BRÉSIL – Un pays déboussolé

Les élections au Brésil ont révélé la fracture sociale profonde présente dans l’un des pays les plus inégalitaires du monde. Les résultats pourraient être interprétés comme une réaction des couches sociales moyennes et hautes face à leur relative perte de privilèges. Le juge Sergio Moro sera ministre de la justice, ce qui confirmerait une connivence entre l’extrême droite et le pouvoir judiciaire.

Les résultats laissent peu de place au doute. Le triomphe de Jair Bolsonaro a été massif et sans appel, avec plus de dix points et dix millions de voix d’avance. Il a gagné dans tout le pays à l’exception du nord-est. Il a obtenu une victoire écrasante dans le sud et le sud-est, avec 75 % dans l’État de Santa Catarina, où la moitié de la population est constituée de descendants d’Allemands et d’Autrichiens.

Il a reçu un appui majoritaire parmi les hommes de tous âges, avec un soutien de 20 % de plus que parmi les femmes, dont les préférences ont été égales pour chacun des candidats. L’extrême-droite a été plus forte dans les villes riches et blanches, et la gauche a été imbattable dans les zones noires et pauvres. En résumé, un vote de classe et de couleur de peau, deux conditions qui, au Brésil, ont toujours été étroitement liées.

À Blumenau (Santa Catarina), 300 000 habitants, Bolsonaro a obtenu 84 % des voix. Là-bas 90 % de la population est blanche et seuls 13% sont pauvres. L’extrême opposé pourrait être Monte Santo (État de Bahia), tout près du mythique Canudos [1], avec 52 000 habitants : Haddad y a obtenu 91% des voix, mais les blancs sont seulement 37%, et 78% des habitants sont pauvres.

Le Brésil est dans une situation très difficile. Une société aussi inégalitaire – elle est parmi les plus inégalitaires du monde –, avec une fracture sociale et culturelle énorme, ne peut envisager aucun projet d’avenir. L’histoire dit que seules les sociétés un tant soit peu intégrées peuvent faire émerger un projet de pays viable. Le grand problème est que les deux forces qui pouvaient en porter un, le parti social-démocrate de Fernando Henrique Cardoso et le PT de Lula, ont tous deux des problèmes presque insolubles. Le premier parti a été battu dans les urnes et a presque disparu de la carte politique. Le second est détesté par un plus de la moitié de la population.

Face à ce panorama de crise non seulement économique, mais aussi du sens historique en tant que nation (quelque chose de similaire à la crise de civilisation que nous traversons), les débats sensés sont remplacés par les récriminations et le fanatisme, qui semblent promettre une forme de sécurité au milieu des catastrophes. Quand le Titanic sombre ne semblent subsister que deux alternatives : continuer à écouter l’orchestre comme si de rien n’était, ou se laisser guider par le petit chef de service bien que cela ne mène nulle part. Ce sont les deux faces d’une même attitude qui consiste à ne pas affronter la réalité.

Fatigués des politiques

Carlos Moisés da Silva, 51 ans, a intégré le corps des pompiers en 1990 après avoir terminé le cours de formation des officiers de l’Académie de la Police militaire à Santa Catarina. Outre ses fonctions de pompier militaire, il a été coordinateur régional de la Protection civile. Il avait précédemment obtenu son diplôme d’avocat à l’Université du Sud, où il a aussi été professeur de droit administratif et a occupé la fonction d’avocat et de colonel du Corps militaire des pompiers.

En mars 2018, il y a un peu plus de six mois, il s’est inscrit au Parti social libéral, dirigé par Bolsonaro, a présenté sa candidature au poste de gouverneur dans son État avec le surnom de « Commandant Moisés » et a obtenu au second tour rien moins que 71% des voix.

Il considère sa victoire comme une surprise, y compris pour lui-même. Dans les estimations de la fin août il recueillait à peine 1% des intentions de vote. « Nous avons fait une campagne simple, sans argent du parti, avec seulement sept secondes de télé au premier tour, lorsqu’aucun institut d’opinion publique ne prévoyait que nous serions en ballottage. Je suis le gouverneur le mieux élu de l’histoire parce que je représente le renouvellement ». (O Estado de São Paulo, 28/10/2018). Ses partisans ont fêté sa victoire à Florianópolis et Blumenau.

Expliquer comment des inconnus en sont venus à obtenir le nombre le plus élevé de voix est un défi que les partis traditionnels, de droite et de gauche, semblent ne pas vouloir accepter. Le soutien massif au PT, avec 60% des suffrages pour Lula en 2002 et 2006, a été le dernier pari d’une population fatiguée d’une classe politique qu’elle associe depuis longtemps à la corruption.

Après dix ans de gouvernement du PT, cette population a compris qu’il avait exactement la même culture politique que les autres partis. Elle est descendue dans la rue en juin 2013. Ce furent 20 millions de personnes dans 353 villes. Mais les politiques, y compris les membres du PT, n’ont pas voulu écouter et ont été incapables de réagir.

« Nous voulons le retour de cette Dilma », pouvait-on lire dans ces moments-là sur l’une des pancartes que brandissait une jeune fille, sur laquelle on pouvait voir la présidente d’alors, à l’époque où elle était en prison sous la dictature, épreuve qu’elle a surmonté avec une dignité admirable. C’étaient des années de dépenses gigantesques pour les stades du Mondial 2014, alors que la population souffrait de la dégradation progressive des services de transport, d’éducation et de santé.

Rhétorique versus économie

La politique internationale de Bolsonaro peut se résumer à la fin de l’intégration régionale, le rapprochement avec les États-Unis, l’augmentation des tensions géopolitiques avec la Chine, la Russie et le Venezuela et, finalement, une politique à la fois de privatisations et contraire aux intérêts des majorités sociales.

Aussi bien l’Unasur que le Mercosur sont concernés. Le futur ministre de l’économie, Paulo Guedes, a annoncé que l’alliance avec les quatre pays du Cône Sud « n’est pas la priorité ». Il semble parier sur les relations bilatérales, une orientation semblable à celle du gouvernement des États-Unis, dont il prétend se rapprocher.

Le président élu a annoncé que ses références internationales sont Israël, l’Italie, et le pays de Trump, et que ses principaux adversaires seraient le Venezuela et la Chine. Sur le dragon, Bolsonaro ne s’est pas privé de faire des déclarations négatives : « La Chine n’achète pas au Brésil, elle achète le Brésil », a-t-il déclaré en pleine campagne et la visite qu’il a rendu à Taiwan, en février, était une provocation qui irrite particulièrement Pékin.

À un autre moment de la campagne il a déclaré que la Chine est un « prédateur qui veut dominer des secteurs vitaux de l’économie » du Brésil, irrité apparemment par l’achat d’une mine de niobium par la compagnie chinoise Molybdenum, car il s’agit d’un métal stratégique que les nationalistes brésiliens ne veulent pas voir passer en mains étrangères (Reuters 25/10/2018).

Bien que la Chine soit un investisseur important au Brésil qui prend le contrôle de secteurs clés de son économie, Bolsonaro ne pourra pas se dispenser de garder de bonnes relations. En effet, entre 2003 et 2017, le dragon a annoncé des investissements de 123 milliars de dollars, dans leur immense majorité dans les secteurs de l’énergie et des mines, y compris dans le pétrole et les minerais stratégiques. (El País, 22/1/2018).

Il y a quelques jours la Corporation des investissements de la Chine (Spic) a fait une offre formelle pour le contrôle de Madeira Energia, propriétaire du barrage de San Antonio, l’un des plus importants du pays, avec un investissement total d’ un milliard de dollars et en prenant à son compte une dette de plus de 4 milliards (Valor, 29/10/2018). Le Brésil est bon marché et on s’attend à une surenchère d’offres, dans laquelle les Chinois peuvent remporter la mise.

Il y a cependant une raison supplémentaire pour inviter Bolsonaro à éviter la confrontation avec la Chine et ne pas s’aligner sur la guerre commerciale que mène Trump. Le Brésil est très fortement dépendant des importations de la puissance orientale. Les deux principaux postes d’exportation vers la Chine sont le minerai de fer et le soja. Le premier représente 61% des exportations totales de fer et le soja exporté vers la Chine représente 80% du total des exportations de soja car la guerre commerciale a réorienté une bonne part des importations asiatiques des États-Unis vers le marché brésilien.

Le gouvernement qui s’installera le 1er janvier, a beau se vouloir d’extrême-droite-droite et nationaliste, les réalités globales imposeront des limites précises à ses velléités et ses options idéologiques. On peut dire sensiblement la même chose de la politique nationale, dans laquelle Bolsonaro devrait avoir le champ plus libre, car il dispose de majorités parlementaires et d’une opinion publique favorable. Mais sur ce terrain aussi, le jeu des partis et les inerties institutionnelles joueront contre lui.

Le Brésil a un déficit fiscal de 8% du PIB, plus du double de celui de l’Uruguay et trois fois plus que la moyenne de la région, ce qui l’oblige à prendre des mesures d’austérité et à réformer le système des retraites, qui est l’une des principales causes du déficit. Il faudra envisager des privatisations, mais le secteur militaire dont il a l’appui s’oppose à ce que soient inclus des secteurs stratégiques comme Petrobras.


Bolsonaro et le Mercosur : des chefs d’entreprises inquiets

La Confédération nationale de l’industrie (CNI) brésilienne a publié un communiqué très sévère, mettant en garde Bolsonaro contre tout faux pas. « Si le gouvernement brésilien ne donne pas la priorité au Mercosur, ou pire encore, s’il réduit le tarif extérieur commun de manière unilatérale, le seul gagnant sera la Chine qui est déjà en passe de s’emparer du marché brésilien dans toute l’Amérique latine. Les petites et moyennes entreprises, qui sont celles qui exportent le plus vers les pays du Mercosur, seront les plus pénalisées » (O Estado de São Paulo, 30/10/2018).

Le communiqué rappelle au nouveau président, qu’il a ardemment appuyé pendant la campagne, que la Constitution établit les principes de la conduite du pays dans les relations internationales et que, parmi ceux-ci, figure en bonne place l’intégration économique des pays d’Amérique latine.

Dans cette direction, la CNI défend l’idée de renforcer le Mercosur, car « ce bloc constitue un complément du marché domestique brésilien et la destination des exportations dans laquelle l’industrie a une participation majeure ». De l’avis des chefs d’entreprises, c’est vers ces pays que se dirigent les exportations à haute valeur ajoutée et dans ces pays que travaillent plusieurs multinationales brésiliennes.

Raúl Zibechi

Le 2 novembre 2018

 

- Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3472.
- Traduction de Françoise Couëdel pour Dial.
- Source (espagnol) : Brecha, édition n°1719, 2 novembre 2018.

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Articles Par : Raúl Zibechi et Marcelo Aguilar

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