devenir « une crise de société [7] ».

Pour Oliveira, Lula a commis une grave erreur en prenant les rênes du gouvernement : « Le système de parti était extrêmement fragilisé. En accédant au gouvernement, Lula, au lieu d’approfondir la crise a essayé de reconstruire un système qui ne représente rien  [8] » Le résultat est qu’au nom de la gouvernabilité, on est arrivé à une situation de grande ingouvernabilité, dont il est très difficile de sortir sans faire de grandes concessions à la droite. Toutefois, la crise de représentation suit son cours, et le scandale de corruption n’a fait que l’aggraver. Sur ce point, tant l’analyse du MST que celle d’Oliveira convergent en montrant un panorama décourageant, plus encore car le gouvernement Lula a aggravé les problèmes créés par 15 ans de néolibéralisme. Le plus important sans doute de ces problèmes, puisqu’il peut provoquer une explosion sociale, est celui des 12 millions de chômeurs et les 15 millions de travailleurs informels, presque 30 millions de personnes en situation d’extrême précarité. Pour ne rien arranger, les mouvements subissent les conséquences de la défaite de 1989 [9], qui a permis au néolibéralisme de s’imposer. En conséquence, il s’agit de travailler pour le long terme. « Ce n’est plus le moment de planter de la luzerne. Il ne s’agit plus de planter pour récolter dans trois ou quatre semaines. Il est temps de planter des arbres. Ils vont mettre du temps à donner des fruits, mais quand ils pousseront, ça sera pour longtemps », dit Stédile.

Le MST s’appuie sur ses 15 mille militants qui sont en train d’étudier, sur les 140 000 familles acampadas [10] sur le bord des routes sous les bâches, soit un million de personnes que l’on peut mobiliser. De plus, sa base sociale représente quelques 480 000 familles déjà installées, dont 300 000 environ sont liées au mouvement, et les quatre millions de paysans sans terre. Malgré toute cette force sociale et militante accumulée en 25 ans, ils ne sont pas optimistes. Gilmar Mauro, de la direction du MST, avance qu’ « Il n’y a pas de perspective, à court terme, d’ascension de la lutte sociale et de masses. Pour nous, le processus sera lent, et il faut penser le mouvement à long terme [11] ».

Pour le MST, ceci se traduit en quatre lignes d’action : stimuler un débat sur un nouveau projet de pays alternatif au néolibéralisme, former des militants, impulser les luttes sociales, et élever le niveau de culture de la population. Le colloque réalisé à Niteroi fait partie des conventions que le MST a signées avec 42 universités où se forment 4 000 militants, mais aussi d’un effort de l’organisation pour se rapprocher des mouvements urbains, notamment les jeunes pauvres.

Un bon exemple des liens en construction avec les secteurs urbains a été l’assemblée populaire « Travail solidaire pour un nouveau Brésil », qui s’est tenue fin octobre à Brasilia, à laquelle ont participé 8 000 militants – sans terre, sans toit, sans travail, hip-hop, églises -, avec pour objectif de créer une « commune lecture de la crise et des issues possibles  ». Le MST surprend à chaque instant : au-delà d’un discours qui parfois semble calqué de la IIIe Internationale, il fait montre d’une grande créativité dans les initiatives de base, surtout en matière d’éducation, et il est capable de modifier ses propres formulations. Pendant le dernier Forum social mondial de Porto Alegre, Stédile a dit quelque chose qui révèle que le MST n’est pas attaché à des dogmes : « La question du pouvoir ne se résout pas en occupant le Palacio [do Planalto, le palais présidentiel], car ça c’est la partie la plus facile et ça a été fait plusieurs fois, mais en créant de nouvelles relations sociales  ».

Avec les pauvres urbains

Ce n’est pas la première fois que le MST tend des ponts avec les villes. En 1997, il a décidé d’affecter des militants au travail urbain, qui se sont consacrés aux problèmes du logement et du chômage. L’initiative a abouti à la création du Mouvement des travailleurs sans soit (MTST) [12], qui a aujourd’hui une certaine implantation dans la région de São Paulo et à Rio de Janeiro. Les sans toit se proposent de déployer deux formes de luttes : l’occupation de « grandes propriétés urbaines improductives », et le travail communautaire, « un travail long qui ne finit jamais, mais qui porte ses fruits et consolide la lutte en unissant ceux qui n’ont pas de logement avec ceux qui en ont un, mais qui ont appris que le logement sans rien d’autre ne suffit pas » [13].

Le mouvement grandit et a joué un rôle phare dans quelques actions importantes, malgré la répression systématique dont il est victime. Au petit matin du 1er octobre, il a monté un grand campement à Taoao da Serra, à 25 km du centre de São Paulo, un état qui manque de 1,4 million de logements [14]. Le « campement Chico Mendes » (en hommage à l’activiste social, défenseur de l’environnement assassiné par des grands propriétaires terriens) a grandi à la mesure de la faim en logements : il a commencé avec 300 personnes, au bout de trois jours il y en avait déjà 1 000, et au bout d’un mois, ce sont 2 000 familles, soit quelques 10 mille personnes. Les campements des sans toit sont créés sur le modèle de ceux que les sans terre montent sur le bord des routes : bâches de plastique noir, organisation par groupes de familles, discipline stricte, discussion politique, mobilisation permanente.

Les chômeurs urbains, rappelle Stédile, ne sont plus le lumpen, la majorité a fini ses études secondaires, et il est possible qu’ils « construisent de nouveaux mouvements  ». Et il ajoute un commentaire qui dénote une lecture de la réalité bien différente de celle qu’ont les partis de gauche : « Un mouvement qui s’élargit et se massifie est celui du hip-hop. C’est un mouvement qui, avec une base culturelle, rassemble les jeunes pauvres, noirs et métis des périphéries, et qui ont des idées dans la tête. Ces jeunes ne sont pas stupides. Et ils ne sont pas lumpen. Et nous, nous avons des liens avec eux  ».

Par le hip-hop, ils comprennent que la jeunesse pauvre des grandes villes incarne dans la musique autant la protestation que son désir de changement social. L’une des particularités du mouvement hip-hop au Brésil est que, en plus de l’existence de milliers de groupes locaux, des « fronts » nationaux se sont créés, qui regroupent des secteurs du mouvement. A São Paulo par exemple, il y a 4 mille groupes de hip-hop dans lesquels travaillent 60 mille personnes qui font des enregistrements, les distribuent et organisent des festivals et des concerts [15]. Les « fronts » regroupent le secteur « organisé » du mouvement, qui a même participé à une rencontre avec le président Luiz Inacio Lula da Silva il y a deux ans déjà. Cependant, pour la culture des jeunes pauvres des périphéries urbaines, l’idée de représentation – qui va de paire avec les « fronts » plus institutionnalisés – semble être quelque chose de lointain voire étranger. « Tout le monde veut parler pour soi-même, personne ne veut que l’autre parle à sa place », reconnaît Marcelinho Buraco, de Nação Hip Hop, lié au Parti communiste du Brésil [16].

Les sans toit du (campement) Chico Mendes ont organisé un festival de rap pour fêter, début novembre, le premier mois de l’installation du campement. Dans l’invitation, ils indiquaient que « la musique combative a le pouvoir de faire une véritable révolution dans la mentalité des gens. Le rap est l’une des formes que le peuple de la périphérie utilise pour communiquer, s’exprimer et s’indigner ». Ils le considèrent comme faisant partie d’une « guérilla culturelle », qui donnera ses fruits à long terme [17]. La rencontre des exclus des campagnes avec les exclus des villes promet de libérer des énergies insoupçonnées dans un pays qui a été défini comme le « champion mondial de l’inégalité ».

Maintenant que le MST a rompu avec le gouvernement Lula, il reprend un langage dur et radical. La « Lettre à Lula » émise par l’Assemblée populaire de Brasilia est éloquente d’un style qui devra être approfondi. La réforme agraire promise n’existe pas : « Dans l’état du Maranhão, où se trouve le plus grand nombre de familles sans terre et la plus grande concentration de latifundia, au cours des trois dernières années l’INCRA [Institut national de colonisation et de réforme agraire] n’a installé aucune famille du MST. C’est une honte. » Après la Marche pour la réforme agraire du mois de mai [18], aucun des sept accords signés n’a été honoré. La lettre se termine sur une phrase ironique qui parle d’elle-même sur les distances qui se creusent entre le gouvernement Lula et le MST : « Le non respect de ces engagements est un affront à la souffrance des familles acampadas, et une honte pour votre gouvernement. Peut-on imaginer ce qui se passerait si le gouvernement était aussi lent à répondre aux intérêts de l’agro-négoce et des banques ? »

Traduction : Isabelle Dos Reis, pour RISAL

NOTES:

[1] Les exposées et les débats sont accessibles (en portugais) sur www.uff.com.br/msalc.

[2] [NDLR] Consultez le dossier Corruption et crise politique au Brésil, sur RISAL.

[3] Le texte a été publié (en espagnol) le 27 septembre par La Jornada, http://www.jornada.unam.mx/2005/10/01/030a1mun.php.
[NDLR] A lire, João Pedro Stédile, Lula, les sans terres et le futur du Brésil, RISAL, 26 août 2005, suivi des « Positions du MST dans la conjoncture actuelle », août 2005.

[4] “O Ornitorrinco”, Boitempo, Sao Paulo, 2003, pp. 125-150. Oliveira fut fondateur du PT, et est aujourd’hui membre du Parti Socialisme et Liberté (PSOL) créé par des parlementaires expulsés du PT.

[5] [NDLR] Fernando Henrique Cardoso, président du Brésil de 1995 à 2003.
Lire Emir Sader, Huit années qui ont laminé le Brésil, RISAL, octobre 2002 ; Gilberto Ferreira da Costa, François Polet, Bilan de Cardoso et défis de Lula, RISAL, 29 octobre 2002.

[6] Interview de Francisco de Oliveira dans la Folha de Sao Paulo, le 22 septembre 2003.

[7] Sur www.cartacapital.com.br – Interview de João Pedro Stédile du 19/09/09, A nação apatica ainda vai despertar.

[8] Revista Sem Terra, juillet-août 2005, p. 7.

[9] [NDLR] Défaite de Lula à l’élection présidentielle face à Fernando Collor de Mello qui, à partir de 1990, initie le cycle des gouvernements néolibéraux au Brésil.

[10] [NDLR] Familles réunies en campements précaires, lors des occupations de terres.

[11] Revista Sem Terra, juillet-août 2005, p. 34.

[12] [NDLR] Nicholas Watson, Brésil : le mouvement des sans domicile gagne du terrain, RISAL, 9 juin 2004.

[13] MTST, « Cartilha do Militante No. 1 » (Livret du militant, n°1), Sao Paulo, 2005, en www.mtst.info.

[14] Brasil de Fato, 13 octobre 2005. (www.brasildefato.com.br) .

[15] Marina Amaral, « Da volta para o futuro », dans la revue Caros Amigos, édition spéciale Hip Hop, septembre 2005.

[16] Idem.

[17] www.mtst.info.

[18] [NDLR] Lire Isabelle Dos Reis, Bilan et leçons d’une marche pas comme les autres, RISAL, 2 juillets 2005.



Articles Par : Raúl Zibechi

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