CANADA : Plus de 29 milliards $US pour les F-35
La facture serait plus salée que prévue, selon un rapport de Kevin Page

Selon Kevin Page, le coût unitaire des avions sera d’environ 148,5 millions $US au moment où le Canada prendra livraison de ses appareils, entre 2016 et 2022.
La facture de l’avion de chasse F-35 sera beaucoup plus salée que ne le prétend le gouvernement fédéral, selon un nouveau rapport du directeur parlementaire du budget, Kevin Page, déposé ce matin au Parlement. Depuis juillet, le gouvernement répète publiquement que le coût d’achat et d’entretien des 65 chasseurs F-35 sera de 14 à 16 milliards $US. Kevin Page estime qu’il faut doubler ce montant, à 29,3 milliards $US.
Kevin Page fait un constat sévère. «Il n’y a pas eu d’appel d’offres concurrentiel pour l’achat du F-35. L’Énoncé des besoins opérationnels n’a pas été rendu public, les capacités de l’appareil demeurent incertaines compte tenu de son état de développement, les retombées industrielles et régionales sont floues et les coûts d’achat et d’entretien à long terme n’ont pas été établis», peut-on lire en introduction.
En ce qui concerne le coût unitaire des avions, Kevin Page affirme qu’il sera d’environ 148,5 millions $US au moment où le Canada prendra livraison de ses appareils, entre 2016 et 2022. Une flagrante contradiction avec l’estimation du ministère de la Défense, qui disait s’attendre à payer entre 70 et 75 millions $US par avion. Uniquement pour cet ajustement, la facture finale passerait de 4,87 milliards $US à 9,7 milliards $US. (Tous les chiffres sont en dollars de 2009)
En raison des retards dans le développement du F-35 aux États-Unis, Kevin Page affirme que le Canada n’achètera pas les appareils au sommet de leur production, comme il le prétend. À peine 330 avions F-35 auront été livrés entre 2012 et 2016 (sur 2478), ce qui fait grimper son prix unitaire au moment de l’achat par le Canada. En moyenne, le F-35 devrait se vendre 128,8 millions $US l’unité, estime M. Page. Le Canada payerait donc plus que la moyenne.
Avis d’experts indépendants
Comme l’a révélé Le Devoir samedi dernier, Kevin Page a dû se baser sur l’avis de trois experts indépendants (un Américain, un Australien, un Canadien), les chiffres disponibles aux États-Unis et les tendances historiques concernant l’acquisition et l’entretien des avions de chasse dans le monde, car le ministère de la Défense et le Conseil du trésor avaient très peu d’informations objectives à fournir à son équipe d’analyse. «Le ministère a confirmé qu’il n’a pas encore préparé une analyse de ce genre», peut-on lire dans le rapport.
Kevin Page dit avoir fait de son mieux dans les circonstances, mais il affirme à plusieurs endroits dans le document que les chiffres pourraient changer de manière importante dans les prochaines années — très probablement à la hausse, dit-il — de sorte que la facture finale pour le Canada demeure difficile à prévoir. «Son prix pourrait être sensiblement différent», écrit-il en introduction.
Le rapport de 68 pages ne porte aucun jugement sur les qualités opérationnelles du F-35. D’après l’Énoncé des besoins opérationnels du ministère de la Défense que M. Page a pu consulter (un document gardé secret par le gouvernement), le F-35 est le seul appareil qui répond à tous les critères élaborés par les militaires.
En outre, M. Page confirme qu’annuler la commande et lancer un appel d’offres en bonne et due forme pour décider de la prochaine génération d’avion de chasse du Canada, comme le Parti libéral du Canada souhaite le faire, n’entraînerait pas de frais d’annulation, puisqu’aucun contrat n’a été signé avec le gouvernement américain et le fabricant Lockheed Martin. Il n’y a aucune obligation d’acheter cet avion, écrit M. Page.
Entretien et utilisation
En ce qui concerne l’entretien et l’utilisation de l’avion, les chiffres du gouvernement et du directeur parlementaire du budget varient passablement. Le ministère de la Défense affirme que ce volet coûtera entre 5 et 7 milliards de dollars sur 20 ans. Un chiffre que plusieurs experts ont précédemment jugé très bas étant donné la complexité technique de l’appareil et son fuselage furtif de haute technologie.
Kevin Page estime plutôt que l’entretien et l’exploitation coûteront 14 milliards $US. Première distinction, il étale son calcul sur 30 ans, et non pas 20 ans, comme le gouvernement. M. Page juge que la véritable vie utile de l’appareil est de 30 ans et qu’il faut en tenir compte. Le ministère de la Défense, de son côté, fait toujours ses calculs sur 20 ans.
À cette somme, il faut ajouter 3,9 milliards $US pour la mise à niveau des F-35 au cours de leur vie, puis 1,7 milliard $US pour la mise en service initiale (formation des pilotes, infrastructures, etc.). Total de l’utilisation et de l’entretien: 19,6 milliards $US sur 30 ans. En clair, la facture annuelle d’exploitation et d’entretien d’un seul F-35 serait de 8,24 millions $US (avec 240 heures de vol, soit la norme de l’OTAN). Aucun F-35 n’étant encore en service dans le monde, ces chiffres demeurent des estimations, précise le directeur parlementaire du budget.
Kevin Page prévient qu’il y a «un risque que les coûts augmentent» dans les années à venir. «La distribution des coûts de recherche, de développement, d’essai et d’évaluation, l’élimination possible du choix de réacteur, l’élimination possible du modèle F-35B [à décollage vertical], l’intégration possible des systèmes d’armes, la réduction potentielle du carnet de commandes, les coûts d’exploitation et de soutien unique associés à un avion de combat de cinquième génération et les circonstances qui prévaudront au moment des révisions et des mises à niveau de mi-vie» font peser «certains risques» sur le projet, peut-on lire. «Le degré d’incertitude est particulièrement grand.»
Par exemple, si les coûts de développement continuent de grimper et que les États-Unis, les Pays-Bas, la Grande-Bretagne et le Danemark diminuent leur commande, comme c’est possible, la facture a de fortes chances de bondir.
Le Canada pourrait-il profiter d’un rabais des États-Unis? Kevin Page rappelle qu’au sud de la frontière «la loi interdit d’exporter des matériels de défense à un prix inférieur à celui que paie le gouvernement américain».
Retombées économiques
Dans le cas des retombées économiques régionales, Kevin Page n’est pas plus tendre. Le programme du F-35 n’est pas soumis aux règles habituelles, qui exigent qu’un manufacturier étranger réinvestisse au Canada le même montant que la valeur du contrat sur une période de 20 ans. Les entreprises canadiennes de l’aérospatiale se sont toutefois montrées en faveur du F-35 parce que le programme permet de participer directement à la chaîne de montage aux États-Unis (pour les fournisseurs retenus par Lockheed Martin).
«Industrie Canada estime que le montant des contrats ainsi obtenus pourrait atteindre 12 milliards de dollars. La politique d’Industrie Canada exige des retombées industrielles d’une valeur égale ou supérieure à celle du contrat. Les parlementaires pourraient vouloir demander les explications qui justifient l’écart entre ce coût et le coût estimé par le directeur parlementaire du budget de 29,3 milliards de dollars», peut-on lire.