BRÉSIL – «Il existait un effort de l’extrême droite pour punir et combattre de façon sélective la corruption»: Entretien avec le polististe Leonardo Avritzer

Jeudi, le célèbre juge responsable des enquêtes dans l’opération Lava Jato, Sergio Moro – qui a envoyé Lula en prison – a accepté la proposition de Bolsonaro de devenir ministre de la justice. Le politiste Leonardo Avritzer analyse comment l’instrumentalisation de l’opération anticorruption a influencé le résultat des élections.

Expert en études sur la démocratie, Leonardo Avritzer a conduit notamment des recherches sur la participation citoyenne et la judiciarisation de la politique au Brésil. Professeur à l’Université fédérale de Minas Gerais (Ufmg), ce politiste a analysé pourBrecha les raisons de la perte de foi des Brésiliens dans le système politique et le danger que court la démocratie avec le futur gouvernement de Bolsonaro.

Vous affirmez que cette élection a eu lieu dans un contexte de très faible légitimité du système politique. Comment cela s’explique-t-il ?

Fondamentalement par les modalités selon lesquelles l’opération Lava Jato a été conduite et la façon selon laquelle les institutions judiciaires et le système politique lui ont permis d’agir. La conséquence a été que si aujourd’hui on demande aux Brésiliens où réside la légitimité de la démocratie, ils la voient uniquement dans les actions punitives menées par le système judiciaire contre le système politique. La démocratie n’est légitimée ni par les politiques publiques comme la Bourse famille, ni par le Système unique de santé. Les Brésiliens ne soutiennent la démocratie que pour son pouvoir punitif. Et c’est ce dont Jair Bolsonaro a tiré profit. Mais nous avons désormais un président élu et il va devoir s’adapter dans une certaine mesure aux exigences de ces institutions.

Quel rôle ont joué les médias dans la création de cette perception ?

Le résultat électoral actuel reflète en partie une perception erronée sur la place centrale du Parti des travailleurs (PT) dans la corruption au Brésil. Ce qui a construit cette vision ce fut en partie l’opération Lava Jato, mais surtout les grands médias. À tel point que l’opération avait une unité de communication qui travaillait directement avec les grands acteurs médiatiques qui ont aidé à construire cette perception.

Dans quelle mesure la corruption a-t-elle marqué les élections ?

Il faut relativiser l’affirmation selon laquelle la corruption a déterminé l’élection. Disons plutôt qu’un discours contre la corruption du PT a déterminé cette élection. Ce sont des choses différentes. Cela a eu une influence, mais ce qui a déterminé principalement le résultat électoral ce fut la façon dont le système politique a coupé les canaux publics de formation de l’opinion pendant le processus électoral. Le temps de publicité électorale gratuite à la télévision a été diminué : la campagne s’est appuyée principalement sur de petits spots et, n’a disposé, en comparaison avec les élections antérieures, qu’à peu près la moitié du temps. Cela a permis que l’image médiatique prenne le dessus sur la possibilité de construction d’un débat public.

Le fait que le candidat qui était en tête des sondages – Lula – ne puisse pas faire campagne a joué, car cela aurait pu aider Haddad. Mais plus importantes encore ont été les divisions entre la gauche et le centre, qui ont également joué un rôle central. Une ré-articulation de ce que nous appelons « le champ démocratique » va être nécessaire. Le principal perdant est le centre, son rôle de modérateur a cessé d’exister, et, avec cette élection, une partie de ses politiques a glissé vers la droite.

Comment analysez-vous le fait que le juge Sergio Moro, à la tête de l’opération Lava Jato, ait accepté d’être ministre de la justice du gouvernement Bolsonaro ?

Je crois que cela constitue le dénouement du problème de la corruption du système politique. Cela montre qu’il existait un effort de l’extrême droite pour punir et combattre de façon sélective la corruption, entreprise qui se termine avec la désignation de Sergio Moro au ministère de la justice. Il nous reste à voir ce qui va advenir dans les procès en cours, comme la condamnation de Lula. Il est évident que le Tribunal fédéral suprême aura son mot à dire sur le sujet.

Le PT sort-il en déroute ou renforcé de cette élection ?

Il en sort en tant que survivant. Il n’a pas été détruit, bien que ce soit le parti qui a été le plus attaqué par l’articulation juridico-médiatique autour de l’opération Lava Jato, et que son principal leader soit en prison. Avec l’élection de quatre gouverneurs, le groupe d’élus le plus important du Congrès et un nombre non négligeable de votes, il en sort vivant. C’est un acteur de la reconstruction, mais il ne parviendra probablement pas à agir seul.

Et les secteurs qui, sans être PT, ont appuyé la candidature de Haddad ?

Nombre d’acteurs de la société civile soulignent la nécessité de construire un centre démocratique, pas dans le cadre du système politique, mais dans le cadre de quelque chose qui, sans doute, n’existe pas encore. Ils ont soutenu Haddad, oui, mais ce n’est pas un soutien au PT, ni à une politique d’opposition conduite uniquement par le PT. Une forme de concertation démocratique devrait surgir au Brésil dans les prochains mois autour de ce mouvement, qui, de mon point de vue, n’est pas partisan, et qui pourrait même conduire à la création d’une organisation nouvelle.

Quels risques court la démocratie au Brésil sous un gouvernement de Bolsonaro ?

Beaucoup. Dans sa première interview avec TV Globo, il a attaqué le principal quotidien du pays et a déclaré que le mieux serait qu’il ferme. Les bolsonaristes ont établi diverses listes de personas non gratas parmi lesquelles, malheureusement, je me trouve. Il y a évidemment des attaques contre la démocratie, qui se trouve dans une situation fragilisée. Le pouvoir judiciaire peut se constituer en rempart, pour autant que les juges du Tribunal fédéral suprême s’accordent pour adopter une position de garants, chose qui, jusqu’à maintenant, ne s’est pas faite. Nous ne savons pas non plus quel sera le rôle de l’appareil répressif de l’État, qui, depuis de nombreuses années, n’est pas contrôlé, et qui sort renforcé de la dernière élection. Il ne fait aucun doute que la démocratie brésilienne est aujourd’hui sous pression. Reste à voir si elle pourra ou non résister.


- Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3473.
- Traduction d’Annie Damidot pour Dial.
- Source (espagnol) : Brecha, édition n°1719, 2 novembre 2018.

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Articles Par : Leonardo Avritzer

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