Bruno Guigue: « On a affaire à une instrumentalisation de la question ouïgoure par des officines de propagande financées par le congrès américain. »

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Interview de Bruno Guigue par Douma Djib 

Quel est votre parcours ?

En 2008, le président de la république a décidé de me destituer de mes fonctions de sous-préfet pour avoir publié un texte qui déplut fortement à Tel-Aviv.

Ce texte était la critique d’une tribune libre publiée dans « Le Monde » par un certain nombre d’intellectuels connus pour leur appartenance au lobby pro-israélien en France.

Cette tribune incriminait la commission des droits de l’homme de l’ONU, et j’ai pris sa défense, car elle avait adopté des positions courageuses sur la question palestinienne. L’argumentaire déployé par les détracteurs de cette commission revenait à exonérer Israël de ses propres responsabilités. J’ai eu quelques formules à l’emporte pièces comme la phrase reprise par tous les médias lorsqu’ils ont annoncé ma destitution  : « Israël est le seul Etat au monde où des snipers abattent des fillettes à la sortie des écoles ».

Or cette phrase correspondait à une triste réalité qui avait été dénoncée, dans les mois précédant mon article, par Amira Hass dans le journal Haaretz, et par Chris McGreal dans The Guardian. Tout cela était parfaitement documenté mais peu connu du public.

C’est le gouvernement français qui a décidé de médiatiser l’affaire de mon limogeage, ce qui m’a donné une certaine notoriété ! Ce fut évidemment un moment important pour moi, non pas dans la prise de conscience des problèmes, mais dans l’orientation que j’ai prise ensuite dans ma vie.

Cette nouvelle situation m’a permis d’approfondir mes activités d’éditorialiste, chroniqueur, analyste, lanceur d’alerte, éveilleur de conscience, chercheur en philosophie politique, peu importe la définition c’est comme on voudra, mais en tout cas de manière totalement indépendante, que ce soit d’un point de vue matériel ou intellectuel.

Ce départ de la haute fonction publique a inauguré quelque chose de plus profond, mais j’ai aussi réalisé que nous étions peu nombreux, dans le monde francophone, à produire des analyses et des réflexions radicalement opposées à cette avalanche de mensonges que déversent les médias main stream.

Comment voyez-vous le traitement médiatique des Ouïgours ?

Dans cette affaire, comme toutes les autres, il faut partir des faits.

Ça a l’air simple, mais c’est compliqué, car il n’y a pas de faits bruts mais des faits relatés.

Sur les Ouïgours, il y a la narration chinoise et la narration occidentale.

Il faut prendre les deux, les considérer, les peser, et vérifier ce que ces narrations racontent. Chose qu’on ne fait pas dans les médias mainstream. On part du principe que tout ce que dit la Chine est faux et que tout ce que racontent les officines de propagande occidentales est vrai.

Or les sources qu’on utilise pour accréditer la fable des 3 millions de Ouïgours qui seraient dans des camps sont extrêmement douteuses.

Elles sont douteuses, car il n’y a aucun travail de recherche, les témoignages sont extrêmement peu nombreux, sujets à caution, avec des gens qui curieusement parlent anglais alors qu’en réalité très peu de personnes parlent anglais en Chine.

En réalité, on a affaire à une instrumentalisation de la question ouïghoure par des officines de propagande financées par le congrès américain, et cette instrumentalisation répond à l’agenda politique du congrès mondial ouïgour, qui est une organisation d’opposition antichinoise, dont le siège est à New-York et dont la principale représentante était déjà une amie de George W. Bush.

Toutes ces officines ont diffusé une narration absurde. On nous a dit que 2 à 3 millions de Ouïgours étaient dans des camps. A moins qu’on ait enfermé les vieux, les enfants, les femmes et les malades, il n’y aurait plus aucun homme ouïgour dans les villes du Xinjiang, puisque la population totale des Ouïgours est de 12 millions. Or ce n’est pas du tout ce dont témoignent les gens qui vivent sur place, ou les journalistes qui sont allés sur place.

Toute cette propagande souligne deux choses : premièrement la non-fiabilité absolue des sources citées par les médias occidentaux et, deuxièmement, l’invraisemblance factuelle, absolument consternante, des faits rapportés.

En face, les Chinois ont publié un Livre blanc, qui détaille chiffres à l’appui la politique de la Chine au Xinjiang. Cette politique a deux volets :

  • Un volet préventif : la Chine estime qu’après les attentats qui ont fait des centaines de morts entre 2009 et 2014, il fallait traiter ce problème de manière préventive. Les autorités traquent toute forme de propagande de type salafiste-djihadiste. Des milliers de documents ont été saisis et détruits. Des milliers de personnes ont été interpellées, certaines sanctionnées. Le Livre blanc cite le chiffre de 35 000 sanctions dans les 10 dernières années.
  • Un volet répressif. Les autorités n’ont jamais nié qu’il y avait des terroristes ou des complices de terroristes dans les prisons en Chine. Il y a bien des prisons, comme il y en a dans tous les pays du monde. La Chine est un pays où on aime l’ordre. Tout fauteur de trouble, toute personne qui sème le chaos en employant la violence contre ses concitoyens s’expose à des sanctions très sévères.

De plus, la Chine a mis en place des centres de formation professionnelle, ce qui est largement documenté par de très nombreuses missions étrangères qui étaient au Xinjiang, et qui montre que les chinois veulent s’attaquer à la racine du mal. Ils envoient les jeunes en formation pour apprendre un métier plutôt que de passer le temps à lire la propagande séparatiste.

On peut toujours désapprouver cette politique, mais les Chinois sont pour, et cela ne nous regarde pas. En tant qu’ami de la Chine, personnellement, je suis pour. Lors de l’assemblée générale de l’ONU, 45 pays ont approuvé officiellement la politique de la Chine au Xinjiang, dont une grande partie sont des pays musulmans.  

Concrètement, observe-t-on que ces mesures ont eu un effet sur la menace terroriste ?

Oui, ces mesures ont été efficaces : zéro attentat depuis 2014.

Entre 2009 et 2014, plusieurs dizaines d’attentats ont fait plusieurs centaines de morts :

  • La grosse vague a eu lieu en 2009 : 197 Chinois d’ethnie Han ont été tués dans la capitale du Xinjiang par des séparatistes djihadistes ouïgours.
  • A la gare de Kunming, où je me suis rendu en janvier 2020, 31 personnes ont été tuées à l’arme blanche en 2014
  • Il y a même eu un attentat sur la place Tiananmen !

On peut ajouter qu’un certain nombre d’Ouïgours sont en Syrie ?

D’après mes sources, il y aurait 3000 combattants ouïgours en Syrie. Mais pour les officines  de propagande occidentale ces terroristes n’existent pas ! Sur son site, Reporters Sans Frontières donne des conseils aux journalistes : « A propos du Xinjiang, il ne faut pas parler de terrorisme, car c’est de la propagande chinoise ». C’est hallucinant !

C’est la chaîne du mensonge : si on accepte les prémisses du raisonnement, et qu’elles sont mensongères, on aura des conclusions mensongères.

Il est absurde de dire que les musulmans sont persécutés en Chine. La plus grande ethnie musulmane en Chine est l’ethnie Hui. J’ai vu de mes yeux qu’ils vivent en paix dans ce pays.

Les Chinois sont selon vous un empire non impérialiste. Pouvez-vous l’expliquer ?

 C’est un ensemble politique extrêmement vaste qui a mis 2000 ans à se constituer.

D’abord, la Chine ne s’est jamais étendue au-delà de son domaine actuel. Quelques intrusions au Vietnam et en Corée, mais ces pays sont indépendants de la Chine depuis des siècles.  

La Chine n’a jamais eu d’empire colonial outre-mer. C’est un pays centré sur lui-même, et il a suffisamment à gérer à domicile !

Les Chinois considèrent que la véritable universalité est l’acceptation de la diversité. C’est l’unité dans la diversité. La Chine ignore le fait qu’on doive inculquer les valeurs universelles au monde entier comme l’Occident le fait. La coexistence précède l’existence.

Il n’y a pas, en Chine, cette pulsion assimilatrice et impérialiste qui caractérise l’Occident.

Ceci dit, il y a un tel rayonnement, une telle puissance de la Chine, elle a noué des partenariats avec 130 pays dans le cadre des « Routes de la soie », et tout cela lui confère une influence énorme.

Il y a une telle disproportion économique, que certains petits pays sont mis en orbite, comme le Cambodge. Mais les Chinois n’ont jamais envahi le territoire des autres, ni financé des activités subversives, ni poussé à des changements de régime.

La Chine n’impose des sanctions économiques à aucun pays alors que les Américains le font à 39 pays. La Chine a une base militaire à l’étranger, contre 725 bases américaines.

Le budget militaire chinois est de 250 milliards de dollars contre 740 milliards de dollars pour les USA alors que la population chinoise est 4 fois plus nombreuse. Les Chinois ont doublé leur budget militaire sur les 10 dernières années, car ils se méfient de Washington, et ils ont raison.

Il y a bien une forme d’expansion économique chinoise, mais personne n’a contraint 130 pays à passer des accords avec la Chine. De grands pays indépendants comme le Nigéria, l’Afrique du Sud ou l’Algérie font des affaires avec la Chine, et ils le font de leur plein gré..

Et c’est l’Occident impérialiste, qui a fait des guerres partout dans le monde, imposé des sanctions économiques, poussé à des changements de régime, qui se permet de parler d’impérialisme chinois !

Quelles différences entre politique américaines et chinoises ?

Le pouvoir politique aux USA est sous la coupe d’intérêts privés. La politique publique n’est donc que la déclinaison d’une politique privée.

Les USA sont impliqués dans la course aux armements, car les multinationales de l’armement ont une influence déterminante dans la conduite de la politique américaine, tout simplement.

En Chine, c’est l’inverse, il n’y a pas d’industrie d’armement privée. Il y a un puissant secteur privé, mais les Chinois ont gardé de grandes entreprises publiques. Le grand capital ne domine pas, il ne s’assujettit pas le pouvoir politique.

Quel front de résistance à l’impérialisme américain ?

Cette résistance passe par la constitution ou la consolidation d’États souverains, progressistes, dont la vocation est le développement du pays et l’augmentation du bien-être de la population. Et c’est la coalition de ces États, de ces nations souveraines, qui constitue le véritable internationalisme.

La souveraineté est progressiste, et il ne faut pas laisser le monopole de ce mot d’ordre aux forces réactionnaires.

Quel constat peut-on faire du système médiatique ?

Le système médiatique occidental est un système à double détente.

D’un côté, il est détenu par l’actionnariat privé. Il obéit donc à ces actionnaires, et c’est pour cette raison que la presse française affiche une ligne éditoriale monolithique : 10 milliardaires contrôlent la presse française.

D’un autre côté, la presse publique est sous la coupe du gouvernement. C’est la voix de son maître !

Au total, médias publics et privés sont assujettis aux mêmes intérêts. Le gouvernement français étant le commis du grand capital, et le grand capital le détenteur des moyens privés de production de l’information, l’alignement des uns et des autres est systématique.

Tous les détenteurs de la presse n’ont pas d’intérêt particulier à Cuba ou au Venezuela pourtant, pourquoi une telle couverture médiatique ?

Quand un acteur social fait quelque chose, il ne le fait pas parce qu’il a une perception immédiate de son intérêt matériel, il le fait en fonction de son idéologie. L’idéologie est l’habillage conceptuelle, la grille de lecture, le prisme à travers lequel nous voyons les choses. Les grandes entreprises françaises peuvent y voir un partenaire économique, mais d’un point de vue idéologique, ils ne peuvent y voir qu’un adversaire. En effet, Cuba incarne un modèle qui dépasserait l’emprise capitaliste.

Quelles en sont les conséquences d’être si mal informés ?

L’abêtissement généralisé, l’incapacité d’un grand nombre de personnes de penser par eux-mêmes car complètement conditionné par la narration dominante rabâchée toute la journée par les grands médias.



Articles Par : Bruno Guigue et Douma Djib

A propos :

Ancien élève de l’Ecole normale supérieure et de l’Ecole nationale d’administration, Bruno Guigue est un ex-haut fonctionnaire français. Chercheur en philosophie politique et analyste politique, il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont « Aux origines du conflit israélo-arabe, L’invisible remords de l’Occident », « Faut-il brûler Lénine ? » et « Les Raisons de l’esclavage », publiés chez L’Harmattan. Chroniqueur de politique internationale, il a publié des centaines d’articles diffusés en huit langues par plusieurs dizaines de sites d’information indépendants.

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