Brève histoire des relations de la Banque mondiale, du FMI et du gouvernement des États-Unis avec le Nicaragua

L’Amérique centrale est considérée par le gouvernement des États-Unis comme une partie de sa zone d’influence exclusive. La politique adoptée par la Banque mondiale en termes de prêts à l’égard des pays de la région est directement influencée par les choix politiques du gouvernement des États-Unis. Le cas du Nicaragua et du Guatemala au cours des années 1950 est tout à fait clair.

« Un des principaux pays emprunteurs [auprès de la Banque mondiale] du point de vue du nombre de prêts était le Nicaragua, un pays d’un million d’habitants contrôlé par la famille Somoza. ‘Washington et les Somoza considéraient leur relation mutuelle comme profitable. Les États-Unis soutenaient les Somoza et les Somoza soutenaient les États-Unis lors des votes aux Nations unies ou dans les organismes régionaux. Somoza a offert le territoire nicaraguayen comme base d’entraînement et de départ des forces cubaines en exil qui ont abouti à un désastre à la Baie des Cochons en 1961’ (Anthony Lake, Somoza Falling, Houghton Mifflin, 1989, p. 18). Entre 1951 et 1956, le Nicaragua a reçu neuf prêts de la Banque mondiale et un en 1960. Une base militaire américaine a été établie en 1953 d’où a été lancée l’opération de la Central Intelligence Agency (CIA) qui a permis le renversement du président guatémaltèque Jacobo Arbenz qui avait légalisé le Parti communiste et qui menaçait d’exproprier les avoirs de la United Fruit Company. Le Guatemala lui-même, qui avait une population trois fois supérieure à celle du Nicaragua, et bien qu’il ait été un des premiers pays à recevoir une mission d’études de la Banque (publiée en 1951), a dû attendre 1955 pour recevoir son premier prêt après le renversement de son régime ‘communiste’ » [1].

Le 12 avril 1961, alors que cinq jours plus tard, les Etats-Unis allaient lancer une expédition militaire contre Cuba à partir du territoire nicaraguayen [2], la direction de la Banque décide d’octroyer un prêt au Nicaragua en sachant parfaitement que l’argent servira à renforcer la puissance économique du dictateur. Cela fait partie du prix à payer pour son soutien à l’agression contre Cuba. Ci-dessous un extrait du compte-rendu officiel interne de la discussion entre dirigeants de la Banque, ce 12 avril 19613 :

M. [Aron] Broches. J’apprends que la famille Somoza est partout et qu’il serait difficile de trouver quoi que ce soit au Nicaragua sans tomber sur eux.
M. [Robert] Cavanaugh. Je ne voudrais pas avoir l’air de promouvoir un accord qui demanderait au peuple de vendre des terres convoitées par le président.
M. [Simon] Cargill. Si le projet en lui-même est satisfaisant, je ne pense pas que l’intérêt du président pose un problème tel qu’il faille l’abandonner.
M. Rucinski. Je suis d’accord qu’il est trop tard pour faire marche arrière.
M. Aldewereld. Le problème de la propriété des terres et de la famille Somoza est malencontreux mais nous le savions depuis le début et il est trop tard pour en discuter maintenant.

Concernant l’attitude de la Banque à l’égard du régime sandiniste au cours des années 1980 et l’influence qu’a exercée sur elle le gouvernement des États-Unis, nous citons ici un extrait de l’étude de Catherine Gwin : « Le Nicaragua des années 1980 constitue un exemple plus récent démontrant que le refus de prêter de la Banque coïncide clairement avec la politique des États-Unis. La raison invoquée pour la suspension des prêts était l’accumulation d’arriérés. Néanmoins, en septembre 1984, le gouvernement nicaraguayen a formellement proposé une solution au problème des arriérés » [3]. Catherine Gwin détaille les propositions concrètes formulées par le Nicaragua et elle explique que bien que ces propositions soient recevables, la Banque ne fait aucun effort pour aider le régime sandiniste. Elle indique que cela contraste avec la souplesse adoptée par la Banque à l’égard d’autres régimes qui, eux, étaient les alliés des États-Unis.

Petit rappel : Alors que le clan des Somoza est au pouvoir au Nicaragua depuis les années 1930 grâce à une intervention militaire des États-Unis, un puissant mouvement populaire triomphe de la dictature le 19 juillet 1979 et provoque la fuite du dictateur Anastasio Somoza. Les Somoza, détestés du peuple, ont accaparé une très grande partie des richesses du pays et ont favorisé l’implantation de grandes entreprises étrangères, surtout états-uniennes. La dictature d’Anastasio Somoza a bénéficié de nombreux prêts de la Banque mondiale. À partir de la chute de la dictature se met en place un gouvernement d’alliance regroupant l’opposition démocratique traditionnelle (représentant la fraction « libérale » de la bourgeoisie et dirigée par des chefs d’entreprise) et les révolutionnaires sandinistes qui ne cachent ni leur sympathie pour Cuba ni leur disposition à entreprendre certaines réformes progressistes (réforme agraire, nationalisation de certaines entreprises étrangères, confiscation des terres appartenant au clan des Somoza, programme d’alphabétisation…).

Des membres de l’armée Sandiniste capturent le pilote étatsunien Eugene Hasenfus après que son avion ait été abbatu alors qu’il effectuait une mission au Nicaragua en October 1986. (Reuters / Carlos Duran)

Washington, qui a soutenu Anastasio Somoza jusqu’au bout, considère que ce nouveau gouvernement fait peser une menace de contagion communiste en Amérique centrale. L’administration du président Carter, en poste au moment du renversement de la dictature, n’adopte pourtant pas immédiatement une attitude agressive. Mais les choses changent immédiatement quand Ronald Reagan entre à la Maison blanche. Dès 1981, il annonce sa volonté de faire tomber les sandinistes et soutient financièrement et militairement une rébellion composée des anciens membres de la garde nationale (« Contrarevolucionarios » ou « Contras »). L’aviation des États-Unis mine plusieurs ports nicaraguayens (voir encadré sur la condamnation des États-Unis par la Cour internationale de justice de La Haye). Face à cette hostilité, la politique du gouvernement à majorité sandiniste se radicalise. Lors des élections de 1984 qui se déroulent de manière démocratique pour la première fois depuis un demi-siècle, le sandiniste Daniel Ortega est élu président avec 67 % des suffrages. L’année suivante, les États-Unis décrètent un embargo commercial contre le Nicaragua, qui isole le pays par rapport aux investisseurs étrangers. La Banque mondiale, quant à elle, stoppe ses prêts à partir de la victoire sandiniste aux élections présidentielles. Les Sandinistes tentent alors activement de convaincre la Banque mondiale de reprendre les prêts. Ils sont même disposés à appliquer un plan d’ajustement structurel draconien, ce qu’ils font à partir de 1988. La Banque décide cependant de ne pas donner suite et ne reprend les prêts qu’après la défaite électorale des sandinistes aux élections de février 1990 qui voient la victoire de Violeta Barrios de Chamorro, candidate conservatrice soutenue par les États-Unis.

La condamnation des États-Unis par la Cour internationale de justice de La Haye

L’agression du Nicaragua par le gouvernement des États-Unis qui tentait par différents moyens politiques, économiques et militaires de déstabiliser puis renverser le nouveau régime sandiniste a fait l’objet d’un recours contre les États-Unis devant la Cour internationale de justice (CIJ) de La Haye. Celle-ci a rendu un jugement en 1986 par lequel elle condamne les États-Unis pour la violation des obligations imposées par le droit international, en particulier l’interdiction de l’utilisation de la force (article 2 § 4 de la Charte des Nations unies) et l’interdiction d’attenter à la souveraineté d’un autre État [4].

Cela vaut la peine de reproduire le résumé officiel de l’affaire tel qu’il est publié sur le site de la CIJ : « Le 27 juin 1986, la Cour a rendu son arrêt sur le fond. Entre autres décisions, elle a rejeté la justification de légitime défense collective avancée par les Etats-Unis relativement aux activités militaires ou paramilitaires au Nicaragua ou contre celui-ci, et dit que les Etats-Unis avaient violé les obligations imposées par le droit international coutumier de ne pas intervenir dans les affaires d’un autre Etat, de ne pas recourir à la force contre un autre Etat, de ne pas porter atteinte à la souveraineté d’un autre Etat, et de ne pas interrompre le commerce maritime pacifique. La Cour a en outre dit que les Etats-Unis avaient violé certaines obligations d’un traité bilatéral d’amitié, de commerce et de navigation de 1956 et commis des actes de nature à priver celui-ci de son but et de son objet.

Elle a décidé que les Etats-Unis étaient tenus de mettre immédiatement fin et de renoncer à tout acte constituant une violation de leurs obligations juridiques, et qu’ils devaient réparer tout préjudice causé au Nicaragua par les violations constatées du droit international coutumier et du traité de 1956, la fixation du montant devant faire l’objet d’une autre procédure si les Parties ne pouvaient se mettre d’accord. La Cour a ensuite fixé par ordonnance les délais pour le dépôt de pièces de procédure par les Parties sur les formes et le montant de la réparation, et le mémoire y afférent du Nicaragua a été déposé le 29 mars 1988, les Etats-Unis maintenant leur refus de participer à la procédure. En septembre 1991, le Nicaragua a fait connaître à la Cour, notamment, qu’il ne souhaitait pas poursuivre la procédure. Après que les Etats-Unis eurent informé la Cour qu’ils se félicitaient de la demande en désistement du Nicaragua, l’affaire a été rayée du rôle par ordonnance du président du 26 septembre 1991. »

Comme on le voit, en 1991, le gouvernement de Violetta Chamorro élu en 1990, a mis fin à la procédure et a renoncé à demander des réparations au gouvernement de Washington.

Lorsque Daniel Ortega est élu président du Nicaragua en 2006 et rentre en fonction début 2007, l’attitude de la Banque mondiale et du FMI contraste fondamentalement par rapport aux années 1980, de même que l’attitude des autorités de Washington. Le régime de Daniel Ortega est considéré comme fréquentable. Les accords passés entre les gouvernements de droite pendant la période 1990-2006 et les deux institutions financières de Bretton Woods, la Banque mondiale et le FMI, sont renouvelés. Le gouvernement d’Ortega reçoit des crédits tandis qu’il poursuit les réformes néolibérales engagées par les gouvernements précédents. En février 2018, le FMI a félicité le gouvernement de Daniel Ortega [5]. Celui-ci a ensuite décidé d’appliquer une contre-réforme du système des retraites et de la sécurité sociale qui a provoqué les premières grandes manifestations d’avril 2018 très fortement réprimées. Ortega a retiré ces mesures pour essayer de mettre fin aux manifestations mais vu la répression qui a provoqué de nombreux morts parmi les manifestants, le mouvement de protestation s’est poursuivi. De son côté, la Banque mondiale, alors que le gouvernement venait d’annoncer les mesures néolibérales concernant la sécurité sociale, félicitait en avril 2018 le sérieux des politiques économiques suivies par Ortega [6]. Il faudra être attentif à ce qui se passera à l’avenir.

Eric Toussaint


Consulter les autres parties :
1- Nicaragua : D’où vient le régime de Daniel Ortega et de Rosario Murillo
2- Nicaragua : L’évolution du régime du président Daniel Ortega depuis 2007
3- Nicaragua : Poursuite des réflexions sur l’expérience sandiniste des années 1980-1990 afin de comprendre le régime de Daniel Ortega et de Rosario Murillo
4- Brève histoire des relations de la Banque mondiale, du FMI et du gouvernement des États-Unis avec le Nicaragua


Pour en savoir plus sur les enjeux stratégiques de l’intervention de la Banque mondiale, du FMI et du gouvernement des États-Unis en matière de « développement » :

Notes :

[1Kapur, Devesh, Lewis, John P., Webb, Richard (ed.). 1997. The World Bank, Its First Half Century, volume 1, p. 103. À signaler que le livre dont est tiré cette citation a été rédigé à la demande de la Banque mondiale à l’occasion de son cinquantenaire. http://documents.worldbank.org/curated/en/313081468322727631/History

[2L’expédition a eu lieu le 17 avril 1961. Il s’agit du débarquement de plus de 1 500 mercenaires anticastristes dans la Baie des Cochons à Cuba. Cette expédition fut un fiasco monumental.

[3Catherine Gwin, in Kapur, Devesh, Lewis, John P., Webb, Richard (ed.). 1997. The World Bank, Its First Half Century, volume 2, p. 258

[4Cour internationale de justice (CIJ), Affaire des activités militaires et para-militaires au Nicaragua et contre celui-ci, Arrêt du 27 juin 1986. Suite à cette sentence, les États-Unis ont annoncé officiellement qu’ils ne reconnaissaient plus la compétence de la CIJ. Voir http://www.icj-cij.org/fr/affaire/70

[5Nicaragua : Declaración final de la visita del personal técnico del FMI, 6 février 2018, https://www.imf.org/es/News/Articles/2018/02/06/ms020618-nicaragua-staff-concluding-statement-of-an-imf-staff-visit

[6Nicaragua : panorama general, 16 avril 2018, http://www.bancomundial.org/es/country/nicaragua/overview




Articles Par : Eric Toussaint

A propos :

Eric Toussaint docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France. Il est l’auteur des livres, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2000, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège. Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.

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