Canada : L’armée veut épier les réseaux sociaux
Surveiller, pour mieux protéger. Le ministère de la Défense nationale du Canada souhaite créer une escouade d’une quarantaine d’analystes chargés d’espionner en temps réel les grands réseaux sociaux, de manière confidentielle, et ce, afin d’identifier les « nouvelles instabilités », tout comme les personnes ou groupes pouvant représenter une menace pour le Canada, a découvert Le Devoir.
Selon un document d’appel de soumissions, les réseaux Twitter, Facebook, LinkedIn, Instagram et Reddit, entre autres, sont dans la mire des Forces canadiennes, qui cherchent à faire l’acquisition d’une plateforme complète de surveillance, d’analyse et de filtrage des données personnelles et publiques des internautes transitant sur les réseaux sociaux. Le système, qui vise principalement la surveillance des « populations et gouvernements » de « pays d’intérêt », doit être opérationnel, au plus tard, en mars 2017. Le montant consacré à la création de cette unité n’est pas encore précisé.
Dans son document, la Défense nationale estime que la nouvelle socialisation dans les univers numériques génère des flots d’informations pouvant permettre de mieux comprendre l’état d’esprit de certains groupes ou personnes et d’en déduire d’éventuels risques qu’ils pourraient faire peser sur le Canada, ses ressortissants ou ses intérêts à l’étranger. Pour tirer profit de ces données personnelles partagées dans des espaces numériques publics, le ministère souhaite donc avoir un « accès complet et confidentiel aux nombreuses sources de données des réseaux sociaux », en temps réel, mais veut également pouvoir remonter cinq ans en arrière dans les archives de ces réseaux.
Objectif ? Mieux comprendre « les événements » qui s’y déroulent et identifier au passage les personnes d’influence clés, mesurer le ressenti des populations locales ou encore « localiser l’emplacement de personnes d’intérêt », peut-on lire dans le document.
Yik Yak et la Chine
Au-delà des grands réseaux sociaux en vogue, l’Armée veut que sa plateforme facilite la surveillance discrète des blogues, des forums de discussion, des logiciels de communication instantanée tels Snapchat, Yik Yak et consorts, mais également des espaces réservés aux commentaires des internautes sur les sites traditionnels d’information. Les réseaux sociaux étrangers, comme le Sina Weibo de Chine ou le VKontakte de Russie, pourraient également être dans le viseur des Forces.
Le filtrage et l’analyse des informations passant par ces outils de communication doivent se faire en temps réel et dans plusieurs langues, dont le français, l’anglais, mais également l’arabe, le dari, le chinois ou le russe. Les données récoltées ainsi par le Canada seront conservées sur un serveur sécurisé au Canada, « dans une salle verrouillée », précise l’Armée, qui dit souhaiter pouvoir partager le fruit de cette surveillance avec d’autres organismes gouvernementaux, sans préciser lesquels.
Surveillance et craintes
Le gouvernement fédéral n’en est pas à ses premières intrusions dans les univers numériques à des fins sécuritaires. En 2014, Ottawa a accordé, par l’entremise de Travaux publics et Services gouvernementaux du Canada, un contrat de surveillance des réseaux sociaux afin d’identifier les menaces intérieures pouvant s’exprimer en ces lieux. L’analyse de la tonalité des échanges et l’évaluation de l’émotion font partie de cette démarche de surveillance qui cherche à tirer profit de toute l’intimité qui se répand désormais dans les univers numériques.
Hasard des calendriers, l’appel des Forces armées pour accroître ses outils de surveillance du Web est lancé alors qu’aux États-Unis un nouveau rapport vient confirmer l’impact négatif de cette surveillance sur les comportements et perceptions des internautes. Selon le Pew Research Center, qui a sondé leur état d’esprit, 91 % des Américains estiment en effet avoir perdu le contrôle sur la façon dont leurs données personnelles sont désormais collectées en ligne. Pis, 81 % ne se sentent plus en sécurité pour partager des données personnelles par l’entremise d’un réseau social, y compris avec des personnes en qui ils ont confiance, indique l’enquête dévoilée jeudi.
Fabien Deglise pour Le Devoir