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Canada. Le vote par anticipation a-t-il été victime d’une stratégie électorale partisane?
Par Normand Beaudet
Mondialisation.ca, 19 octobre 2015
Le Devoir.com (Opinion)
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Le vote massif par anticipation observé la semaine dernière pourrait réserver des surprises aux citoyens. Quel phénomène avons-nous vu émerger sous nos yeux ? Vote de protestation, ou stratégie électorale ?

Nombreux sont ceux qui ont interprété ce phénomène comme un vote de protestation pour des électeurs voulant du changement. Mais pourrions-nous être face à une stratégie électorale bien planifiée et coordonnée ? Une stratégie qui, combinée avec les 78 jours de campagne aurait permis de pointer un maximum d’électeurs favorables, afin de mobiliser des partisans plus massivement et de les faire voter plus rapidement pour profiter au maximum du vote par anticipation dorénavant de quatre jours ? Le vote par anticipation, à l’origine, n’était accessible qu’aux personnes démontrant leur incapacité de voter le jour officiel du scrutin.

Pensons-y : 77 jours pour pointer activement les électeurs qui nous sont favorables. Grâce à de bons moyens financiers, c’est une bénédiction. Puis quatre jours pour effectuer des blitz téléphoniques afin de faire sortir le vote par anticipation ; au lieu d’une seule journée de scrutin. Ainsi, on évite la grande volatilité du vote en fin de campagne et, dans une élection serrée, avec des circonscriptions où la division du vote est importante, une telle stratégie peut faire toute la différence. Bien orchestré, un tel abus du mécanisme de vote par anticipation peut s’avérer incroyablement payant au moment du dépouillement du vote.

Faiblesses

La mise en oeuvre d’une telle stratégie est encore plus plausible lorsqu’on connaît les faiblesses du mécanisme de vote par anticipation. Le vote par anticipation est plus long, car il sert à la correction de la liste électorale. En plus de la vérification des pièces d’identité, il demande d’inscrire la totalité des informations de chacun des électeurs au registre du scrutin. Les occurrences de confusion et d’erreurs sont grandes dans une cohue et sous la pression des masses d’électeurs qui attendent. Le travail est au surplus effectué par des citoyens contractuels sommairement formés. Difficile de bien vérifier la concordance des pièces présentées avec la liste électorale et impossible de repérer efficacement les personnes qui ne seraient pas autorisées à voter.

De plus, chaque soir, l’urne du vote par anticipation est ouverte et les bulletins de vote sont l’objet de manipulation par de simples citoyens. Dans plusieurs cas, ce personnel ne maîtrise pas bien les subtilités de la mécanique électorale ; les formations de trois heures ne suffisent pas à assurer la qualité. Parce que les gouvernements ont voulu économiser, nos processus électoraux ne sont malheureusement pas professionnalisés et il n’existe aucune certification de compétence du personnel.

Recommandation des partis

Le détournement potentiel du vote par anticipation à des fins tactiques est encore plus préoccupant lorsqu’on examine les mécanismes de recrutement du personnel. Croyez-le ou non, nos mécanismes électoraux contraignent encore les directeurs de scrutin, dans chaque circonscription du pays, tant au fédéral qu’au provincial à considérer en priorité des listes de recommandations dressées par les partis politiques ; principalement celui ayant gagné à l’élection précédente, ou celui étant arrivé deuxième.

C’est un mécanisme connu et controversé qui joue un rôle important en ce qui concerne les partis politiques. Le travail électoral est une forme de « récompense pour services rendus » offerte à des militants partisans actifs. Les qualifications de ces scrutateurs et greffiers deviennent secondaires dans le contexte de cette contrainte légale. On peut certainement douter du travail « non partisan » d’un certain nombre de ces « officiers d’élections ». Il est à espérer que les nouveaux mécanismes de recrutement par Internet, par lesquelles de nombreuses candidatures sont reçues, rendront complètement désuètes ces anciennes façons de faire que, du reste, les partis politiques refusent d’abolir. Disons qu’une telle conjoncture devrait semer l’inquiétude quant à l’objectivité même de notre processus démocratique.

L’ignorance généralisée des processus électoraux empêche un grand nombre de citoyens de comprendre l’effet des tactiques et stratégies électorales utilisées par les partis politiques. La congestion et la confusion le jour du vote par anticipation ne sont peut-être pas l’effet d’un accroissement de l’intérêt des électeurs ou un reflet d’un désir de changement.

Cette situation déplorable a suscité des critiques de l’organisation des élections ; un exercice qui repose pourtant essentiellement sur 250 000 citoyens contractuels pendant quelques jours et répartis dans 338 régions de notre immense territoire. Une machine incroyablement complexe et fragile. Cette exploitation abusive fragilisera-t-elle encore plus le système ? La manipulation des mécanismes électoraux donnera-t-elle les résultats escomptés ?

Les citoyens mobilisés par la machine électorale n’ont ni le pouvoir de modifier la loi électorale ni la capacité d’organiser la logistique du vote et encore moins celui d’adapter leur travail aux stratégies douteuses mises en oeuvre par des partis politiques qui tenteraient d’exploiter les failles du système. Un système qu’ils mettent eux-mêmes en place. Un processus électoral sain, c’est bien plus important pour la démocratie que la présence ou non de niqabs !

Norman Beaudet

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