Carrefour cible des Etats-Unis sur le marché brésilien?

Dans un précédent article, l’auteur de ces lignes a publié une enquête indiquant que le groupe Casino semble être, depuis 2015, la cible d’une opération de déstabilisation concertée et multiforme. Celle-ci implique des offensives spéculatives coordonnées regroupant 18 fonds activistes anglo-saxons, une campagne médiatique hostile, ainsi que plusieurs intrusions mystérieuses dans les boîtes mail des cadres dirigeants de cette société. Le caractère inhabituel, multiforme et coordonné de ces attaques nous rappelle les différentes manœuvres de déstabilisation contre l’entreprise Alstom, qui avaient abouti à la cession de la branche énergie de ce fleuron industriel français à la firme américaine General Electric en 2014.   

Selon des sources concordantes, qui souhaitent conserver l’anonymat, certains fonds activistes manifestement activés par des réseaux proches du milliardaire brésilien, Abilio Diniz, seraient à la manœuvre. Rappelons alors que Casino et Carrefour se sont massivement développés au Brésil, et que le géant américain Walmart a échoué face à ces deux groupes français de la grande distribution. Il en a résulté l’acquisition, par le fonds d’investissement américain Advent, de 80 % de la filiale brésilienne de Walmart en 2018. Comme l’ont rapporté Les Échos en août dernier, « Advent a déjà pris une décision lourde : abandonner la marque Walmart, qui n’a jamais connu un franc succès auprès des consommateurs brésiliens. Place au groupe Big, qui va tenter de redonner du poids à une opération problématique et déficitaire (avec une chute des ventes de 13 % l’an dernier), dans un marché dominé par les deux plus grandes enseignes françaises. » En d’autres termes, Advent part officiellement à la conquête du gigantesque marché brésilien, dans un contexte de détérioration préoccupante des relations entre la France et le Brésil.

En privé, certains actionnaires de Carrefour ne cachent pas leur inquiétude quant à l’avenir de cette entreprise sur le marché brésilien. Comme l’ont rapporté Les Échos en mai dernier, « le groupe de distribution Carrefour a annoncé (…) que sa filiale brésilienne Atacadão avait passé une provision liée à des contentieux fiscaux à la suite d’une décision défavorable rendue par la Cour suprême du Brésil le 9 mai dernier. Atacadão fait l’objet de 240 contentieux fiscaux dans plusieurs états brésiliens portant sur des crédits dits “ICMS” liés à des transferts entre États de “produits de base” pour un montant total de 815 millions reals brésiliens, intérêts compris, soit environ 183 millions d’euros, a rappelé le groupe de distribution. »

Devant les sollicitations de la Justice brésilienne, le Parquet National Financier (PNF) aurait décidé en avril dernier de ne pas répondre à sa demande de coopération sur ce dossier. Dans tous les cas, le groupe Carrefour a récemment admis être visé par une « enquête pour corruption concernant ses opérations au Brésil ». Hélas, cette entreprise française n’est pas la seule à être dans le collimateur des autorités judiciaires brésiliennes. Comme l’a relevé Le Point en mai dernier, « Lava Jato, ou “lavage express”, la tentaculaire opération anticorruption en cours au Brésil depuis 2014, va-t-elle prochainement s’enrichir d’un volet français ? Plusieurs affaires mises au jour par la justice brésilienne dans le cadre de cette opération “mains propres” intéressent également le Parquet National Financier (PNF), dont trois magistrats se sont rendus à Brasilia du 6 au 9 mai derniers. Au menu du déplacement mené par Éliane Houlette, la chef du PNF, plusieurs demandes d’entraide pénale » concernant la DCNS, Areva et les conditions d’attribution des Jeux Olympiques 2016 à la ville de Rio.

Si l’enquête pour corruption qui vise le groupe Carrefour n’est pas officiellement liée à l’investigation « Lava Jato », il est clair que le contexte local n’est pas favorable aux entreprises françaises. Plus essentiellement, Sergio Moro, l’ancien magistrat à l’origine de cette enquête, a été nommé ministre de la Justice par le Président Bolsonaro en octobre 2018. Il est donc en charge de piloter les différentes investigations qui concernent les multinationales, dont celles qui visent le groupe Carrefour au Brésil. Soulignons alors que le parcours de cet ancien magistrat indique une étroite proximité avec les États-Unis. En effet, il a d’abord suivi le « Programme d’Instruction des Avocats à la Harvard Law School en juillet 1998 », et il a ensuite participé au « Programme International de Visiteurs organisé par le Département d’État en 2007, qui prévoyait des visites auprès d’agences américaines et d’institutions chargées d’empêcher ou de combattre le blanchiment d’argent ». En mai 2018, c’est-à-dire six mois avant sa nomination comme ministre de la Justice du Brésil, il obtint le titre de « Docteur en Droit honora causis à l’Université de Notre Dame du Lac, (…) dans l’Indiana ». Bien entendu, ces éléments ne suffisent pas à prouver un éventuel lien de subordination de Sergio Moro vis-à-vis des États-Unis. Néanmoins, que dirait-on si cet homme avait suivi de tels programmes en Russie, au Venezuela ou en Bolivie ? Plus troublant encore, le 18 mars dernier, Joao Bolsonaro se rendit aux États-Unis pour sa première visite officielle, et il partit au siège de la CIA pour y rencontrer la directrice de cette agence, Gina Haspel. Il était alors accompagné de son ministre de la Justice Sergio Moro. Selon l’ancien ministre des Affaires étrangères brésilien Celso Amorim, « aucun Président brésilien ne s’était rendu à la CIA. Il s’agit d’une posture de soumission explicite. Il n’existe aucun précédent à cet acte. »

À défaut de prouver une potentielle allégeance de Joao Bolsonaro et de Sergio Moro aux États-Unis, ces éléments nous indiquent a minima une étroite proximité de ces deux hommes avec les services secrets américains. D’ailleurs, l’enquête « Lava Jato » lancée par Sergio Moro a été menée avec la collaboration du Département de la Justice et du FBI. Dans un tel environnement, la neutralité des institutions judiciaires brésiliennes est loin d’être garantie. À l’aune de leurs multiples enquêtes visant aujourd’hui des entreprises françaises au Brésil – dont celle qu’a reconnu le groupe Carrefour en mai dernier –, et sachant que le fonds d’investissement américain Advent a pour objectif la conquête du marché brésilien après l’échec de Walmart face à Casino et Carrefour, les intérêts des fleurons français de la grande distribution sont clairement menacés dans ce pays – où leurs bonnes performances récentes leur ont permis d’entrevoir des jours meilleurs. Dans un contexte où le groupe Casino est la cible d’une opération hostile impliquant 18 fonds spéculatifs anglo-saxons, dont certains seraient activés par les réseaux d’influence du milliardaire brésilien Abilio Diniz, assistons-nous également à une campagne de déstabilisation contre les intérêts de Carrefour au Brésil ? Selon des sources internes à cette entreprise, des rumeurs d’enquête du Département de la Justice et du FBI visant ses opérations au Brésil se font de plus en plus insistantes.

Maxime Chaix

 

Maxime Chaix est journaliste et auteur du livre « La guerre de l’ombre en Syrie« . 



Articles Par : Maxime Chaix

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