Canada : La suppression d’électeurs de 2011 instiguée par les conservateurs de Harper, un cas de fraude très peu couvert
Dans le premier essai de cette série, je laissais entendre que le fait pour l’éditeur politique de la revue Maclean’s Paul Wells de ne pas mentionner la fraude électorale de 2011 dans son livre sur Stephen Harper le qualifiait pour faire partie des « suppôts de Harper », ce qu’il a lui‑même confirmé.
Lorsque j’ai fait observer sur Twitter (le même jour) que les journalistes « préfèrent peut‑être simplement poser d’autres questions » que d’investiguer sur les scandales du gouvernement, l’auteur‑interprète Raffi Cavoukian a répondu : « C’est la #elxn42 campagne [électorale de 2015] de Harper qu’il faut remettre en question — un [premier ministre] voyou, sans foi ni loi, qui se représente — c’est ça le problème. ». Raffi ajoutait que les conservateurs de Harper ont été « reconnus coupables d’agissements illicites à chacune des [trois] dernières élections. C’est ça le gros problème ». Wells lui a répondu sur Tweeter que « le gouverneur général, Élections Canada et la Constitution ne sont pas de ton avis, espèce de bouffon ».
Mais la personne, l’organisme et l’entité abstraite cités par Wells sont aussi peu pertinents vis‑à‑vis des faits sous‑jacents que ses insultes dignes d’un écolier. Il n’y a rien d’exagéré dans le fait de qualifier un premier ministre accusé à deux reprises d’outrage au Parlement de voyou sans foi ni loi, et les irrégularités relatives au processus électoral sont prouvées et reconnues — voyez le scandale des transferts de fonds, le spectacle édifiant du porte‑parole en matière d’éthique de Harper, Dean Del Mastro, conduit en prison menottes aux poignets et la démission de Peter Penashue [qui se représente comme candidat conservateur pour le Labrador –Éd.].
Wells n’est pas le seul à vouloir ignorer les scandales de fraude électorale du camp Harper. Alors qu’au début de 2012 le scandale de 2011 lié à la suppression d’électeurs par le truchement d’« appels automatisés » faisait la première page des journaux depuis plusieurs semaines, Michael Coren de Sun Media se moquait des gens qui faisaient beaucoup de bruit à propos de « quelques ridicules appels téléphoniques », tandis que Margaret Wente du The Globe and Mail trouvait « ridicule de penser qu’il y a eu une conspiration massive de fraude orchestrée par des personnes haut placées » dans notre « ennuyeuse petite démocratie ».
Mais le Canada est moins ennuyeux et moins démocratique que ne le pense Wente — ridicules ou pas, il y a eu plus que quelques appels frauduleux. Deux enquêtes par sondage réalisées au printemps 2012 donnent une idée de l’ampleur de la fraude téléphonique survenue durant la campagne électorale de 2011. À partir d’un échantillon de plus de 3 000 électeurs choisis surtout en Ontario, Ipsos Reid a constaté que 4 % des répondants (ce qui signifie environ un million d’électeurs à l’échelle nationale) disent avoir reçu un appel leur fournissant des renseignements erronés sur les lieux de scrutin.
À partir d’un échantillon plus vaste de près de 4 800 électeurs de 113 circonscriptions à travers le Canada, Ekos Research a établi que dans six circonscriptions visées par la campagne massive d’appels automatisés le pourcentage moyen d’électeurs ayant reçu par téléphone des renseignements erronés est de 3,8 %, alors qu’à l’échelle du pays 2,3 % des électeurs en moyenne — ou, si l’on arrondit, 550 000 personnes — ont reçu ce type d’appel. (Ces derniers chiffres paraissent plus fiables, mais les résultats de l’enquête d’Ipsos Reid semblent indiquer que la fraude a été plus massive en Ontario.)
Toutefois, deux types distincts de fraude téléphonique ont été pratiqués à l’échelle nationale au cours de la campagne électorale de 2011. Le 19 avril 2011, The Toronto Star, CBC News et Maclean’s relataient qu’au cours de la semaine précédente des appels nocturnes en provenance prétendument de personnes faisant campagne pour le Parti libéral avaient mis en colère des électeurs d’au moins dix circonscriptions de l’Ontario, et d’ailleurs au pays. Des questions s’en sont suivies au Parlement — questions qui ont amené Harper à nier de façon indigne l’implication de son parti tandis que Del Mastro avançait pour sa part que ces appels étaient tout simplement la preuve de l’incompétence des libéraux.
Ces appels indésirables ont fait l’objet d’une couverture gravement insuffisante. Mais lorsque le décompte final des plaintes bien fondées réalisé par Élections Canada a été rendu public en avril 2014 dans le Rapport d’enquête sommaire sur les appels automatisés d’Yves Côté, les chiffres avaient de quoi étonner. Sur l’ensemble des 2 448 plaintes formulées, 1 241 (51 %) concernent des appels indésirables, et 1 207 (49 %), des appels fournissant des renseignements erronés, notamment sur les lieux de scrutin. Si nous admettons que ces chiffrent indiquent un nombre approximativement égal pour les deux types d’appels, cela signifie, compte tenu des chiffres d’Ekos concernant les appels fournissant des renseignements erronés, que le nombre total d’appels frauduleux doit avoir dépassé 1,1 million — et que les appels indésirables doivent s’être produits dans la plupart des 261 circonscriptions visées par la fraude téléphonique.
Il est difficile de juger des répercussions des appels indésirables. Mais il semblerait que pour chaque personne ayant reconnu ces appels comme frauduleux, bien d’autres aient été trompées. Anthony Rota, spécialiste de réseaux, administrateur d’université et ancien député libéral dont la défaite par un cheveu dans la circonscription de Nipissing‑Temiskaming peut être attribuée à la fraude téléphonique, m’a dit avoir cru au départ que les appels nocturnes de sa circonscription provenaient du fait d’une lamentable erreur du quartier général libéral à Ottawa. Rota s’est vite détrompé — mais la plupart des électeurs qui se sont fait réveiller à 2 heure du matin par l’appel d’une personne se réclamant de la campagne libérale locale et qui leur laissait entendre sur un ton arrogant, comme me l’a rapporté l’un des réceptionnaires, que « votre soutien au parti nous est acquis », étaient tout simplement en colère.
Ce n’est peut‑être pas une coïncidence si après une semaine de campagne d’appels indésirables, le soutien aux libéraux a chuté pour la première fois de la campagne en Ontario sous la barre des 30 % et s’il a amorcé une baisse constante dans les sondages à l’échelle nationale, passant de près de 30 à près de 20 %, pour terminer à 18,9 % du scrutin le jour des élections.
D’autres facteurs ont joué eux aussi : la performance de Michael Ignatieff, correcte, mais certes pas éblouissante, lors des débats télévisés des 12 et 13 avril, la passivité des libéraux vis‑à‑vis des attaques et de la diffamation incessantes des conservateurs et la campagne inspirante de Jack Layton. Quoi qu’il en soit, il paraît évident que le demi‑million et plus d’appels indésirables ont contribué au déclin des libéraux.
Quelle qu’ait été l’interaction précise des causes, le navire libéral a pris l’eau au cours des deux dernières semaines de la campagne et a bien failli sombrer avec tout son équipage le 2 mai, jour des élections. Mais serait‑il mieux approprié de comparer la situation au naufrage du Lusitania plutôt qu’à celui du Titanic? Dans quelle mesure la catastrophe est‑elle due au manque de jugement du capitaine plutôt qu’à l’impact de torpilles sous la ligne de flottaison?
Michael Keefer
Article original en anglais :
Canada: The 2011 Voter Suppression Fraud Instigated by Harper Conservatives, Gravely Underreported, publié le 12 septembre 2015
Traduction : Jacques pour Mondialisation.ca