BRÉSIL – Le coup d’État avance avec plus de violence dans les mondes rural et urbain

Photo : Le président brésilien Michel Temer

Ruben Siqueira est membre de la Commission pastorale de la terre (CPT) de Bahia et de la Coordination nationale de la CPT. Dans ce texte, paru dans la revuePastoral da terra(n° 232, janvier-mars 2018), il dresse un état de lieux des offensives conduites par la classe dominante de retour au pouvoir.


Nous vivons une période extraordinaire de violations et de violences. Pas seulement au Brésil. Mais qu’est-ce que l’« extra » par rapport à l’« ordinaire » ? Le pays vit actuellement une succession interminable de coups d’État ourdis par une classe dominante réactionnaire et globalisée, contre la fragile démocratie institutionnelle, politique et sociale du pays – le plus récent étant l’intervention militaire à Rio de Janeiro sous le faux prétexte de combattre la violence du « crime organisé » [1]. Cette allégation n’est rien de plus qu’un « rideau de fumée », une tentative pour relever la popularité du président qui n’a jamais été aussi basse, pour intimider les habitants des favelas et faire reculer la gauche et la candidature d’une véritable opposition aux élections présidentielles d’octobre. Elle est simple, cette grande complexité : après avoir accompli son rôle d’instrument d’intervention politico-judiciaire sur la conjoncture du pays, l’opération Lava Jato [« Lavage express »] est devenue contraire aux intérêts des auteurs corrompus du coup d’État. Elle a été remplacée par l’intervention militaire. Que va-t-il se passer maintenant ?

Cette situation n’est pas totalement nouvelle, elle constitue pour beaucoup une réédition du passé. Sans aucun engagement avec la nation, la petite élite de toujours n’a aucun scrupule à manipuler les institutions et l’opinion publique pour reprendre et amplifier ses pleins pouvoirs, comme en diverses phases de notre histoire. Les conséquences sont toujours les mêmes : l’antagonisme, qui caractérise notre société en rien cordiale, s’aggrave, ainsi que les sacrifices de la population devenue plus vulnérable. Soumis au néo-colonialisme, et vendu au plus offrant, le pays se répète en changeant pour rester le même, exacerbé dans ses tensionss et recomposé sous le voile de l’hypocrisie d’une « modernisation conservatrice ».

À la question ordinaire qu’on se pose sur cette période extraordinaire, nous cherchons des réponses à partir du niveau où nous nous situons dans la conjoncture et la structure, nous qui travaillons à la Commission pastorale de la terre (CPT) et documentons son action depuis 42 ans aux côtés des communautés et des groupes d’agriculteurs pauvres et qui, par leur choix, souffrent le plus de toutes sortes de conflits, autour de la terre et du territoire, de l’eau et du travail, biens dont ils vivent et qu’ils protègent, en plus de nous alimenter.

Les conflits dans le monde rural augmentaient déjà sous les gouvernements antérieurs « de gauche », sous l’effet de leurs décisions conjoncturelles nationales et internationales, en plus de raisons structurelles. Et ils ont pu se produire avec encore plus de force à partir de l’assaut lancé par la garde rapprochée de Michel Temer pour conquérir le pouvoir de la République. Depuis la destitution de la présidente Dilma, se sont déjà produits 102 assassinats de paysans à cause de conflits agraires documentés par la CPT, et presque une dizaine de plus sont sous enquête pour en connaître les causes. De 2017 à maintenant, 65 assassinats de paysans ont été confirmés. C’est le chiffre le plus important des 14 dernières années. On a vu aussi le retour de massacres (4, faisant 28 morts). Les assassinats se produisent en priorité dans la région amazonienne, et les victimes sont d’abord les peuples et communautés traditionnelles (surtout les habitants des quilombos [2] et les Indiens), et les paysans occupant des terres riches en ressources naturelles.

Capital financier et agraire versus société

Il n’est pas toujours facile de repérer les liens existants entre les fractions de capital impliqués et les déterminants conjoncturels. Sont instructifs sur ce point les travaux d’économie politique du professeur Guilherme Delgado, chercheur titulaire de l’Institut de recherche économique appliquée [3] (IPEA) et conseiller de la commission brésilienne de Justice et Paix, liée à la Conférence nationale des évêques du Brésil (CNBB). Il a donné récemment une conférence lors d’un séminaire du Campo Unitário [Monde rural unitaire] (Guararema, État de São Paulo, 03-04/02/2018) qui réunit les principales organisations et mouvements sociaux du monde rural brésilien. Il a proposé deux axes permettant une meilleure compréhension. Le premier, c’est que la lutte des classes aujourd’hui ne s’opère pas entre le capital et le travail, mais entre capital et société. Le second axe, c’est que ce capital est autant financier qu’agraire. La crise du système vient de la soif incontrôlable de profit du capital qui, comme solution, recherche une garantie dans l’appropriation foncière. Ce sont des constats de plus en plus évidents. Le capital parasite toujours plus la société, il attaque non seulement l’État-providence, mais aussi la société civile. Pour Guilherme, le Pape François a une perception fine de cet état de chose lorsqu’il défend le droit à la terre, au travail, à un toit, pour ceux qui n’en ont pas, contre l’idolâtrie de l’argent.

Nous avons déjà eu ici le blocage des dépenses publiques pour 20 ans [4], la proposition de réforme de la sécurité sociale publique en faveur de sa privatisation, la « financiérisation » et l’« étrangérisation » de la terre [5].

La famille Marinho, du groupe Globo [6], par exemple, qui compte parmi les 10 plus grandes fortunes brésiliennes, ne sont pas seulement des entrepreneurs liés au section de la communication, ils sont aussi impliqués dans l’agrobusiness – ils ont des fazendas et co-financent la campagne « Tout est agro » sur leur chaîne TV – et dans la finance – ils interviennent sur les marchés de capitaux et dans les paradis fiscaux. Le marché du foncier au Brésil est poussé à la hausse par les investissements des grands groupes financiers nationaux et internationaux associés, qui cherchent à rentabiliser la terre possédée. Aux projets de loi et aux décrets du gouvernement Temer s’ajoute le soutien du Congrès, dont le groupe parlementaire le plus grand et le plus puissant est le groupe « ruraliste ». Sans oublier la connivence ou l’indulgence du pouvoir judiciaire, des instances locales jusqu’au Tribunal suprême fédéral.

Quel morceau de samba va gagner ?

La gauche politique et sociale joue son rôle… au pied du mur. Elle a perdu avec fracas le contrôle de l’État otage de l’argent, et maintenant elle veut le reprendre en jouant sa meilleure carte : Lula, champion de tous les sondages électoraux sur la présidence, mais condamné par la justice. Peut-être n’y aura-t-il même pas d’élections… Cela devient un tout-ou-rien des plus incertains, si l’on ne se consacre pas aux luttes concrètes contre les réformes ultra-néolibérales. Les partis de gauche lancent un manifeste d’unité de programme, non électoral (« Unité pour reconstruire le Brésil ») ; mais est-ce plus qu’un élément de campagne électorale ? Une grève générale d’un jour peut être relativement massive, mais elle n’affecte pas ceux qui tiennent les rennes du pouvoir et de la finance. Le report de la réforme de la sécurité sociale a été une victoire de la population révoltée, dont le mécontentement a été exprimé par les écoles de samba victorieuses à Rio de Janeiro, ainsi qu’en d’autres moments du carnaval, dans tout le pays. Mais il nous faut bien plus qu’une samba géniale pour rompre l’encerclement et retourner la situation en faveur de la majorité spoliée et de la classe moyenne « roulée dans la farine ». La résistance et la conquête des territoires demeure un ancrage solide – c’est la dernière tranchée, disait Milton Santos – pour les paysans et les peuples autochtones et traditionnels. Cela doit l’être également pour les territoires urbains, malgré toutes les violations et les violences. 2018 restera dans l’histoire : qu’elle soit une année victorieuse de la lutte populaire.

Ruben Siqueira

 

-Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3459.
- Traduction de Stéphane Latarjet pour Dial.
- Source (portugais) : Pastoral da terra, n° 232, janvier-mars 2018.

En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, le traducteur, la source française (Dial – www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.

Notes

[2Villages et territoires légalisés, occupés par des familles de descendants d’esclaves africains qui avaient pris la fuite – NdT.

[3L’Institut de recherche économique appliquée est une fondation publique – NdT.

[5Facilités données aux détenteurs de capital et aux étrangers de se porter acquéreurs de biens fonciers – NdT.

[6Chaîne dominante de télévision et groupe d’affaires – NdT.



Articles Par : Ruben Siqueira

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